Pascal Boniface
A priori, on pourrait se dire que l’attaque de la flottille humanitaire au large de Gaza ne change rien...Néanmoins, cette fois, quelque chose a changé.
« Apriori, on pourrait se dire que l’attaque de la flottille humanitaire au large de Gaza ne change rien. Quatre ans après la guerre au Liban, moins de deux ans après l’offensive sur Gaza, Israël s’est permis une nouvelle action tout à fait inadmissible, contraire au droit international, face à laquelle tempêtent toutes les opinions publiques, aussi bien en Europe que dans le monde arabe. Comme lors des précédents épisodes, les gouvernements occidentaux condamnent, mais leur condamnation n’est jamais suivie d’effet. On a l’impression que l’histoire est un éternel recommencement. Et, de fait, ce qui s’est passé au large de Gaza est un peu la conséquence du sentiment d’impunité qu’éprouve l’État hébreu. Israël est habitué aux condamnations sans effet.
Néanmoins, cette fois, quelque chose a changé. On a bien vu que les défenseurs inconditionnels de la politique israélienne étaient gênés dans leur argumentation. Bernard Henri-Lévy a écrit une tribune sur ce qu’il appelle “la désinformation” (Libération du 7 juin). En substance, il explique que les membres de l’équipage arraisonné étaient liés à al-Qaida, qu’il s’agissait d’une flottille pseudo-humanitaire obéissant à un agenda politique. Mais l’humanitaire a toujours été politique ! Comment Bernard-Henri Lévy, lui-même partisan de l’ingérence humanitaire, peut-il brusquement dénigrer une action de citoyens en faveur de la population de Gaza, au prétexte que cette aide a, également, une signification politique ? C’est toujours le même “deux poids deux mesures” qui revient dans la bouche des défenseurs de la politique israélienne.
Mais, cette fois, avec plus de difficulté qu’à l’accoutumée. L’assimilation des Palestiniens à des “activistes” liés peu ou prou au Hamas bute sur le fait qu’en l’occurrence, les victimes sont des militants d’ONG. Les ONG inspirent d’emblée la sympathie des opinions publiques. Or, Israël – et c’est la première fois – s’est attaqué non plus à l’un de ses adversaires directs, libanais ou palestiniens, mais à des citoyens mobilisés autour d’une cause humanitaire. C’est un vrai tournant : Israël a perdu la bataille de l’opinion. Aujourd’hui, cet État ne peut espérer redorer son image sans un changement radical d’attitude passant, sans doute, par un changement de gouvernement.
L’autre aspect important, qui n’est pas nouveau mais qui devient plus visible, c’est la multipolarisation du monde. Ce phénomène se perçoit à plusieurs niveaux. D’abord, on oublie souvent que le blocus de Gaza n’est pas que le fait d’Israël. L’Égypte y participe. Aussi, quand la Ligue arabe a demandé la fin du blocus, cela s’adressait autant à l’Égypte qu’à Israël. Peu de temps auparavant, le Brésil et la Turquie, deux pays qui ne sont pas membres permanents du Conseil de sécurité et n’appartiennent pas non plus au G8, signaient un accord avec l’Iran pour trouver une solution au problème du nucléaire.
La question palestinienne se formule donc dans un contexte nouveau, où les pays occidentaux n’ont plus le monopole de la puissance. Il ne s’agit pas d’une question arabe ou musulmane. Bien sûr, la Turquie, d’où est partie la flottille pour Gaza, est un pays musulman. Mais elle développe une diplomatie autonome, qui l’a conduite, hier, à un accord stratégique avec Israël et, aujourd’hui, à rompre ce même accord. Dans les pays émergents du Sud, la question palestinienne prend de plus en plus d’importance, car elle fait écho à un héritage de luttes anticolonialistes. Du sud au nord, c’est autour du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes que se cristallise la mobilisation contre l’occupation de la Palestine.
Hier, la jeunesse se mobilisait contre la guerre du Vietnam ; aujourd’hui, elle se bat pour le peuple palestinien. Il y a donc de solides bases pour renverser le rapport de forces. Nos gouvernements, en Europe, sont encore partagés entre la conscience qu’ils ont de la désaffection du public européen et une culture de soutien à Israël, qui renvoie aussi à un sentiment de culpabilité par rapport à la Seconde Guerre mondiale. Mais en tout cas, ils prennent conscience du changement de l’opinion.
Au niveau européen, la bataille au Parlement peut prendre un nouvel essor. Les parlementaires européens qui se rendent dans les territoires palestiniens mesurent combien est fausse et scandaleuse la vision d’un État d’Israël “seule démocratie du Proche-Orient face aux barbares”. Cette affaire de la flottille de Gaza n’est pas seulement une erreur militaire, c’est une erreur stratégique qui va avoir une incidence forte sur la suite du conflit. Je pense que le blocus de Gaza a du plomb dans l’aile. Il ne pourra pas tenir encore très longtemps. »
Pascal Boniface, Directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), est l’auteur de Vers la 4e Guerre mondiale ? (2005) et Comprendre le monde. Éditions Armand Colin (2010).
Il s’exprimait lors d’un débat public au siège de l’Humanité, le 21 juin, à l’initiative de Patrick Le Hyaric, député européen et vice-président du groupe de la Gauche unitaire européenne (GUE), avec aussi Leïla Shahid, déléguée générale de la Palestine auprès de l’Union européenne. [1]
Propos recueillis par Laurent Etre
publié par l’Humanité