Gadi Algazi
Un épisode de la guerre d’usure contre les Bédouins
Aujourd’hui, un village entier a été détruit en Israël ; un village bédouin non reconnu : al-Arakib au nord du Néguev, à quelques kilomètres au nord de Beersheba, près de la route 40.
Des centaines de policiers et de membres des unités de Patrouille Spéciale, des bulldozers et des personnels de sécurité ont participé à l’opération. Trente militants de gauche de différentes régions du pays ont parvenu au site au dernier moment, en signe de solidarité avec les habitants et pour protester contre la destruction. Mais contre des forces si supérieures et si dissuasives, il n’y avait guère de chances. La police a créé une zone tampon entre les Bédouins et leurs maisons ; elle formait un mur humain entre les militants et habitants et les maisons – tout en arrêtant plusieurs militants. Les femmes et les enfants ont été expulsés de leur maison. Et puis devant les yeux des gens d’al-Arakib, les bulldozers ont détruit leurs maisons et leurs champs.
Rien ne ressemble à la démolition d’une maison.
Nous savons : privations et discriminations, négligence et privatisations n’existent pas qu’en Israël. Même dans les pays auxquels les politiciens israéliens rêvent souvent d’appartenir, les ‘États blancs et bien ordonnés’ – il y a racisme, discriminations et privations. Mais tous les Etats ne mènent pas la guerre contre leurs propres citoyens jusqu’à démolir leurs maisons.
Quand les autorités mobilisent des centaines d’agents de sécurité, les unités des Patrouilles Spéciales et la police pour une opération devant débuter à l’aube, quand vous amenez des bulldozers pour détruire les maisons de civils ; quand vous déclarez qu’ils sont un ennemi potentiel et agissez préventivement pour empêcher un risque imaginaire par la destruction et la violence, c’est la guerre. Guerre moderne bien sûr : guerre dont l’arsenal n’inclut pas seulement des tanks, mais des bulldozers ; pas seulement des avions, mais des permis de construire et des décisions des comités d’aménagement du territoire. Et le gouvernement d’Israël, au nom de l’État, mène une guerre continue contre ses citoyens discriminés, contre les pauvres et les désavantagés. Ce gouvernement ne néglige pas seulement ces citoyens, il dépossède, menace et détruit.
Souvenons-nous : ce sont les gens d’al-Arakib qui dans le passé, ont vu leurs champs arrosés de pesticides par avion, leur santé affectée et leurs champs détruits. À la Knesset, ceux qui défendaient ses actions ont discuté de la dose exacte de pesticide à utiliser. Les gens souffraient-ils réellement de migraines et d’effets secondaires comme ils le prétendaient ? Était-il possible d’utiliser une dose plus raisonnable ? Il fallut plusieurs années avant que la Cour Suprême déclare finalement que l’épandage aérien de ces champs était un acte clairement illégal.
L’ennemi intérieur
Alors pourquoi apporter cette destruction sur les gens d’al-Arakib ? La veille même des démolitions, les récentes remarques du premier ministre Benjamin Netanyahou concernant le projet de Loi de Loyauté ont été publiées. Netanyahu a indiqué clairement sa position :
« Nous sommes un État-nation, ceci veut dire que la souveraineté absolue du pays est réservée au peuple juif […] Aujourd’hui, une campagne internationale est menée contre la définition d’Israël comme État juif. Je ne peux pas laisser les choses en l’état [sans un serment de loyauté révisé, GA], parce que nous sommes attaqués sur cette question. Le sens de ces attaques est que divers éléments sont susceptibles de demander leurs propres droits nationaux et les droits d’un État dans l’État d’Israël – au Néguev par exemple, s’il devient une région sans majorité juive. Ceci s’est produit dans les Balkans et constitue une réelle menace » (Souligné par moi ; la déclaration de Netanyahou était dans l’édition hébreu d’Haaretz (26/7/2010) mais pas dans celle en anglais).
Les mots sont clairs : l’État appartient aux Juifs, pas à tous ses citoyens. La pleine égalité civile de ses citoyens – individuelle et collective – constitue une menace. D’où l’effet miroir : une agression imaginaire (« attaqués », « réelle menace ») justifie une agression réelle. Les Bédouins du Néguev sont transformés en « réelle menace », parce que quelque chose pourrait s’y produire ; Netanyahou ne dit pas quoi mais il se réfère aux Balkans. Il y a eu plusieurs cas de nettoyage ethnique dans les Balkans. Les partisans du nettoyage ethnique expliquent souvent qu’ils ne font que se défendre d’un groupe minoritaire, dont la simple existence est une menace à leurs yeux.
De quoi sont accusés les Bédouins ? Comment leur simple existence est-elle devenue une « réelle menace » ? Le Néguev, dit Netanyahou, pourrait devenir une « région sans majorité juive ». Quelle bonne blague ! vous pouvez aller d’une région à l’autre dans le pays et découvrir que dans une zone particulière en Israël il n’y a pas de majorité juive, par exemple entre Kafr Qara’ et Umm al-Fahem, ou entre Sakhnin et ‘Arabe. Et alors, ne faut-il pas faire quelque chose contre cette menace ? Oui bien sûr, et on le fait ! Pensez au projet d’établir la ville d’Harish dans le Wadi ‘Ara, pas pour résoudre la crise du logement que subissent les habitants actuels de la zone, ni dans le cadre de plans de développement bénéficiant à tous les habitants de la région, mais plutôt comme une tentative d’utiliser la crise du logement des ultra-orthodoxes comme une arme contre les habitants Arabes [Palestiniens] de la région – tout en empêchant en même temps les citoyens Arabes de se développer et d’étendre leurs propres communautés. Juste comme les colonies établies dans le nord pour encercler et diviser, pour combattre la « menace » des communautés arabes en Galilée.
C’est une guerre permanente, une guerre d’usure contre une partie des citoyens du pays, une guerre dont l’arsenal inclut les interdictions de construction et des ordres de démolitions et dont les soldats sont les inspecteurs des bâtiments et la Patrouille Verte.
Et alors que tout cela a lieu, on demande aux citoyens arabes de faire leur service national et de prouver leur loyauté à un État qui n’est pas loyal envers eux. Il y a à peine quelques semaines, près du croisement Shoket dans le Néguev, dans un contexte de démolitions quotidiennes de maisons, un club de soldats Bédouins a été démoli. Alors, quel est le message ? Clairement : aucun service, militaire ou civil, ne garantira l’égalité des droits. Le Druze de Galilée [qui fait son service militaire] ne bénéficie pas vraiment de l’égalité, n’est-ce pas ?
Évacuer, déplacer, expulser, construire, évacuer.
Alors pourquoi faut-il évacuer les gens d’al-Arakib ? Pourquoi sont-ils chassés ? Les habitants d’al-Arakib ne sont pas des ‘envahisseurs’ sur les terres d’État. Leur village existe depuis avant la fondation de l’État. Comme des milliers d’autres Bédouins Arabes du Néguev, ils ont été expulsés, évacués, déplacés ‘temporairement’, avec ou sans promesse d’être autorisés à revenir, pour une semaine ou pour six mois, mais en fait pour de bon – et puis leurs terres ont été confisquées. Le Néguev est plein de communautés bédouines évacuées et transférées vers différents emplacements. C’est facile pour l’État de croire que les Bédouins sont sans terre, que ce sont des simples nomades sans droits. C’est une fiction commode que l’Etat peut réciter pour justifier leur transfert forcé de lieu en lieu. En vérité, c’est l’État qui a retransformé les Bédouins en ce que Hana Hamdan a appelé un ‘nomadisme forcé’.
On dit aux gens que l’État essaye de sédentariser les Bédouins, de les ‘moderniser’. En réalité, c’est l’État qui s’active à les nomadiser à nouveau, en sabotant leur emprise sur leurs terres. Dans les villes où l’État essaie de les clôturer, tout en ignorant leur mode de vie, leurs traditions, leur culture, leurs droits – là, les Bédouins ne seront plus liés à la terre. Ils deviendront une source de travail bon marché.
Les Bédouins peuvent être transférés de place en place pour des raisons de sécurité nationale, comme au début des années 1950, puis être à nouveau transférés et pour des raisons de paix, comme à la fin des années 1970, après le traité de paix d’Israël avec l’Égypte, pour que de nouvelles bases de l’armée soient construites dans le Néguev. Ils peuvent être évacués pour des raisons d’environnement, parce qu’ils se sont établis sur des « espaces ouverts » – et puis les mêmes milliers d’hectares peuvent être alloués à des ‘ranchers individuels’, des ranchers juifs bien sûr, qui ‘garderont les terres nationales’, en s’établissant sur ces mêmes ‘espaces ouverts’.
En réalité, sans même que le public l’ait remarqué, le 17 juillet, la Knesset a passé une des plus importantes pièces de la législation récente : une loi qui légalise rétroactivement des saisies massives de terres et de ressources, et des colonies non autorisées clairement illégales ; une loi qui alloue la terre à des intrus – mais des intrus positifs, les « aventuriers » Juifs qui ont établi des ranchs individuels pour eux-mêmes dans le Néguev.
Qui sont les intrus ?
Pour le bénéfice de qui faut- il évacuer les habitants d’al-Arakib ? Pour planter des forêts par le Fonds National Juif (KKL/FNJ, ndt). Rien de moins. Évacuer des gens pour des arbres – les arbres, comme le Fonds National Juif a dû l’admettre, sont plantés sans plan directeur et sans raison environnementale ou agricole. Ce ne sont pas des arbres bénéfiques, mais plutôt des arbres intrus. Des arbres conçus pour assurer le contrôle.
On peut voir ce genre d’arbre ailleurs. On voit de tels arbres près des colonies en Cisjordanie, des centaines et des centaines de pousses, parfois simplement plantés dans leur pot, pour assurer l’emprise sur des champs où les agriculteurs palestiniens sont interdits d’entrée. Si vous visitez ‘Ajami (à Jaffa) ou Kfar Shalem (à Tel-Aviv sud), vous verrez de tels bois décoratifs, des bois plantés pour assurer le contrôle, hectare après hectare, pour assurer les droits des requins de l’immobilier ou simplement limiter l’emploi de la terre par les habitants locaux. Et autour d’al-Arakib, vous pouvez vraiment voir des centaines et des centaines de tels arbres : des collines nues, sans herbe, sur lesquels se tiennent droits, comme des soldats en formation, des centaines d’arbres conçus pour empêcher les gens d’al-Arakib de travailler leurs terres. Ces arbres sont une barrière, une barrière vivante.
Al-Arakib n’est pas un cas unique : deux autres villages non reconnus du Néguev nord, Um-Hiran and ‘Atir, où les habitants vivent depuis plus de 50 ans (ils y ont été transférés depuis leur emplacement précédent par ordre des Autorités de la Loi Martiale), sont supposés disparaître pour que leur place soit prise par une forêt – la forêt Hiran. Aujourd’hui, il faut un regard perçant pour y voir une forêt, parce qu’il y a aucun arbre. La forêt est un projet, et les habitants actuels sur les lieux sont un simple obstacle à sa réalisation. Mais cachée derrière la forêt virtuelle il y a une communauté virtuelle, une nouvelle communauté, pour Juifs seulement – Hiran. C’est ainsi qu’on rend le Néguev juif.
Les nouveaux plans de développement du Néguev sont des plans de dépossession. Les Arabes Bédouins furent submergés par une l’immense vague de dépossession au début des années 50, ils ont à nouveau payé le prix du traité de paix avec l’Égypte, et ont été expulsé par force du peu qui leur restait, des lieux où dans certains cas ils avaient été transférés par les Autorités de la Loi Martiale, vers d’autres emplacements souvent non viables. Et maintenant nous sommes face à la prochaine grande vague. Il est important de noter que cette vague brutale, qui détruit toute possibilité de développement régional alternatif bénéficiant à tous les habitants du Néguev, dans l’intérêt de judaïser la région – vient d’une collaboration bien planifiée entre le capital privé et les entreprises avec l’État.
Les plans futurs pour le Néguev (Blueprint Negev) ont été préparés par une firme de consultants américaine, McKinsey & Company (la première firme de consultants privés dont les services aient été utilisés par l’armée israélienne) ; l’initiative a été menée par le Fonds National Juif des USA (JNF-USA). C’est un énorme partenariat entre l’État d’Israël et du capital privé étranger. Et pourtant, c’est eux qui osent exiger une loyauté, quand leur propre loyauté va pour des intérêts étrangers ! Est-il vraiment surprenant d’apprendre que Shimon Peres a mis en avant le plan avec tant d’enthousiasme ? On ne peut pas oublier l’autre partenaire : le projet est le ‘bébé’ du milliardaire de droite, président du FNJ-USA, Ron Lauder [fils d’Estée Lauder, et président du très sioniste Congrès Juif Mondial, ndt]. Et les nouveaux plans de colonisation sont développés par le FNJ en conjonction avec "Or – National Missions”, dans le but de judaïser le Néguev et la Galilée.
Forces de police spéciales à al-Arakib
Ceux qui ont assisté aujourd’hui à l’évacuation d’al Arakib peuvent facilement conclure par erreur et croire que les citoyens Bédouins d’Israël ne s’élèvent que contre les forces de sécurité. Ce n’est pas le cas. Ils s’élèvent pour leurs droits élémentaires. Mais ils font face à une coalition puissante qui travaille contre eux, composée à la fois des autorités de l’État et d’acteurs non étatiques – le FNJ et les forces de sécurité, les entreprises privées et les colons. Et nous devons nous tenir ensemble avec eux.
Derrière tout cela se cache une prémisse de base qui traverse tous les aspects de notre vie ici : on résout les problèmes par la dépossession et l’expulsion, en amenant des ‘populations fortes’ à la place de ‘populations faibles’, des Juifs à la place d’Arabes (mais seulement des Juifs loyaux bien sûr !). Évacuation et construction, plus d’évacuation et plus de construction, ainsi de suite, circulairement. Cette prémisse, non seulement dépossède les peuples de leurs biens et les offre à d’autres – les emplacements ‘justes’ - espaces ouverts, terre, paysages – vont aux personnes ‘correctes’ ; mais elle détruit aussi le tissu social de quartiers et de communautés, en déracinant, désintégrant et réinstallant. C’est ainsi qu’ils veulent aussi déposséder les gens de Dahmash, village non reconnu au centre du pays entre Lod (Lydda) et Ramla. C’est aussi ce qu’ils proposent aux habitants d’Ajami (à Jaffa) : être évacués au bénéfice de ‘populations fortes’. Les gouvernements israéliens croient dans le remplacement des gens. Nous devons remplacer ce système – pas des gens qui vivent ici.
Gadi Algazi est un Israélien connu pour ses actes pour la paix concernant le conflit israélo-palestinien.
Il est docteur de la faculté d’histoire de l’université de Göttingen (Allemagne).
Il a été emprisonné pendant dix mois pour avoir refusé de servir dans les territoires occupés en 1979. Il fut donc le premier de ceux qu’on appelle maintenant les refuzniks. Il fut libéré de prison grâce à une campagne citoyenne en sa faveur.
Il est aujourd’hui professeur d’histoire médiévale à l’Université de Tel-Aviv (Wikipedia). Site
.publié par Tarabut infos le 6/8/2010