Jean-François Legrain - Libération
Réuni à Moscou le 19 mars, le Quartette pour le Moyen-Orient (Etats-Unis, Russie, Union européenne et Nations unies) vient d’apporter son soutien à des « pourparlers indirects » israélo-palestiniens, première « étape pour la reprise, sans pré-conditions, des négociations bilatérales directes [...] qui devraient déboucher sur un accord négocié entre les parties en vingt-quatre mois qui mettrait un terme à l’occupation commencée en 1967 et dont le résultat serait l’émergence d’un Etat palestinien indépendant, démocratique et viable vivant côte à côte, en paix et en sécurité avec Israël et ses voisins ».
Ce soutien affiché à la création d’un Etat palestinien à brève échéance n’est pas nouveau, même s’il est censé témoigner d’une montée de la pression sur le gouvernement israélien suite à son mépris des demandes de gel de la colonisation. Traduirait-il la tardive découverte que les progrès du dépeçage des territoires occupés en 1967 rendent chaque jour plus difficilement envisageable le partage de la Palestine en deux Etats ? Ou ne serait-il qu’une nouvelle version du refus de toute coercition à l’égard d’un Etat qui agit depuis des lustres en toute impunité au regard de ses violations du droit international ?
Depuis bien longtemps, en effet, dans la logique comparable de la négociation pour la négociation, la perspective de l’Etat a été réduite à n’être qu’un subterfuge pour retarder, sinon empêcher la fin de l’occupation et la souveraineté palestinienne. Dès la conférence de Madrid en 1991, la légalité internationale (évacuation des territoires occupés par la force y compris Jérusalem-Est, droit des réfugiés, etc.) de référence exécutoire est devenue l’objet même d’une négociation bilatérale menée à l’écart de tout mécanisme de contrainte entre parties dissymétriques.
L’Etat n’est plus un droit des peuples issu de celui à l’autodétermination garanti par la charte des Nations unies. Il est réduit à n’être que la récompense hypothétique pour l’accomplissement d’un processus exigé du peuple concerné.
La feuille de route du Quartette de 2003 avait été très claire : « Un règlement du conflit israélo-palestinien prévoyant deux Etats ne verra le jour que lorsque [...] le peuple palestinien aura des dirigeants qui agiront de façon décisive contre le terrorisme et auront la volonté et la capacité de construire une véritable démocratie fondée sur la tolérance et la liberté. »
Nous sommes là en présence d’une subreptice réinvention du système des mandats octroyé par la Société des Nations au début du XXe siècle « aux peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes ». Pour concrétiser le principe selon lequel « le bien-être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation », elle en avait confié la tutelle « aux nations développées ». Des pans entiers de l’Empire ottoman furent ainsi attribués à deux des puissances coloniales sorties victorieuses de la Grande Guerre, la France (Syrie, Liban) et le Royaume-Uni (Irak, Palestine).
La « bonne gouvernance, l’opportunité, la justice et la sécurité », qualités dont le Quartette félicite l’Autorité palestinienne (AP) de Ramallah, constitueraient ainsi les nouveaux critères d’évaluation du degré de développement d’un peuple. Aujourd’hui comme hier, le mandat est par sa nature même temporaire mais de durée indéterminée « jusqu’à la pleine acquisition de la capacité humaine et politique » (Cour internationale de justice, 1962) des peuples concernés. A entendre le Quartette, l’AP de Ramallah serait en voie de parvenir à témoigner d’une telle capacité. Campée en entreprise civilisatrice, l’autonomie à la mode d’Oslo approcherait ainsi du terme de sa mission.
Rien ne dit néanmoins que la puissance automandatée d’aujourd’hui (les Etats-Unis grâce à leur instrumentalisation des autres membres du Quartette dont l’ONU) ne se décide à octroyer l’Etat (qui existe déjà, reconnu par une centaine de pays dont 2 des 5 membres permanents du Conseil de sécurité) en l’absence de toute pression extérieure. La plupart des peuples ex-ottomans, en dépit de puissants mouvements nationaux, n’avaient eux-mêmes obtenu de véritable Etat qu’avec l’affaissement de leur mandataire au terme de la Seconde Guerre mondiale. Quel pourrait être aujourd’hui le levier dès lors que toute libération palestinienne armée semble vouée à l’échec et qu’Israël constitue pour une majorité des membres du Conseil de sécurité le garant d’une certaine stabilité au Moyen-Orient ?
Rien ne dit surtout que l’Etat éventuellement décrété sera accompagné de la souveraineté, seul marqueur véritable de la fin d’occupation. Il est déjà assuré, en revanche, que l’attributaire d’un tel Etat sera l’AP de Ramallah. Celle-ci n’est pourtant que le fruit d’un coup d’Etat à moitié réussi contre le vainqueur des élections démocratiques de janvier 2006. Légitimement élu, le Hamas s’était retrouvé contraint un an et demi plus tard d’anticiper le putsch mené à l’instigation des Etats-Unis par le Fatah et la présidence palestinienne en prenant lui-même le contrôle exclusif de la sécurité dans la bande de Gaza quand la présence israélienne l’empêchait de faire de même en Cisjordanie.
L’injonction de « démocratisation » du monde arabe s’est ainsi totalement déconsidérée en Palestine. Tout appel de la communauté internationale à tenir de nouvelles élections sera dorénavant suspect d’autant que la « démocratie » de Ramallah chantée par le Quartette est faite de centaines d’arrestations, du démantèlement d’ONG et de la prise de contrôle par le Fatah à travers des « élections » de la totalité des organisations étudiantes, syndicats et associations professionnelles.
Jean-François Legrain est chercheur au CNRS - Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo)
Jean-François Legrain est chercheur au CNRS - Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo)
8 avril 2010 - Libération