Robert Fisk - The Independent
Ces gens s’expriment avec une grande colère aussi profonde que justifiée, écrit Robert Fisk.
Beaucoup de réfugiés irakiens arrivent en Syrie, ici à Damas, entassés dans des logements de fortune dont les prix ne cessent de grimper. Avec un statut d’invités, ils n’ont pas le droit de travailler. La plupart ont épuisé toutes leurs économies et sont sans ressources. Le couvent catholique du grand quartier chrétien de Damas leur vient en aide en distribuant chaque jour un repas à deux cents familles.
Dehors se déchaînait une tempête tropicale, les palmiers se tordaient et, avec les éclairs et le tonnerre, on se serait cru dans un bombardement.
On pourrait penser - assis là devant les croissants pas frais et le café insipide du bar "réservé aux décideurs" et les journaux locaux pleins d’alarme, que les Malaysiens se sont habitués aux milles nuances de vert des arbres couchés, aux petits temples chinois, aux vieilles mosquées et aux villas dégoulinantes d’eau où vivaient autrefois les planteurs de caoutchouc de Godalming et Guildford, des hommes qui croyaient que les Japonais ne réussiraient jamais à traverser la Malaisie pour atteindre Singapour à cause de la difficulté des conditions naturelles. Et donc ici à Kuala Lumpur, il y avait quelque chose de profondément contre nature dans ce rendez-vous avec les Palestiniens de Malaisie - des membres d’un peuple occupé et perdu du Moyen-Orient que la tempête a jeté à l’autre bout du monde. Les mêmes accents de désespoir, la même politesse, la même patience quand j’ai oublié de leur offrir du thé pendant presque une demi-heure.
A Hong Kong, j’ai rendu visite à des familles musulmanes et je suis remonté à leur origine Yéménite, et au Kentucky cette semaine - à Lexington pour être précis- j’ai rencontré une nouvelle fois Terry Anderson, l’Américain qui a été retenu sept ans en otage par ses ravisseurs musulmans Shites à Beyrouth et qui m’a reparlé de Ali "Fais-moi confiance", le kidnappeur qui entretenait l’espoir chez Terry sans jamais le concrétiser. A Ottawa, en plein gel je suis une fois monté dans un taxi conduit par un homme qui avait vécu à côté de mon salon de thé préféré au nord de la ville libanaise de Tripoli. Si vous vivez au Moyen-Orient il vous suit partout.
Quelquefois c’est une surprise - pour nous, occidentaux- de se rendre compte que ceux dont nous parlons n’ont pas une idée aussi romantique que nous du monde. Le vieux sentiment de trahison refait surface. Une remarque anodine vous met KO. " Je suis allé à l’Ambassade Palestinienne", me dit incidemment un des hommes assis autour de la table, dans cet hôtel de la ville brûlante et poisseuse de Kuala Lumpur, "J’avais besoin de renouveler mon passeport. Mais je viens de Gaza alors l’Ambassadeur a refusé. Il refuse de renouveler les passeports de tous ceux qui viennent de Gaza. C’est comme ça. Même ici je suis puni par mon propre gouvernement parce que le Hamas contrôle Gaza. Je séjourne illégalement en Malaisie. C’est mon destin. Que puis-je faire ?" Et il lève ses mains ouvertes dans ce geste à la fois familier, implorant et pathétique - au sens littéral du terme. Parlez avec des Palestiniens et ils vous donnent le monde.
Le monde de l’Iraq sous Saddam par exemple. Quel homme ! Il n’a pas cédé aux Israéliens ! Il a essayé d’aider la Palestine ! "Ca c’était un homme, un vrai !", me dit un des jeunes Palestiniens, "C’était un héros ! Il n’y a eu aucun autre président comme lui !" Ca a été le destin de milliers de Palestiniens d’échouer à Bagdad, d’être bien logés par le Grand Dictateur, de recevoir une éducation et un travail - jusqu’à ce que "nous" arrivions pour "libérer" l’Iraq. Alors les Irakiens se sont retournés contre leurs hôtes palestiniens oh combien gâtés par la vie, en ont tué quelques uns et ont envoyé les autres en exil une fois de plus. Même jusqu’à Kuala Lumpur.
Ghassan Younis Mahmoud. Né à Bagdad en 1982 (son grand-père avait fui de Palestine à Bagdad par la Jordanie en 1948), dans une maison mise à leur disposition par le gouvernement dans le quartier de Mahmoudiah dans la capitale de l’Irak. Son père travaillait dans une fabrique d’armes à Salman Pak - des fusils, des pistolets, aucune "armes de destruction massive"- mais a réussi à esquiver l’ordre de rejoindre l’armée irakienne pour combattre les Américains. Pour rien. "Notre quartier a été bombardé en 2003", m’a dit Mahmoud. "Mon frère a été tué pendant un échange de tirs - il n’y participait pas, il ne faisait que passer- et en 2007, les miliciens irakiens nous ont menacé ; c’était l’Armée de Mahdi. Ils ont pris notre maison trois ans après que nous l’ayons achetée."
Pour échapper aux miliciens chiites, Mahmoud s’est enfui en Syrie. Il a passé 11 mois à Aleppo et ensuite il s’est envolé vers le seul pays où il pouvait entrer en touriste, sans visa : la Malaisie. Son passeport irakien était un faux mais il a obtenu un vrai passeport palestinien grâce au mari d’une tante de Cisjordanie. C’est un homme intelligent - pas un partisan de Saddam, en fait- et dans une vie normale il aurait été professeur ou homme d’affaire en "Palestine". Mais il travaille sans enthousiasme dans un restaurant libanais de Kuala Lumpur. "Je veux aller en Europe, n’importe où en en Europe, j’ai des cousins à Stockholm". Un autre refuge.
D’autres hommes parmi mes invités ont des récits plus sombres encore. Ils se sont enfuis en Malaisie, puis en Thaïlande, ont été emprisonnés à Bangkok, puis déportés en Philippine et emprisonnés à nouveau. Le problème, comme l’ont découvert ces pays, est que les Palestiniens ne peuvent pas être renvoyés chez eux. Ils n’ont pas de chez eux. De plus, la Malaisie ne reconnaît pas Israël - les chrétiens malaysiens ont besoin de la permission du gouvernement pour aller en Israël- et par conséquent les autorités de Kuala Lumpur ne peuvent pas négocier avec ceux qui contrôlent la "Palestine".
Fawaz Ajjour a réussi à faire des études de commerce aux Philippines. IL a épousé une philippine - leur premier fils Ahmed y est né- et en utilisant un permis de voyage égyptien, il a emmené sa femme à Gaza où elle a donné naissance à un second enfant. Elle a quitté Gaza avant lui mais quand il a essayé de la rejoindre, il a été bloqué trois semaines à l’aéroport de Manila et a du repartir vivre avec son père au Caire. Quand son permis de séjour en Egypte a expiré, il est parti pour un autre pays qui n’exige pas de visa, l’Ukraine. Il y a passé dis ans, malade la plupart du temps et dans l’impossibilité de voir sa famille.
Toutes ces personnes s’expriment avec une grande colère aussi profonde que justifiée. Hussan Farhan me dessine la maison où ils vivaient à Bagdad. C’est toujours la même histoire. La famille est arrivée par Basra en 1948, a reçu une maison du gouvernement en 1979 dans la banlieue de Baladiah. "Après 2003, il y a eu des kidnappings, des meurtres, des enlèvements. Je suis allé en Syrie et y suis resté une semaine pour acheter un billet pour la Malaisie. Je suis arrivé ici comme touriste et je suis allé à l’ONU pour leur demander de l’aide". La famille Abbas, d’ailleurs, vient d’un petit village qui s’appelait Izzem, et qui était situé non loin de Haifa, dans ce qui est aujourd’hui Israël.
Et ça continue comme ça, des frères en Norvège, des amis en Europe, un peuple perdu qui parle de sa souffrance dans une sorte de transe - car les réfugiés se lassent de raconter leur propre histoire - pendant que la pluie chaude bat les fenêtres du bar et que le tonnerre gronde autour de l’hôtel. Rarement l’émotion perce, aussi vais-je conclure avec une remarque de Ajjour, qui nous parle de l’autre bout du monde : "Vous savez quoi ? Mahmoud Abbas, notre leader, ne fera rien pour nous. On aimerait encore mieux vivre sous la botte de l’occupant israélien que de vivre comme nous vivons ici".
17 avril 2010 - The Independent - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.independent.co.uk/opinio...
Traduction de l’anglais : DM
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Traduction de l’anglais : DM