Écrire et rapporter sur le Moyen-Orient n’est pas une tâche aisée, surtout ces années de troubles et de bouleversements.
- Des écolières palestiniennes traversent une zone totalement détruite du quartier Shujaiya dans la ville de Gaza, le 4 novembre 2014 - Photo : ActiveStills/Anne Paq
De mon humble expérience dans la région, je vous livre ces « ce qu’il faut faire » et « ce qu’il ne faut pas faire », dans la façon dont l’écriture et les reportages sur le Moyen-Orient devraient être abordés.
Une question de terminologie
Pour commencer, le terme « Moyen-Orient » est lui-même très discutable. Il est arbitraire et ne peut être compris que par sa proximité avec une autre entité, l’Europe, dont les expéditions coloniales ont imposé ce type de classifications au reste du monde. L’Europe colonialiste se voyait comme le centre du monde, et tout le reste était mesuré en distance physique et politique par rapport au continent dominant.
Les intérêts occidentaux dans la région n’ont jamais diminué. En réalité, après les guerres des États-Unis contre l’Irak (1990-1991) puis un blocus de dix ans suivi d’une guerre et s’une invasion massive (2003), le ainsi-nommé « Moyen-Orient » est de retour au centre d’initiatives néocoloniales, de colossaux intérêts économiques occidentaux, de manœuvres stratégiques et politiques.
Questionner le terme de « Moyen-Orient » permet de prendre conscience de l’histoire coloniale et de la concurrence économique et politique féroce qui n’a jamais cessé et qui se fait sentir dans tous les aspects de la vie dans la région.
Ensuite, apprenez à remettre en question de nombreux autres vocables : extrémiste, radical, modéré, terroriste, pro-occidental, libéral, socialiste, islamiste, islamique, anti-islamiste, laïque, et beaucoup d’autres... Ce sont pour l’essentiel des étiquettes trompeuses. Ces termes peuvent signifier quelque chose de radicalement différent de ce que vous pouvez penser. Leur utilisation est souvent politique, mais en même temps sans renvoyer à une position idéologique ou politique directe.
Apprenez la langue
Si votre travail de reportage est intrinsèquement lié au Moyen-Orient, il y a alors une langue que vous devrez apprendre. Si vous n’êtes pas un journaliste arabophone, vous devez investir le temps nécessaire pour apprendre l’arabe (ou le farsi, le turc, etc... en fonction de la région sur laquelle votre intérêt se porte). Apprendre quelques formules de politesse et comment héler un taxi est bien, mais cela ne vous permettra guère de surmonter les nombreux obstacles liés au manque d’un accès direct à l’ensemble d’un pays, à l’exception de quelques minorités instruites à l’école occidentale et qui parlent votre langue. Même un(e) ami(e) sur place ne vous aidera guère à combler le fossé de la langue, car elle/il est susceptible d’avoir ses propres préjugés et ses limites. En outre, une grande partie des échanges sont souvent omis et perdus dans la traduction.
Parler la langue du pays vous fera gagner plus qu’un simple accès, mais aussi la confiance, et vous aidera à ressentir une relation plus proche avec des gens plus dans le besoin d’être entendus.
Commencez par ceux qui sont au bas de l’échelle
Arundhati Roy est cité comme disant : « Les ’sans-voix’ n’existent pas vraiment. Il n’y a que les ’délibérément réduits au silence’, ou de préférence les ’non entendus’. »
Chaque pays du Moyen-Orient a ses élites instruites. Elles sont souvent approchées par les médias, par commodité. Un diplômé égyptien anglophone sorti de l’Université américaine du Caire, ou le responsable d’une ONG yéménite financée par l’UE, ou un analyste politique palestinien basé à Ramallah et plus ou moins affilié à l’Autorité palestinienne, sont tous d’évidents porte-parole pour les médias. Ils parlent une langue étrangère, ils ne nécessitent pas beaucoup de formation et ils sont toujours prêts pour une interview. Bien qu’ils puissent être l’invité idéal pour appuyer un point de vue, ils ne sont pas forcément les plus qualifiés pour commenter un évènement.
Votre meilleur pari en tant que journaliste est de commencer par le bas, les gens qui sont la plupart du temps affectés par les évènements dont vous parlez : les victimes, leurs familles, des témoins oculaires, et une communauté dans son ensemble. Bien que ces voix sont souvent négligées ou exploitées comme des fournisseurs de contenu, elles devraient se trouver au centre de tout reportage sérieux sur la région, en particulier dans les zones déchirées par la guerre et les conflits.
Soyez du côté de la victime, mais soyez prudents
Certes, il pourrait y avoir plus d’une approche de la même histoire, mais cela ne devrait pas être la force motrice de votre compte-rendu.
Commencez par être conscient de vos limites pour traiter un évènement si vous ne ressentez pas un minimum d’empathie pour les personnes qui font l’objet de votre article : une mère syrienne séparée de ses enfants, un père de Gaza qui a perdu sa femme et ses cinq enfants sous les bombes israéliennes, un militant égyptien en grève de la faim, et ainsi de suite.
Mais faites en sorte que la compréhension du coût des conflits soit votre guide dans l’analyse de questions de plus en plus multiformes, sans pour autant vous transformer en avocat d’une cause ou d’une autre. La défense des droits de l’homme, si cela est fait pour les bonnes raisons, est une mission noble et importante mais ce n’est pas en soi la fonction du journalisme.
Un des plus grands défauts dans la façon dont la guerre en Syrie est traitée, est la polarisation, son approche simpliste dans la terminologie. Cela dépend de la chaîne de télévision que vous regardez ou du journal que vous lisez, et seule une part des réfugiés importe. La plupart des médias pleurent sur le sort du peuple syrien, mais la victime et l’agresseur diffèrent selon qu’il s’agisse d’Al-Jazeera, de Al Mayadeen, de Press TV, de Russia Today, de Fox News ou de la BBC. Jouer sur qui peut être qualifié de victime est une question hautement politique, avec de graves conséquences.
Apprenez l’histoire
Considérons cet exemple. Une frange de la population du Yémen comme les Houthis sont devenus les faiseurs de roi d’un pays dont le gouvernement central n’en a plus que le nom, et dont l’armée est divisée entre les allégeances sectaires, régionales et tribales. Comment peut-on traiter ce phénomène relativement nouveau sans développer une solide compréhension de l’histoire du Yémen et de ses divisions historiques, et les politiques régionales et internationales qui ont grandement perturbé toute sentiment de normalité dans ce pays arabe depuis des décennies ? Des bribes d’informations tirés de Wikipedia sur la révolution au Yémen ou les « pense-bête » de quelques journaux ne suffiront pas, si l’on vise en effet à donner une image assez complète du conflit en cours au Yémen.
L’histoire est essentielle pour comprendre tout conflit dans la région, parce que chaque conflit a lui-même sa propre et longue histoire, essentielle pour sonder et comprendre la complexité du présent.
Soulevez des questions
N’ayez pas peur de poser des questions et de rappeler un contexte que vous considérez parfois comme déterminant.
Le ainsi-nommé État islamique (IS) est un des meilleurs exemples. Pratiquement inconnu il y a quelques années encore, l’IS est maintenant censé être le plus grand danger pour le Moyen-Orient, tandis que ses bataillons, hétérogènes mais bien armés, se déplacent dans de multiples directions, laissant dans leur sillage des histoires sanglantes de mort et de destruction. Mais comment peut-on aborder une question de cette ampleur ? Quel serait le bon contexte ? D’où viennent les armes et les flux constants d’argent ? La guerre de l’IS, ou la guerre contre l’IS peut-elle être l’objet d’articles sans contextualisation claire prenant en compte plusieurs facteurs, avec au cœur de cette question l’invasion américaine de l’Irak ? Cela parait difficile, mais beaucoup le font régulièrement, et ils semblent s’en sortir comme cela.
Rappelez-vous qu’aucun de ces grands bouleversements ne se produit dans le vide. Veuillez à vous interroger sur les motifs de l’approche sélective adoptée par d’autres.
Évitez les termes subjectifs
N’utilisez pas les vocables « terroriste » et « terrorisme », sauf dans un contexte approprié. Vous n’êtes pas juge de qui est et qui n’est pas un terroriste, un terme qui ne fait pas référence à un fait mais un point de vue politique. Une grande part de ces terminologies sont des pièges qui ne peuvent que compromettre la crédibilité de votre analyse.
Ne soyez pas un touriste
Rapporter depuis une zone de conflit est une énorme responsabilité. Parfois, des articles avec des données erronées peuvent coûter des vies. Évitez les articles à la va-vite, comme ce jeune Néo-Zélandais qui saute du Yémen au Bahreïn, puis en Égypte et en Tunisie en l’espace de deux semaines, produisant un grand nombre d’articles pour n’importe quel magazine prêt à les publier, mais d’une totale superficialité. Cinq jours à Sanaa et une semaine à Bahreïn ne font pas de vous un reporter international, ne donnent pas une grande valeur à votre point de vue, et franchement, rendent un mauvais service à la profession. Vous ne pouvez pas informer d’autres personnes sur des sujets que vous avez vous-même du mal à maîtriser.
Ne vous impliquez pas trop
Le contraire du journaliste qui saute d’un endroit à l’autre, ce sont les journalistes « experts », occidentaux ou pas, qui passent de nombreuses années à s’intéresser à un seul pays. Ils peuvent être extrêmement utiles pour transmettre une histoire authentique, cohérente dans le temps. Le piège, cependant, c’est que certains s’impliquent de trop, prenant ainsi parti et tombant dans le piège de la division politique des régions d’où ils rapportent. Le Liban est la victime de tels exemples. Comme l’est la région kurde du nord de l’Irak, car elle est accessible aux journalistes occidentaux depuis de nombreuses années. Par leur faute, une grande partie de l’histoire de l’Irak est biaisée et traitée de façon unilatérale.
Ne généralisez pas
Lorsque votre intérêt pour le Moyen-Orient est centré sur un seul sujet, par exemple, le dit printemps arabe, il est difficile de ne pas simplifier et généraliser. Vous êtes obligés de chercher des dominateurs communs entre « pays du printemps arabe », tout en rejetant volontairement tout ce qui s’y oppose. Le Yémen est un cas unique dans le temps et l’espace, et il ne peut être vraiment compris que dans un ensemble de paramètres qui reflètent cette unicité. Alors que la révolution tunisienne a peut-être inspiré les révolutionnaires et poussé les opportunistes à lui emboîter le pas ou à exploiter la période de transition, les résultats de ces révoltes ont été largement déterminés par des facteurs locaux et régionaux.
Éviter les généralisations a un inconvénient : il vous faudra procéder à plus de recherches, mais c’est ce qui distingue un journaliste sérieux des autres.
Et enfin, ne l’oubliez pas, l’écriture et la communication sont des choses qui s’apprennent, et nous avons toujours quelque chose à apprendre. Donc, restez humble, et soyez toujours ouvert à de nouvelles connaissances.
* Ramzy Baroud est doctorant à l’université d’Exeter, journaliste international directeur du sitePalestineChronicle.com et responsable du site d’informations Middle East Eye. Son dernier livre,Résistant en Palestine - Une histoire vraie de Gaza (version française), peut être commandé àDemi-Lune. Son livre, La deuxième Intifada (version française) est disponible sur Scribest.fr. Son site personnel : http://www.ramzybaroud.net