Fouad Laroui
Le réalisateur néerlandais George Sluizer affirme dans une interview avoir été témoin d’une scène saisissante, il y a vingt-huit ans, au Liban...
Chaque automne se déroule le Festival international du film documentaire (IDFA) d’Amsterdam, une des plus grandes manifestations mondiales du genre. L’IDFA a connu cette année son miniscandale. À l’occasion de la première du documentaire Homeland, de George Sluizer, ce dernier a donné une interview qui ne cesse de faire des vagues. Sluizer y raconte comment il aurait vu, de ses propres yeux, Ariel Sharon tuer deux enfants palestiniens en 1982, pendant le siège de Sabra et Chatila (deux camps de réfugiés palestiniens à Beyrouth-Ouest). « J’avais besoin d’un permis pour entrer en Israël. Des officiers refusèrent de me le donner, mais me conduisirent à Sharon, qui se trouvait à l’entrée d’un camp. Il n’y avait là personne, à part deux enfants palestiniens de 2 ou 3 ans qui jouaient au loin. Soudain, je le vis empoigner son arme et les abattre, comme s’il s’agissait de lapins. »
Beaucoup de journalistes et de commentateurs sont dubitatifs. Si ce qu’il raconte est vrai, pourquoi Sluizer s’est-il tu pendant vingt-huit ans ? Et pourquoi Sharon, qui était à l’époque ministre de la Défense, a-t-il laissé en vie le témoin d’un acte aussi grave ? L’aurait-il menacé ? Mais alors pourquoi Sluizer n’a-t-il rien dit, après être retourné aux Pays-Bas, en sécurité ? D’autre part, comment se fait-il qu’il ne donne aucune précision sur ces minutes si traumatisantes ? Comment Sharon l’a-t-il regardé, par exemple, après les meurtres ? Qu’a-t-il dit ?
« Bon voyage au zoo »
Autre élément du scandale : dans son film, Sluizer se tourne vers un Sharon imaginaire et lui assène : « Je crois que tout le monde, et en premier lieu les Palestiniens et moi-même, se serait bien mieux porté si vous étiez mort à Auschwitz, comme la majorité de ma famille. » Tout ce qu’Amsterdam compte d’activistes pro-israéliens est monté au créneau à cause de cette phrase.
Qui est l’homme par qui le scandale arrive ? George Sluizer est un réalisateur néerlandais né en 1932, connu surtout pour L’Homme qui voulait savoir, sorti en 1988, ainsi que pour son remake américain, La Disparue, sorti en 1993. Mais Sluizer est également un réalisateur de documentaires, avec une prédilection pour la question palestinienne, qui le touche de près : lui-même juif, il a perdu une partie de sa famille dans les camps nazis et a des parents en Israël. Selon ses propres termes, il a « commencé cette série de films sur les Palestiniens il y a presque quarante ans pour essayer de donner une forme de dignité à ces réfugiés, qui ont été chassés de leur pays ». Entre 1974 et 1983, il a réalisé trois documentaires qui suivent les tribulations de deux familles palestiniennes. Homeland renoue avec ces mêmes familles vingt-cinq ans plus tard.
Quand on lui demande d’où vient cette quasi-obsession pour la question palestinienne, il répond : « On te prend ta terre, la terre où tu as vécu, le seul endroit où tu te sens chez toi, et tu n’as pas le droit d’y retourner. On te vole ton identité. Et puis, on disperse ta famille… » Sluizer a aussi filmé avec révulsion un garde-frontière israélien affirmant : « Nous sommes des êtres humains. Eux [les Palestiniens, NDLR] sont des animaux, ils n’ont pas d’âme. » Et lorsqu’il franchit le barrage pour aller dans les territoires occupés, un autre garde-frontière lui dit ironiquement : « Bon voyage au zoo. » Autant de raisons, dit-il, pour continuer de faire ce qu’il fait depuis quarante ans : témoigner contre le racisme, la bêtise, la barbarie.