Cédric Rutter - Investig’Action
Un photographe français a été blessé à la jambe par un tir
inconnu hier à Nabi Saleh près de Ramallah, alors qu’il couvrait des
affrontements dans ce village palestinien de Cisjordanie...
Selon l’AFP : Un photographe français a été blessé à
la jambe par un tir inconnu hier à Nabi Saleh près de Ramallah, alors
qu’il couvrait des affrontements dans ce village palestinien de
Cisjordanie, a indiqué aujourd’hui à Paris l’Agence Le Desk, pour qui il
travaille. Chris Huby « a été blessé à la jambe par un tir d’une arme d’un nouveau genre (Tear Gas Small Size), pendant des affrontements entre Palestiniens et l’armée israélienne, dans ce village proche d’une colonie »,
indique l’agence photo. Aucune précision n’a été donnée sur l’origine
du tir. Le village de Nabi Saleh fait partie des localités de
Cisjordanie qui sont régulièrement le théâtre - surtout les vendredis -
de manifestations contre l’occupation israélienne des territoires
palestiniens. Ce vendredi, dans les grandes villes de Cisjordanie, des
foules de Palestiniens ont par ailleurs célébré, dans une ambiance de
fête et sans violences, la demande d’adhésion historique d’un Etat de
Palestine présentée à l’ONU par le président Mahmoud Abbas.
Ce photographe dont la version des faits n’a pas été exposée par les médias AFPistes a répondu aux questions d’Investig’Action
Q : Vous venez d’être rapatrié en France. De quelle nature est votre blessure ?
J’ai été touché par ce que l’on appelle une SMALL TEAR
GAS, une arme israélienne qui fait des dégâts depuis quelques semaines
en Palestine. Pour moi, un mélange parfait entre la balle et le
lacrymogène. Quelque chose qui se tire donc au niveau du sol, et non en
l’air comme c’est l’habitude avec les "anciens" lacrymos déjà
dévastateurs au niveau respiratoire.
Mon mollet a été salement touché, mais heureusement ce
n’est que le muscle qui a pris. Un trou de la taille d’une noisette. Il
va falloir un bon mois pour que ça cicatrise ainsi qu’une greffe de
peau.
A Qalandia, le checkpoint symbolique entre les deux
territoires, un adolescent a pris la même dans le visage... lui aura eu
moins de chance.
Q : La dépêche indique que
l’origine du tir n’est pas précisée, mais qu’il s’agit d’une nouvelle
arme utilisée par l’armée israélienne. Que pensez-vous de la remarque de
l’AFP ?
L’AFP a été très prudente. Mon agence LE DESK avait
pourtant transmis notre information le lendemain matin. Celle-ci était
précise. Tout le monde en Israël, et surtout en Palestine, sait qu’il
s’agît d’un tir israélien. Les Palestiniens ne se défendent pas à coup
de "nouvelles armes". Les habitants du village de Nabi Salih collectent
les douilles depuis des années pour témoigner. En voilà une nouvelle qui
atterrit donc dans leur collection depuis la semaine du 23 septembre
2011.
Pour ma part, j’ai vu le soldat israélien se baisser et
tirer dans ma direction. Alors même que mes insignes "PRESS" étaient
très visibles et que je me trouvais alors à droite de la manifestation.
J’ai à peine eu le temps de me retourner.
Que l’AFP se montre prudent est compréhensible en cette
période de possible négociation entre les deux pays, il est évident
qu’il ne faut pas trop faire exploser ce genre d’information. Savoir que
TSAHAL utilise régulièrement de nouvelles armes en Palestine pourrait
poser un souci.
Un autre arme est utilisée depuis peu. Il s’agît du
SCREAM, une arme sonore qui est envoyée par des sirènes et qui est
censée remplacer les SOUND BOMBS. Ces dernières étaient employées contre
les enfants lanceurs de cailloux. Le SCREAM était aussi à Nabi Saleh et
à Qalandia la semaine du 23. Cela rend les gens zinzins et certains
s’évanouissent. Un hurlement strident vous rentre littéralement dans le
corps. Seule arme de défense : les boules Quies, assez efficace à
l’utilisation.
Q : Ensuite, il est rappelé que "des foules de Palestiniens" (combien selon vous à Nabi Saleh ?) célébraient la demande d’adhésion présentée à l’ONU "dans une ambiance de fête et sans violences".
Alors pourquoi avoir tiré sur les manifestants de N.S. ? Ont-ils eux
montré de la violence ? D’autres personnes ont-elles été blessées ?
Nabi Salih est un petit village de 520 personnes. Le jour des
manifestations, ils invitent les villages alentours à les rejoindre.
Mais comme tout le monde ne participe pas aux mouvements, par peur, 100 à
150 Palestiniens se retrouvent. Quelques sympathisants israéliens se
joignent à eux aussi, après avoir découvert la situation sur le tard.
Voilà pour la foule. En face, l’armée déploie une bonne cinquantaine de
soldats surarmés et protégés, des blindés, des jeeps et même parfois des
bulldozers !
Comme chaque vendredi, le 23 septembre 2011 a été jour
de manifestation. Le fait que ça soit le même jour que la demande à
l’ONU de la reconnaissance de l’Etat palestinien n’a guère changé la
nature des mouvements à Nabi Saleh. En général, la colonne se déplace
avec drapeaux et slogans politiques, mais je ne les ai jamais vu être
violents. Ce jour là, on a vu en plus un siège grimé en "194" pour le
symbole de la place demandé à l’ONU et des portraits d’Obama brûlés, le
président américain ayant déjà annoncé son VETO automatique futur. Mais
côté ambiance, les gens sont rieurs, vont parler aux soldats israéliens,
tentent de discuter avec eux sur l’illogisme de la situation, etc... De
toute façon, ce serait tendre le bâton que de rentrer dans une logique
de vengeance.
Ce village regroupe un nombre important de la famille
Tamimi qui enseigne à ses enfants la non violence, le respect des
autres, ainsi que la compréhension des soldats israéliens qui "ont seulement des ordres"...
Les Palestiniens de ce village savent très bien faire la différence
entre les individus aux ordres, programmés, qui ont à peine 20 ans, et
le programme colonialiste du voisin. Un modèle de tolérance. D’autant
plus que chaque vendredi, les blessés sont comptés du côté palestinien.
Le 23 septembre, 28 personnes ont été touché à Nabi Saleh. Il en de même
chaque vendredi. Et pourtant, les manifestations continuent de se
dérouler pacifiquement.
Ce que veulent les habitants du village, c’est
simplement récupérer la source d’eau que la colonie israélienne
d’Halamish a investi voilà plus de deux ans. Cela appauvri toute une
région déjà bien isolée. La manifestation démarre donc vers 13 h, après
la prière, depuis le centre du village. Juché sur une colline, le
village descend depuis la place centrale pendant 500 mètres jusqu’à une
deuxième tête d’épingle. La source d’eau se situe bien après celle-ci.
Tsahal a installé son checkpoint dans le virage il y a des mois. L’armée
laisse s’approcher les manifestants à une cinquantaine de mètres avant
de tirer des lacrymos, balles en caoutchouc (réelles parfois) et autres
"joyeusetés".
Q : Certains commentateurs estiment
que vous ne faisiez pas votre travail de journaliste, mais que vous
étiez vous-même dans la manifestation. Qu’en pensez-vous ?
Principalement les commentateurs du forum du Figaro et de Juif.org, oui. Pour ces derniers je suis même "une récompense" !
Cela m’a fait presque rire en lisant ça, tant le décalage est immense.
Que voulez-vous qu’on leur réponde ? Pour photographier une
manifestation, vaudrait-il mieux une photo satellite ou un zoom de 500
mm ?
Quand on fait de la photo, ce qui est important c’est
d’être avec l’événement et les faits. A Nabi Saleh, l’armée israélienne
réplique brutalement sur des manifestants pacifiques depuis deux ans.
C’est un fait. Pas un jeu politique, ce n’est pas mon genre de faire ça
ou d’inventer une situation.
Pour leur information, à tous ces détracteurs, ils
pourront aussi aller voir les photos faites des soldats israéliens. Ils
verront que je photographie aussi l’autre côté, malgré les difficultés
que ça représente. Les soldats ont la gâchette facile, comme j’ai pu le
constater à mes frais.
Le souci principal des réactions étant la désinformation
continue - un photographe qui prend des manifestations en photo aurait
un parti pris, c’est d’une stupidité accrue. Ces détracteurs de génie
bloqués derrière le mur de leur ordinateur feraient mieux d’aller sur le
terrain plutôt que de gober les informations toutes cuites qu’on leur
balance, ça serait une excellente école. La plupart des interventions
ont des sources paranoïaques que l’on retrouve sur tous les forums. Si
en plus, on y mêle le souci israélo-palestinien, on n’a pas fini de lire
des bêtises.
Bon à savoir aussi, d’après nombres d’études faites en
Israël, que ce soit par Tsahal, par les ONG en Palestine et les
Ambassades, les colons français seraient parmi les plus violents et les
plus racistes. De là à y voir un lien avec les gens qui réagissent sur
les forums français... Même Tsahal semble embarrassé et débordé par ces
derniers.
Q : D’une manière plus générale,
depuis quand travaillez-vous en Palestine ? Les représailles ou attaques
sur les manifestants sont-elles monnaie courante ? Avez-vous déjà été
témoins d’injustices et de violences ?
Je viens de passer un mois en Palestine et Israël. Je ne
connais pas Gaza, j’ai navigué seulement en Cisjordanie. Les
représailles et attaques ne sont pas seulement monnaie courante, elles
sont quasi quotidiennes. Comme le dit le vice-consul de France : "Ici on ne s’ennuie jamais".
Les injustices viennent essentiellement du déséquilibre
imposé par la colonisation, ce que l’on appelle en politique
internationale "l’occupation des territoires" - dans les faits, de
nombreux villages sont attaqués par les colons partout en Palestine et
les manifestations sont réprimées par Tsahal. Quand vous regardez la
carte des colonies, celles-ci tentent d’imposer une division en trois
parties de la Cisjordanie. Et à force de grignoter, les colons vont
arriver à s’imposer en divisant les NORD-CENTRE-SUD du West Bank. Il
suffit de regarder l’évolution de la carte des colonies depuis des
années, ce n’est pas compliqué. Il suffira ensuite de faire monter les
fondamentalistes religieux musulmans du nord pour les séparer
politiquement des autres - comme ils l’ont fait pour Gaza, la méthode
est connue.
J’ai bossé avec Médecins Sans Frontière
aux alentours de Naplouse via leur formidable équipe psychologique qui
recueille les témoignages, comme par exemple à Iraq Burin pour ne citer
que celui-là. Les familles sont terrorisées, traumatisées, il y a des
morts, des martyrs, des tabassages, des injustices tout le temps. Pour
moi, ça ressemble à une entreprise de terreur. J’ai des dizaines de
témoignages en images.
La situation est on ne peut plus simple : les colons
débarquent dans les villages y faire des "descentes". Parfois pour de
mauvais motifs inventés, on le sait. Les vieux sont tabassés en pleine
nuit, les enfants sont balancés dans la pièce, les lits cassés, les
objets symboliques dévastés, etc... J’ai photographié des murs entiers
de cuisines, de salons, de chambres d’enfants, où l’on voit les impacts
de balles... sur les portes palestiniennes, on aperçoit de temps en
temps un "e" israélien, signe de passage des colons dans les baraques.
Ca veut dire "ici c’est fait !". C’est parfois des rues entières qui
sont tapissées de ce "e".
Et de temps en temps, un homme, un gamin est ramassé par
les colons et l’armée pour être collé en prison, parfois pour 130 ans
( !) comme on l’a vu récemment aux alentours de Naplouse. Les recours
sont alors impossibles. Quant aux morts, ils interviennent souvent lors
des jours de manifestation, la tension étant au maximum, ou dans des
moments plus stratégiques pour semer la peur totale.
Q : Vous avez pris de gros risques. Pensez-vous retourner en Palestine ?
Bien sûr. Et si les images, que je continuerai à faire, pouvaient parler aux deux côtés, ce serait l’idéal.
6 octobre 2011 - Investig’Action-Michel Collon