samedi 14 août 2010

Gaza : le siège interminable

vendredi 13 août 2010 - 06h:23
Haidar Eid
Al-Shabaka
Quelles leçons peut-on tirer du combat antiapartheid pour faire tomber le siège de Gaza ?
Vue d’ensemble
On a accordé beaucoup d’attention à « l’allègement » du siège de Gaza par Israël, début juillet 2010. Les Palestiniens dans la bande de Gaza ont maintenant accès à des produits précédemment interdits, comme les pâtes alimentaires et le chocolat. Cependant, il n’existe toujours aucune liberté de déplacements ni pour les personnes ni pour les marchandises. Autrement dit, Gaza reste assiégée comme elle l’est depuis 2006, presque complètement isolée du reste du monde.
Le conseiller politique d’Al-Shabaka, Haidar Eid, réfléchit sur l’ampleur de ce qui est analogue entre l’apartheid et la situation dans Gaza. Il en dégage des comparaisons révélatrices avec le combat contre l’apartheid en Afrique du Sud et soutient que le mouvement national palestinien en a ignoré les enseignements, à ses propres dépens.
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Afrique du Sud de l’apartheid : place sur le banc réservée aux Européens ;
Cisjordanie occupée : route coloniale réservée aux colons juifs.
Un apartheid israélien dans Gaza ?
Le mouvement national palestinien n’a pas pris en compte cette question : la bande de Gaza ressemble-t-elle aux bantoustans racistes de l’apartheid d’Afrique du Sud ? Durant cet apartheid, la population noire d’Afrique du Sud est restée isolée et privée de ses droits politiques et civiques. Est-la même chose à Gaza ? La réponse est oui, et non.
Qu’est-ce qu’un apartheid ? Tel que défini par la Convention des Nations-Unies de 1973, un apartheid est une politique de ségrégation raciale ou ethnique fondée sur un ensemble de pratiques discriminatoires qui favorisent un groupe spécifique afin d’assurer sa suprématie raciale sur un autre groupe (1). En Israël, la discrimination raciale institutionnalisée est sans équivoque fondée pour assurer la primauté d’un groupe de colons juifs sur les Arabes palestiniens. Quand on compare les applications de ces politiques d’apartheid, il est difficile de faire ressortir des différences entre la domination blanche en Afrique du Sud et la domination israélienne en Palestine, en termes de ségrégation et de désignation de certaines zones réservées aux juifs israéliens et d’autres aux Arabes, de contenu de certaines lois et certains privilèges pour les juifs et de l’ensemble des lois discriminatoires qui s’appliquent seulement pour les Palestiniens.
Actuellement, tant en Israël que dans les Territoires palestiniens occupés (TPO), il existe deux systèmes de routes, deux systèmes de logements, deux systèmes d’enseignement, et des systèmes judiciaires et administratifs différents selon que l’on est juif ou non juif. A chaque loi votée pendant l’apartheid d’Afrique du Sud correspond une loi en Israël. Notamment les lois sur les Zones réservées, sur l’Interdiction des mariages mixtes, sur les Déplacements et les Laissez-passer, sur la Sécurité publique, sur la Classification de la population, d’Immoralité, sur la Terre, et, bien sûr, la loi sur la Citoyenneté des Noirs des homelands. A ces lois, correspondent des lois israéliennes, la loi du Retour, les lois « temporaires » de 2003 sur l’Interdiction des mariages mixtes, les lois sur l’Enregistrement de la population, sur la Citoyenneté et l’Entrée en Israël, sur la Nationalité israélienne, et les lois sur la Terre et la Propriété.
Comme en Afrique du Sud. Le type d’apartheid d’Israël se mêle à un colonialisme de peuplement. Comme aux Etats-Unis et en Australie, ce colonialisme d’implantation en Israël et en Afrique du Sud implique un nettoyage ethnique ou un génocide de la population aborigène, influencé par un racisme et/ou une idéologie religieuse de suprématie.
Quand on l’évalue sous cet angle, le terme d’apartheid s’applique manifestement à la politique israélienne dans la bande de Gaza. Les Palestiniens de la bande de Gaza sont isolés du reste de la population de la Palestine historique et ne bénéficient d’aucun des droits politiques minimums ni des conditions de vie élémentaires à la disposition des résidents juifs, parce qu’ils sont nés de mères d’une religion « qui est dans l’erreur ». Dans ce contexte, il faut rappeler que 80% de la population de la bande de Gaza sont des victimes du nettoyage ethnique de 1948, et ont l’interdiction de revenir dans les villages et villes d’où ils furent chassés.
Les bantoustans relevaient de la formule raciste du régime d’apartheid pour séparer la population noire et préserver la « suprématie blanche ». Bien que les bantoustans aient été appelés des « homelands indépendants », leurs habitants ne disposaient ni de droits égaux ni même d’un pouvoir de décision politique indépendant - signes avant-coureurs de ce qui a été prévu pour le soi-disant Etat palestinien indépendant dans les frontières de juin 1967. En Afrique du Sud, le débat portait sur 11 Etats qui pouvaient vivre côte à côte dans la paix. En dépit des plus grands efforts de Pretoria, les bantoustans n’ont jamais acquis une reconnaissance internationale, un problème pour Israël.
Gaza échappe à cette formule raciste. Israël apparemment a tiré cette leçon de l’Afrique du Sud. Il n’a pas désigné de chefs locaux pour donner « une autonomie limitée » à la Cisjordanie et à la bande de Gaza. A la place, en coordination avec les Etats-Unis et protégé par la communauté internationale, Israël a permis la tenue d’élections « libres », de sorte que son processus de bantoustanisation puisse acquérir une « légitimité » et une approbation internationale, avec le consentement du peuple aborigène. Bien que saluées internationalement, les élections qui eurent lieu sous l’occupation furent une tragédie pour les Palestiniens. Israël a réussi à persuader le peuple aborigène de Palestine de promouvoir l’illusion d’une « indépendance » éventuelle sur des parties de territoires représentant 22% de la Palestine historique. Israël présentant au monde ces parcelles de terre sans souveraineté comme un Etat palestinien indépendant.
Gaza assiégée
En même temps, à la question de savoir si la notion d’« apartheid » s’applique aussi à Gaza, on peut également répondre non. La bande de Gaza est passée, au cours des années des accords d’Oslo (1993-2002), du stade de bantoustan à celui d’un vaste camp de concentration. Plusieurs militants antiapartheid sud-africains, notamment le Prix Nobel de la Paix, l’archevêque Desmond Tutu, ont déclaré lors de leur venue dans les TPO que ce qu’ils voyaient était pire que ce qu’ils avaient connu pendant l’apartheid d’Afrique du Sud. La différence entre les deux régimes apparentés - Israël et l’Afrique du Sud de l’apartheid - est la différence qui existe entre infériorité et déshumanisation. Comme Saree Makdisi l’a expliqué, c’est la différence entre exploitation et génocide (2).
Jamais, dans toute l’histoire de l’apartheid en Afrique du Sud, les forces racistes n’ont utilisé toute la force de l’armée contre la population civile des ghettos. Par contre, depuis le déclanchement de la Deuxième Intifada en septembre 2000, et surtout lors de l’invasion de l’hiver 2008-2009, Gaza a été agressée par des F16, des hélicoptères de combat Apache, des navires de guerre, des chars d’assaut Merkeva, et des bombes au phosphore, prohibées internationalement.
Le siège d’Israël contre Gaza a été imposé après que les Palestiniens eurent élu le Hamas dans des élections, autorisées et observées internationalement, en janvier 2006. Le siège a été renforcé après la victoire du Hamas sur les forces fidèles au Fatah du président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, en juin 2007. Depuis lors, ce furent plus de 200 produits qui devinrent interdits d’entrer dans Gaza, notamment le ciment, le papier, les médicaments contre les cancers, et même les pâtes alimentaires et le chocolat ! Selon l’organisation israélienne Gisha - centre juridique pour la liberté de mouvement -, Israël ne laissait entrer que 97 produits, à comparer avec les 4 000 d’avant le blocus. Environ 80% de la population de la bande de Gaza ne survivaient que grâce à l’humanitaire. Plus de 90% des entreprises de Gaza avaient fermé.
Alors que le siège durait depuis 18 mois et qu’il avait été incapable de briser la volonté des Palestiniens de Gaza, Israël lança son invasion assassine fin 2008. Selon des organisations des droits humains et le rapport Goldstone demandé par les Nations-Unies, plus de 1 400 Palestiniens, dont plus de 300 enfants, ont été tués, et des milliers d’autres blessés. Israël a détruit au moins 11 000 logements, 105 usines, 20 hôpitaux et centres médicaux, et encore 159 écoles, universités et instituts techniques. En outre, l’agression a poussé 51 800 Palestiniens à partir de chez eux, dont 20 000 sont toujours sans toit.
Commentant cette situation, Karen Abu Zayd, ancienne commissaire générale de l’UNRWA (Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens au Proche-Orient) déclara : « Gaza est sur le point de devenir le premier territoire à être intentionnellement réduit à un état de misère inimaginable, en toute connaissance et avec l’accord - et certains diraient avec l’encouragement - de la communauté internationale ».
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L’un des 630 barrages permanents en Cisjordanie sous occupation ;
les colons (illégaux) passent librement sur les routes qui leur sont réservées.
Tirer les leçons de l’Afrique du Sud
Il est un besoin urgent, à ce moment historique qui suit l’invasion israélienne de l’hiver 2008-2009 de Gaza, de reformer l’opinion publique internationale favorable à la cause palestinienne, en mettant l’accent sur les multiples similitudes existant entre le régime sioniste et le régime d’apartheid d’Afrique du Sud. On peut le faire en se focalisant sur la souffrance commune de la population noire aborigène et des Palestiniens aujourd’hui, non seulement en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, mais aussi dans la diaspora palestinienne et à l’intérieur d’Israël.
Il est regrettable que la direction palestinienne « officielle » n’ait pas étudié et tiré les leçons de l’expérience sud-africaine. Au contraire, elle a accepté, quasiment à l’unanimité, la création d’un système basé sur la bantoustanisation, système que le mouvement antiapartheid d’Afrique du Sud a rejeté. On s’interroge sur la véritable raison à ce manque d’intérêt délibéré pour cette expérience sud-africaine très riche. Découle-t-elle de la même notion erronée que celle de dirigeants de bantoustans qui revendiquaient un nationalisme racial africain ? Implique-t-elle un chauvinisme et un manque d’ouverture à l’égard de ce qu’ont pu vivre d’autres peuples ? Notre cause est-elle si vraiment exceptionnelle, d’un point de vue historique, que nous devions exceptionnellement accepter des solutions racistes, présentées comme solutions « autonomes » ?
Malheureusement, le combat pour la libération a été ramené à un combat pour des bantoustans. En d’autres termes, la conscience du combat palestinien a été déchirée par la fétichisation du concept d’Etat au détriment de la libération, invalidant le droit au retour sans le dire, et par la répétition fastidieuse du « projet national palestinien ». Cela entre en conflit avec les aspirations de l’immense majorité des Palestiniens qui sont des réfugiés et dont le droit au retour est garanti par le droit international.
L’option d’un Etat palestinien indépendant est devenue impossible pour plusieurs raisons, et notamment en raison des tentatives d’Israël visant à faire des colonies de véritables villes, à augmenter le nombre de colons jusqu’à plus d’un demi-million, à construire un mur d’apartheid en Cisjordanie occupée, à étendre le Grand Jérusalem et à le nettoyer de ses habitants palestiniens, et à faire de Gaza, méthodiquement, le plus grand centre de détention sur la face de la terre. Il est évident que le mouvement national palestinien, dans son ensemble, a été infecté par le virus d’Oslo. Le virus d’Oslo crée une fausse conscience qui transforme le combat pour la libération, pour le retour des réfugiés, les droits humains et une pleine égalité, en un combat pour une « indépendance » avec une souveraineté dérisoire : un drapeau, un hymne national, et un petit bout de territoire sur lequel exercer une souveraineté municipale et installer des ministères, le tout avec la permission de l’occupant. (3) Il n’est pas surprenant dès lors que l’ancien premier ministre Ariel Sharon et l’actuel, Benjamin Netanyahu, avec son ministre des Affaires étrangères Avigdor Lieberman, ne s’opposait pas et ne s’opposent plus à la création d’un Etat palestinien.
L’autre fraction de la direction palestinienne propose fréquemment une trêve de 10 et 20 ans, faisant valoir que la trêve est une « alternative » après la disparition de la solution à deux Etats. Bien qu’il n’y ait aucune différence significative, au niveau du principe de l’acceptation d’une pure solution nationaliste à la cause palestinienne, entre ces deux fractions de l’Autorité palestinienne, ce désaccord mineur a pris une plus grande importance et il a été utilisé pour servir la solution raciste. La soi-disant « alternative » d’une trêve de 20 ans fait le pari que la nature pragmatique de cette proposition va réussir à « convaincre » la communauté internationale. En réalité, elle manque d’une vision stratégique claire permettant de résoudre le conflit de manière à garantir le retour des réfugiés. Que veut dire une trêve de 20 ans ? N’est-ce pas un message vers les réfugiés leur disant qu’ils vont devoir le rester 20 ans de plus, jusqu’à un certain équilibre grâce à un changement dans les rapports de forces ? Et qu’advient-il en absence de changement ?
La solution à deux Etats est malheureusement devenue le discours politique dominant au cours de ces vingt dernières années. Certains intellectuels, traditionnellement de gauche, qui se sont transformés, socialement et politiquement, en une droite ou une gauche « néolibérales », défendent cette solution comme la seule disponible compte tenu de l’équilibre des forces qui prévaut. Ils la défendent aussi comme un projet transitoire - c’est-à-dire intermédiaire. Ils menacent de temps à autre d’épouser la solution à un seul Etat, s’en servant comme d’un épouvantail non seulement pour faire peur à Israël mais aussi contre nous, la population aborigène. Ces tentatives démontrent un déclin idéologique et un manque de foi dans la capacité du peuple palestinien et plus largement, dans celle des mouvements internationaux de solidarité, à construire des changements révolutionnaires tels que ceux qui se sont produits dans le régime d’apartheid.
Dans une histoire courte, La Musique du violon, de l’écrivain sud-africain Njabulo Ndebele, l’un des personnages commente ainsi les « concessions » faites par le régime d’apartheid au peuple aborigène : « Voilà comment c’est prévu. Il s’agit de nous donner un peut de tout, et le prix pour nous du peu que nous aurons est d’oublier la liberté. » Dans ce même récit, un intellectuel révolutionnaire noir dit que « (qu’il) préfère être un chien affamé divaguant librement dans les rues, qu’un chien gras, enchaîné, accablé par lui-même et le poids de sa chaîne. » (4) Ces deux exemples qui nous viennent d’Afrique du Sud résument les leçons que nous devons tirer de Gaza 2009. Il n’y avait aucune possibilité de coexistence avec l’apartheid en Afrique du Sud, et nous ne pouvons pas en accepter moins.
Notes :
2) - Saree Makdisi, Un racisme en dehors du langage : l’apartheid d’Israël , Pambazuka News, 11 mars 2010
3) - Voir la brève politique de Camille Mansour sur Al-Shabaka : Quel État souverain ? et celle de Mouin Rabani : Palestine 2010 : le moment pour le Plan B
4) - Ndebele Njabulo, Imbéciles et d’autres histoires, (1983)
A) - Photo : Afrique du sud : photo Ernest Cole, site blog.zphoto ; Cisjordanie : route vers la colonie Ariel, en Cisjordanie, près du village palestinien de Marda, photo Palestine Chronicle.

(JPG) Le Dr Haidar Eid est maître de conférence au département Littérature anglaise de l’université Al-Aqsa, Bande de Gaza, Palestine. Le Dr Eid est membre fondateur du Groupe pour un seul Etat démocratique (ODSG) et membre de la Campagne palestinienne pour le boycott universitaire et culturel d’Israël (PACBI).

Août 2010 - Al-Shabaka - traduction : JPP
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