David Samel - Mondoweiss
C’est aujourd’hui le douzième anniversaire d’un de ces innombrables événements tragiques de l’histoire du conflit israélo-palestinien. Il est bon de le revisiter parce qu’il est caractéristique du racisme, de la cruauté, de l’injustice et même de l’insanité de l’occupation.
Ethique du journalisme et conflit du Proche-Orient
Cet article issu du blog de Philip Weiss donne un aperçu concret du traitement différentiel de l’information relative au conflit palestino-sioniste. Il révèle aussi de manière éclatante ce que signifie une approche journalistique "équilibrée" des événements en Palestine occupée : cet "équilibre" ne peut se trouver qu’au détriment de la vérité.
On notera l’ironie à peine voilée de l’auteur de l’article qui observe qu’un journaliste qui s’était livré à une telle approche "équilibrée" au prix d’un travestissement éhonté des faits, n’en a pas moins été récompensé par un poste d’enseignant dans une prestigieuse université aux Etats Unis.
Mounadil al Djazaïri
L’incident de ’Beita’ en 1988 met en lumière une occupation cruelle et le manque de détermination des journalistes
par David Samel
C’est aujourd’hui le douzième anniversaire d’un de ces innombrables événements tragiques de l’histoire du conflit israélo-palestinien. Il est bon de le revisiter parce qu’il est caractéristique du racisme, de la cruauté, de l’injustice et même de l’insanité de l’occupation. Une série d’articles du New York Times saisit la chronologie des événements et, tout aussi important, comment ces événements ont été révélés et discutés par les articles du journal.
L’incident s’était produit le 16 avril 1988 dans et autour du village cisjordanien de Beita. L’Intifada avait commencé quelques mois plus tôt, et le bilan des tués s’élevait à 122 Palestiniens tués par l’armée israélienne qui avait perdu un seul soldat. En plus des pertes palestiniennes, il y avait eu un nombre inconnu d’arrestations, de tortures routinières de prisonniers, et de membres brisés délibérément par les troupes israéliennes en vertu d’une politique délibérée du ministre de la Défense, le futur prix Nobel de la paix, Yitzhak Rabin.
Ce qui avait amené cet incident à faire la une du New York Times était le fait qu’Israël venait de perdre son premier civil, une adolescente nommée Tirza Porat. Dans un article intitulé Une jeune fille Israélienne tuée à coups de pierres en réunion, John Kifner rapportait que Tiza avait été "lapidée à mort par des villageois palestiniens" alors qu’elle randonnait avec des amis dans le cadre d’une "sortie de vacances". Le corps de l’article révélait que deux Palestiniens avaient aussi été tués, mais le titre de l’article ne laissait aucun doute quant à la vie qui avait la plus grande importance.
Les randonneurs israéliens avaient rapporté que leur groupe de 18 personnes, dont deux étaient des gardes armés, avait été confronté près de Beita à de jeunes Palestiniens qui lançaient des pierres et que le "pandemonium [apocalypse] avait éclaté... quand une femme s’était précipitée, lançant une grosse pierre à la tête d’un des gardes israéliens." Des responsables de l’armée avaient déclaré que le "crâne [de Tirza] avait été fracassé par des coups répétés, apparemment avec des pierres." Selon le général Amram Mitzna, commandant pour la Cisjordanie, "De nombreuses pierres avaient été lancées sur les enfants qui ont aussi été battus. Suite à quoi, la jeune fille a été tuée et deux ou trois des adolescents de la randonnée ont été grièvement blessés."
Israël qui a infligé tant de souffrances pour réprimer un soulèvement contre 21 ans d’occupation, se retrouvait alors "victime" d’une infime fraction de cette souffrance et la réaction fut immédiate et extrême. Le ministre des Affaires religieuses Zevulun Hammer, faisait écho avec le point de vue supposé religieux, appelant l’armée à "couper les bras de ces sauvages et à écraser la tête de cette vipère de la mort."
Le lendemain, les obsèques de Tirza se transformèrent en spectacle public. Les autres colons appelaient à la "vengeance" et à l’expulsion des Arabes. Le Premier ministre Yitzhak Shamir mit de l’huile sur le feu en disant aux participants aux funérailles, "Toute la nation est en colère" et "Dieu vengera son sang". Un rabbin ajouta que le village de Beita "devait être éliminé de la surface de la terre." Le ministre de la Justice Avraham Sharir recommandait ma démolition de maisons et l’expulsion de centaines de personnes sur simple suspicion d’avoir une responsabilité.
Israël commença immédiatement l’application de ce genre de justice. Un troisième jeune Palestinien fut tué, cette fois par l’armée [sioniste], qui expliquera que le garçon tentait de fuir, probablement devant les soldats armés qui le poursuivaient en lui tirant dessus. L’armée détruisit aussi plusieurs maisons dans le village.
Pourtant, le jour même des funérailles, le récit des randonneurs avait commencé à s’effondrer avec le retrait du corps de Tirza d’une balle tirée par un garde Israélien. D’autres informations avaient pu être obtenues des randonneurs israéliens qui affirmaient que les gardes israéliens avaient tiré plusieurs coups de feu hors du village et répétaient que les problèmes commencèrent quand une femme atteignit avec une pierre un garde israélien, un adepte de Meir Kahane nommé Roman Aldubi. Aldubi avait un tel passé de violence contre les Arabes, y compris par arme à feu, qu’il devint le premier citoyen juif à être soumis aux "pouvoirs d’état d’urgence utilisés habituellement pour contrôler les Arabes," selon le New York Times. Un des randonneurs israéliens avait confié à ABC News que la sortie avait un message politique pour la population indigène : "Nous devions leur montrer que le pays est à nous."
Le jour suivant, un article du New York Times confirmait que Tirza avait été en fait tuée par une balle perdue titée par Aldubi, le garde israélien. Il s’avérait aussi que la femme qui avait touché Aldubi avec une pierre était la soeur du jeune paysan dont le nom n’a pas été donné, qu’Aldubi venait d’assassiner. L’article révélait qu’Aldubi avait aussi blessé par balle dans le ventre un autre paysan. La réponse de l’armée à ces révélations fut de démolir huit maisons de plus dans le village, soit un total de 14 maisons détruites.
Selon le commandant de l’armée israélienne, Aldubi avait utilisé les jeunes randonneurs israéliens comme boucliers humains. Il avait dit aux enfants de "former un cordon, une barrière autour de lui de sorte que personne ne puisse l’atteindre" et il avait commencé à tirer, tuant un Palestinien et en blessant un autre. Dans la mêlée qui avait suivi, certains villageois palestiniens avaient protégé les jeunes israéliens de la foule en colère. Ils avaient désarmé les gardes israéliens, mais au lieu de servir de ces armes eux-mêmes, ils avaient tenté de les détruire.
Le 10 avril, quatre jours après l’incident, et alors que les faits les plus importants étaient déja connus, un éditorial du New York Times exprimait une incertitude sur la question de savoir si Tirza avait été "tuée par des pierres lancées par des Palestiniens ou par une balle provenant de l’arme d’un protecteur Israélien." Son propre journaliste avait déjà confirmé cette dernière version. L’éditorial savait à qui imputer la faute : "les deux côtés en étaient responsables," même si une attention bien plus considérable avait été consacrée à l’attaque arabe.
Le jour suivant, quand la responsabilité pour l’événement était devenue assez claire, le ministre du Commerce Ariel Sharon proposa l’évacuation de tout le village de Beita, "le dynamitage de toutes ses maisons et la construction de nouvelles colonies". Israël expulsa alors 12 Palestiniens, dont six de Beita, vers le Liban Sud, arracha des centaines d’amandiers et d’oliviers en guise de punition collective, enseignant aux villageois de Beita à ne pas se désigner comme des victimes de la violence des colons.
Une semaine environ après l’incident, le Premier ministre Shamir tint un discours dans lequel il refusait d’accepter la reconnaissance par ses propres militaires que Tirza avait été tuée par un projectile israélien et non par des jets de pierres palestiniens. "Aujourd’hui encore, alors que nous vivons dans notre propre pays, des gens au coeur malfaisant et insensible tirent des flèches empoisonnées sur nos jeunes pendant qu’ils se promènent à la campagne, la transformant en vallée de la mort."
Quand la pression est retombée, et que la fièvre du début est revenue à la normale, les autorités israéliennes ont puni la partie coupable. Non, pas Aldubi. On estima que cet assassin de trois personnes avait assez souffert et il ne fut pas poursuivi en justice. Mais une peine de prison fut infligée à la soeur, enceinte, du premier Palestinien tué par Aldubi, pour l’avoir frappé à la tête avec une pierre.
Résumons donc les faits. Un groupe de colons illégaux fait une randonnée délibérément provocatrice vers un village arabe pour montrer qui est le maître. Ils permettent à une tête brûlée avec une histoire de violence d’agir comme garde armé et, c’était prévisible, il assassine deux Palestiniens, tire sur deux autres, et tue accidentellement une jeune fille israélienne. Le New York Times impute la même part de responsabilité aux deux parties. L’armée israélienne tue un troisième jeune Palestinien parce qu’il "s’enfuit" et démolit 14 maisons, la plupart, voire toutes, après avoir appris qui était responsable de la mort de l’Israélienne. Celui qui a tué trois personnes est laissé en liberté tandis que la soeur, enceinte, d’une des victimes palestiniennes va en prison et que six hommes du village sont expulsés du pays.
Non moins significatif était le fait que cet article était un article de suivi sur les turbulents villageois de Deita, rédigé par par John Brinkley et publié par le New York Times quatre mois plus tard. Dans une étrange démarche pour se conformer à la politique "équilibrée" du New York Times, Brinkley avait réduit le nombre de tués Palestiniens à un au lieu de trois. Pour faire bonne mesure, Brinkley ajoutait qu’au moment il est devenu clair que Turza avait été tuée par un autre colon et non lapidée à mort, "Israël avait déjà exercé sa vengeance" en dynamitant 14 maisons et en expulsant six habitants au Liban.
Dès lors que les articles de son propre journal avaient rapporté de manière précise aussi bien le bilan des tués que le fait qu’Israël avait exigé vengeance même après avoir appris la vérité sur la mort de Tirza, il est diffcile de croire que les erreurs de Brinkley étaient fortuites. Il a simplement réécrit l’histoire pour la rendre plus acceptable pour sa propre sensibilité. C’est le genre de journalisme qui a amené Brinkley à exercer comme professeur à Stanford après 23 ans de carrière au New York Times.
Depuis plus de 20 ans avant cet incident, et 20 autres années depuis, c’est ce que l’occupation a signifié pour des millions de Palestiniens. Ils ont dû endurer l’obscénité d’une dictature militaire imposée par une puissance étrangère avec une idéologie raciste flagrante qui les perçoit comme des sous-hommes pour avoir osé être nés sur une terre convoitée par un autre peuple. Quand ils se rebellent, même alors qu’ils sont victimes de l’hostilité israélienne, ils sont jugés coupables d’insubordination et sujets à des punitions collectives très dures.
Qui plus est, les choses ont empiré ces 22 dernières années. Elles continueront à se dégrader tant qu’un "peuple" insistera sur son droit à la domination absolue sur l’autre.