Laurent Zecchini - Le Monde
C’est
une révolution culturelle, une mutation insidieuse que rien ne semble
pouvoir arrêter. L’armée israélienne, matrice de la création de l’Etat
juif, melting-pot, disait-on, de toutes les diasporas du monde, est-elle
encore l’"armée du peuple" ou celle des religieux ?
La question est stratégique :
si une forte proportion des commandants d’unités et des soldats de
Tsahal portent kippa, ils ne manifesteront pas beaucoup d’empressement
le jour où il faudra évacuer les colons religieux établis sur le
territoire du futur Etat palestinien. Parce que leur loyauté sera
écartelée entre deux devoirs : la discipline militaire et les interdits
du rabbinat militaire.
Pure hypothèse sans doute, puisque le gouvernement
israélien n’a aucune intention de réitérer, en Cisjordanie, les
opérations d’évacuation (août 2005) des quelque 8 000 colons juifs de la
bande de Gaza. Il n’empêche : la question de la colonisation est au
coeur des velléités de la communauté internationale pour résoudre le
conflit israélo-palestinien.
Le phénomène est avéré : 35 à 40 % des conscrits et
officiers d’infanterie sont religieux, de même que 30 % des effectifs
des unités de combat. Tels sont les chiffres du professeur Yagil Levy,
spécialiste réputé de l’interaction entre l’armée et la société
israélienne, qui enseigne à l’Université ouverte d’Israël. "C’est une
évolution qui ne cesse de se renforcer, nous explique-t-il. La plupart
des commandants de la brigade Golani (prestigieuse brigade d’infanterie)
sont des religieux. Quant à revenir en arrière, il est trop tard."
Le professeur Levy n’a rien d’une Cassandre, mais il
estime sage de tirer la sonnette d’alarme. Il n’est pas le seul : en
juin, le général Avi Zamir, directeur du personnel de l’armée, a quitté
ses fonctions en envoyant un brûlot au chef d’état-major, le général
Benny Gantz. Sous forme d’un appel à enrayer la radicalisation
religieuse galopante au sein des forces armées, qui menace, écrivait-il,
de détruire le modèle de l’"armée du peuple".
Son rapport avait été précédé d’une étude du Dr Neri
Horowitz. A force d’appliquer strictement le concept d’"intégration
appropriée" (un code de conduite pour éviter la promiscuité entre
religieux et femmes-soldats), ces dernières sont reléguées dans des
postes subalternes, soulignait ce sociologue, qui évoquait une "extrême
coercition religieuse".
En apparence, l’institution militaire est une machine
bien huilée. Sauf quand des prurits médiatisés révèlent qu’elle est
traversée de forces antagonistes. Début septembre, quatre
élèves-officiers ont été renvoyés de leur école pour avoir refusé
d’écouter une chorale partiellement féminine. Tous étaient des
"nationaux-religieux", comme 41 % de leurs condisciples.
Une âpre bataille entre laïques et religieux s’est
déroulée en juin à propos de la prière prononcée lors des cérémonies
funèbres. Des rabbins militaires avaient peu à peu remplacé la phrase
"Puisse le peuple d’Israël se souvenir...", par "Puisse Dieu se
souvenir...". Il a fallu l’autorité du chef d’état-major pour rendre au
"peuple d’Israël", au moins provisoirement, sa prééminence.
Tsahal n’est pas au bord de la révolte, mais les images
des rebelles du bataillon Shimshon, qui, en 2009, avaient manifesté
devant le mur des Lamentations pour indiquer leur refus d’évacuer une
colonie illégale, sont restées dans les mémoires. Comment en est-on
arrivé là ? Le professeur Levy explique qu’à la suite de différents
conflits, l’armée a subi le contrecoup d’une perte de motivation au sein
de la société : les jeunes étaient de plus en plus réticents à la
perspective d’aller passer trois ans (deux ans pour les filles) sous les
drapeaux.
La conscription reste de règle en Israël, mais elle
s’accompagne d’une multitude de moyens pour y échapper, en particulier
pour les religieux. Aujourd’hui, 25 % des jeunes (juifs) en âge de
service militaire se débrouillent pour s’y soustraire, cette proportion
atteignant 50 % pour les filles. Une sorte de compromis historique a été
conclu entre l’armée et les nationaux-religieux. La première avait
besoin d’un nouveau "réservoir" de soldats, les seconds ont compris que
leur méfiance vis-à-vis de l’institution militaire n’était plus de mise,
sous peine d’être davantage marginalisés, et qu’ils pouvaient gagner
des positions de pouvoir au sein de l’armée. Ils ont recouru à la
vieille stratégie de l’entrisme, les rabbins augmentant leur influence
en essaimant dans les unités, jusqu’à former, sur bien des sujets, une
hiérarchie parallèle.
Tsahal est aujourd’hui un bouillon de cultures.
Nationaux-religieux opposés aux ultraorthodoxes, laïques confrontés à
l’irrésistible progression des religieux, femmes soumises à la volonté
de ségrégation des rabbins, lesquels imposent un code de "modestie"
contraignant.
A bien des égards, le glissement religieux de l’armée
rejoint celui de la société israélienne dans son ensemble, de plus en
plus dominée par la droite religieuse. Certains se rassurent en
rappelant qu’il n’y a rien de commun entre Tel-Aviv l’hédoniste et la
religiosité militante de Jérusalem.
Sauf que les politiques n’hésitent pas à jouer avec le
feu : "Benyamin Nétanyahou, souligne Mikhaïl Manekin, de l’ONG Breaking
the Silence (Briser le silence), est passé maître dans l’art de dire à
la communauté internationale : "Vous pouvez comprendre que, vu les
partis qui me soutiennent et l’évolution de l’armée israélienne, je ne
peux mettre un terme à la colonisation, ni évacuer les colons !"