samedi 27 mars 2010

« Obama a maintenant davantage de latitude pour mettre un peu de pression sur Israël »

publié le vendredi 26 mars 2010
entretien avec John Mearsheimer, professeur de sciences politiques à l’université de Chicago
 
Les États-Unis pourraient dire aux Israéliens - en théorie - que si leur attitude n’évolue pas, toutes les aides seront coupées et le soutien diplomatique arrêté. Mais ça n’est jamais arrivé par le passé, et les Américains n’ont même pas menacé de le faire. C’est plus imaginable aujourd’hui, mais c’est toujours hautement improbable
Dix jours lors de sa visite en Israël, le vice-président américain Joe Biden doit recevoir ce lundi soir à Washington le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou. Ce dernier rencontrera ensuite mardi Barack Obama. L’objectif : renouer le dialogue sur le dossier israélo-palestinien après un sévère coup de froid diplomatique.
Libération.fr a interrogé John Mearsheimer, professeur de sciences politiques à l’université de Chicago et co-auteur en 2007 d’un livre qui avait fait grand bruit (« Le Lobby pro-israélien et la Politique étrangère des Etats-Unis ») sur les relations qu’entretiennent les deux pays. Une position aussi développée sur le blog de la London Review, et qui s’ancre dans un débat récurrent.
Diriez-vous, comme l’a affirmé lundi dernier l’ambassadeur israélien aux États-Unis, que la situation diplomatique actuelle entre les États-Unis et Israël est la pire depuis 1975 ?
Il n’y a pas de doute, c’est bien le cas, et ce pour plusieurs raisons. Ça montre au grand jour et dans la sphère publique qu’Israël et les États-Unis ont des intérêts stratégiques fondamentalement différents. La crise a forcé le lobby israélien aux États-Unis à s’identifier formellement. Cela soulève la question de savoir si les principales institutions du lobby israélien sont plus loyales à Israël qu’aux États-Unis. Auparavant, les gens parlaient de ces questions en privé. Mais nous n’avions jamais vu une situation où elles étaient soulevées dans la sphère publique.
Le langage de la diplomatie américaine était sans précédent. C’est très clair que le vice-président Biden et que la secrétaire d’État Hillary Clinton étaient furieux du comportement d’Israël. Ils l’ont dit clairement, dans un langage remarquablement non diplomatique. Les Américains sont même allés au delà des mots. Clinton a téléphoné au Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et lui a demandé de revenir sur sa décision de construire ces logements controversés à Jérusalem-est. Elle a aussi demandé qu’il prenne un certain nombre d’autres mesures pour qu’Israël s’engage à négocier sérieusement avec les Palestiniens. Mais de là à ce que cela se produise effectivement, c’est un autre problème. Va-t-il y avoir un suivi de l’administration Obama ?
Qu’est-ce qui vous semble inédit dans ces récentes déclarations ?
Le ton est moins dans la confrontation désormais. Mais l’administration Obama continue de dire clairement aux Israéliens que le « business as usual » n’est plus acceptable. C’est essentiel pour la sécurité américaine qu’Israël s’engage sérieusement à créer un État palestinien. Ce qui est vraiment remarquable dans les événements récents, c’est que le vice-président Joe Biden et le général David Petraeus ont dit clairement que les actions israéliennes vis-à-vis des Palestiniens mettaient en danger les vies de soldats américains, en Irak et en Afghanistan, par exemple. C’est un argument qu’Israël et ses supporteurs aux États-Unis ne veulent pas entendre, car cela ferait s’évaporer très rapidement le soutien américain à Israël.
Au-delà des mots, de quels moyens disposent les États-Unis pour influencer la politique israélienne ?
Les USA ont un grand nombre de leviers potentiels. Mais ils ont été incapables de les utiliser par le passé, à cause du pouvoir du lobby israélien. Les États-Unis donnent par exemple 3 milliards de dollars par an à Israël en aides économiques et militaires. Les États-Unis offrent aussi une couverture diplomatique aux Nations unies. Ils mettent leur veto à toutes les résolutions du conseil de sécurité qui sont critiques envers Israël. Les États-Unis pourraient dire aux Israéliens - en théorie - que si leur attitude n’évolue pas, toutes les aides seront coupées et le soutien diplomatique arrêté. Mais ça n’est jamais arrivé par le passé, et les Américains n’ont même pas menacé de le faire. C’est plus imaginable aujourd’hui, mais c’est toujours hautement improbable.
Est-ce que les groupes de pression pro-israéliens plus progressistes, comme J-Street, ont vu leur influence renforcée par les récents événements ?
Il y a une sérieuse scission au sein de la communauté juive américaine sur Israël. Nombre de Juifs américains pensent qu’il serait bon pour Israël qu’Obama mette une pression significative sur le gouvernement Netanyahou, afin qu’il négocie sérieusement pour qu’un État palestinien viable voit le jour. D’un autre côté, il y a une partie substantielle de Juifs américains - et c’est clairement la majorité - qui trouvent inacceptable que les États-Unis mettent la pression sur Israël.
La « question à 64.000 dollars », comme on dit aux États-Unis, est de savoir à quoi va ressembler l’équilibre des pouvoirs entre ces deux forces au cours des prochaines années. Les tenants d’une ligne dure, au sein d’organisations comme Aipac et la Ligue anti-diffamation, sont plus puissants que les forces progressistes comme J-Street. Mais il est possible que cette crise modifie l’équilibre en faveur d’une ligne plus progressiste. Et dans ce cas, ça donnerait une assurance à Obama pour mettre la pression sur Israël afin de négocier une solution à deux États.
De quelle marge de manœuvre Obama dispose-t-il, à six mois des élections de mi-mandat ?
S’il n’y avait pas eu cette crise, Obama aurait eu une marge de manœuvre très réduite. Mais, étant donnée la sévérité de la crise, et le fait qu’elle soit publique, Obama a maintenant davantage de latitude pour mettre un peu de pression sur Israël. Mais il n’est pas sûr qu’il puisse forcer Israël à arrêter la colonisation à Jérusalem-est et en Cisjordanie. Il n’y a pas de doute qu’il ne mettra pas de pression significative s’il pense que cela amoindrit les chances des démocrates pour les élections.
A votre avis, est-on arrivé à une impasse au Proche-Orient ?
Mon point de vue, c’est que le gouvernement Netanyahou est opposé à une solution à deux États. Il veut créer un Grand Israël, contrôler tout le territoire entre le Jourdain et la mer Méditerranée, et coincer les Palestiniens dans une poignée de Bantoustans. Quiconque est déjà allé dans la bande de Gaza ou en Cisjordanie peut comprendre que les Israéliens sont en train de créer un État apartheid. Les dirigeants palestiniens, et en particulier Mahmoud Abbas, ont dit clairement qu’ils acceptaient l’existence d’Israël dans les frontières de 1967. Il y a un partenaire du côté palestinien, mais pas du côté israélien. Cela ne risque pas de changer de sitôt car le corps politique israélien bouge lentement mais sûrement de plus en plus à droite.
La question sur la table, c’est de savoir si les Israéliens sont prêts à une solution à deux États, avec un État palestinien viable. Si on regarde dans les détails, les points clés sont connus, et tout le monde sait quelles sont les solutions. D’abord, Jérusalem-est doit être la capitale de l’État palestinien ; ensuite il faut retourner aux frontières de 1967 avec quelques modifications mineures ; enfin il ne peut pas y avoir de droit au retour significatif. Ce dossier doit être peaufiné. Les Israéliens n’accepteront pas un retour de grande ampleur des réfugiés palestiniens. Ces questions sont claires depuis le 23 décembre 2000, ce sont les fameux paramètres Clinton.
Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a étudié aux États-Unis. Quel type d’interlocuteur est-il pour l’administration américaine ?
Sa grande force avec le public américain, c’est qu’il a grandi ici. Il a passé une partie de sa jeunesse aux Etats-Unis, il parle couramment anglais et il sait comment le système américain fonctionne. Il est remarquablement efficace quand il vient aux États-Unis et qu’il défend les positions israéliennes. Quand Ariel Sharon et Ehud Olmert étaient Premier ministre au début de la décennie, Israël s’est retrouvé pris dans plusieurs conflits. Ce n’est pas un hasard s’ils ont alors envoyé Netanyahu aux Etats-Unis pour tenter de régler la situation.
Quelle est l’influence de la crise iranienne dans ce qui se déroule au Proche-Orient ?
De manière intéressante, la crise iranienne a cessé de faire les gros titres. Il n’y a quasiment pas eu de discussion sur l’Iran depuis la visite de Biden, alors que les Israéliens voudraient qu’on se consacre beaucoup plus à cette question qu’à celle des Palestiniens. L’exact opposé est arrivé, et je pense que les Israéliens sont désespérés par toute cette controverse. Israël a deux grands objectifs : empêcher l’Iran ou tout autre pays d’acquérir l’arme nucléaire, et créer un plus grand État d’Israël. Leur plus grande inquiétude, c’est que les États-Unis n’empêchent pas l’Iran de développer l’arme nucléaire.
Quel est votre état d’esprit sur la situation dans la région ?
Je suis en fait très pessimiste, car je ne pense pas que les États-Unis seront capables de mettre assez de pression sur Israël pour créer un Etat palestinien viable. Je pense que les conséquences seront mauvaises, non seulement pour les Israéliens et les Américains, mais aussi spécialement pour les Palestiniens. Je ne vois pas beaucoup de raisons incitant à l’optimisme. Les événements récents fournissent un rayon de soleil, mais quand on regarde la situation dans son ensemble, et en particulier le mouvement vers la droite sur l’échiquier politique israélien, et le pouvoir des lobbies, c’est difficile de voir comment on pourrait obtenir une solution à deux états. D’un point de vue américain, si on ne résout pas ce problème, ça aura de très mauvaises conséquences. Les supporters d’Israël aiment dire qu’Israël est un atout stratégique. Mais en fait, c’est un handicap stratégique pour les États-Unis.
Recueilli par Sylvain Mouillard