Serge Dumont
Une pleine page caviardée du « Yediot Aharonot » traitant des « liquidations » de Palestiniens dont la dangerosité potentielle n’est pas établie. Une journaliste est en résidence surveillée depuis quatre mois pour avoir enquêté sur cette affaire
Le Yediot Aharonot – le quotidien israélien le plus lu – a publié mardi une pleine page caviardée sur ordre de la censure. Ce geste spectaculaire et inédit dans l’histoire de l’Etat hébreu avait pour ambition de dénoncer la chape de silence apposée sur une affaire judiciaire « sensible » impliquant plusieurs journalistes du quotidien Haaretz.
Résidence surveillée
En effet, sur ordre d’un tribunal, Anat Kam, une chroniqueuse de ce journal concurrent du Yediot Aharonot est placée en résidence surveillée depuis quatre mois. Agée de 23 ans, elle est accusée d’avoir subtilisé des documents militaires importants, alors qu’elle effectuait son service militaire en 2007-2008. Des papiers classés « confidentiels » démontrant que le général Yaïr Naveh, alors commandant militaire de la Cisjordanie occupée, contrevenait à un arrêt de la Cour suprême lui interdisant de procéder à des « liquidations » de Palestiniens lorsque leur dangerosité potentielle n’avait pas été établie.
Les ordres signés par Yaïr Naveh ont fait l’objet d’un article publié par le Haaretz en novembre 2007. A l’époque, la censure militaire n’avait d’ailleurs pas cru bon de réagir. Dans la foulée, le porte-parole de Tsahal (l’armée) s’était contenté de publier un vague démenti que personne n’a répercuté. Mais dans le même temps, le Shabak (la sûreté générale) a ouvert une enquête sur les fuites et celle-ci a débouché sur l’arrestation d’Anat Kam en décembre 2009. Publicité
Quant à l’auteur de l’article, Ouri Blau, il se trouvait à l’étranger lorsque sa collègue a été interpellée. Il n’est donc pas rentré en Israël et a immédiatement été muté à Londres, comme correspondant de son journal.
C’est cette affaire que le Shabak et l’establishment militaire, mais également l’entourage du ministre de la Défense, Ehoud Barak, veulent empêcher d’éclater alors que les journalistes de l’Etat hébreu cherchent à en révéler le contenu à tout prix. En accord avec Haaretz, la chaîne de télévision Canal 10 a d’ailleurs introduit un recours devant la Cour suprême afin d’obtenir le droit de révéler les détails du dossier. L’affaire sera plaidée le 12 avril.Médias frustrés
Depuis le début de la semaine, les médias israéliens cachent mal leur frustration de devoir cacher des informations à leurs lecteurs. Kol Israël (la radio publique) consacre ainsi une heure tous les matins au « dossier dont personne ne peut parler ». « Les censeurs ne comprennent pas que nous ne sommes plus en 1950 et qu’il suffit de se connecter à Internet pour trouver ce qu’ils cherchent à nous cacher », s’est par exemple exclamé le chroniqueur politique Yaron Dekel. Dans la foulée, le présentateur a appelé ses auditeurs à consulter le site de plusieurs organisations juives américaines ainsi que de journaux anglophones qui traitent régulièrement de cette affaire. A l’instar de l’ex-juge à la Cour suprême, Dalia Dorner, plusieurs magistrats ont également estimé que « la censure devrait évoluer voire disparaître, même si cela ne plaît pas à l’establishment militaire ».