jeudi 17 juin 2010

Les ambitions néo-ottomanes d’Ankara

Sous l’impulsion du parti islamo-conservateur de l’AKP, le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan s’emploie à étendre son influence, aussi bien politique qu’économique, chez ses voisins arabes. 
 
Istanbul, Par Hicham Mourad —
Une fois de plus, la Turquie démontre le dynamisme de sa politique arabe. Aussi bien sur le plan politique qu’économique, Ankara a fait preuve de vision claire et de pugnacité, lors de la tenue à Istanbul, du 9 au 11 juin, du Forum de coopération arabo-turc, aux niveaux des ministres des Affaires étrangères, de l’Economie et des Finances.
Au niveau politique, les chefs de la diplomatie des pays arabes et de la Turquie, qui se réunissent pour la troisième fois, ont souligné une convergence de vues renforcée par la récente agression israélienne contre la flottille de la paix le 31 mai, où neuf Turcs ont péri. Insistant sur la nécessité de mener une enquête internationale indépendante sur ce drame, les ministres ont réclamé à nouveau la levée du blocus contre la bande de Gaza, imposé par Israël depuis 2006, et l’établissement d’un Etat palestinien indépendant aux frontières de juin 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale.
Au niveau économique, la dynamique de la coopération turco-arabe était plus visible, car outre la participation des représentants gouvernementaux, plus de 600 chefs d’entreprise des deux bords étaient présents pour discuter des moyens de renforcer une coopération qui n’a cessé d’augmenter au fil des dernières années : de 13 milliards de dollars en 2004, le volume des échanges commerciaux entre la Turquie et les pays arabes a grimpé à 37 milliards en 2008, avant de retomber à 29 milliards en 2009, en raison de la crise économique mondiale.
Lors de l’inauguration du Forum économique, le cinquième du genre, le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a invité les hommes d’affaires arabes à investir davantage en Turquie (les investissements arabes directs en Turquie sont de 8 milliards de dollars), en vantant une économie en pleine expansion, dont le taux de croissance annuel dépasse les 6 %. Selon les prévisions de l’Organisation du Commerce et du Développement Economique (OCDE), la Turquie devrait connaître la plus rapide croissance parmi les membres de l’organisation, pendant la période 2011-2017. Le gouvernement du parti islamo-conservateur de la justice et de développement (AKP) ambitionne à faire entrer la Turquie dans le club des dix premières puissances économiques mondiales en l’an 2023.
Le Forum arabo-turc était aussi l’occasion de renforcer le rapprochement économique entre les deux parties. Ainsi, un accord de libre-échange et de suppression de visas a été conclu entre Ankara et la Syrie, le Liban et la Jordanie. Les signataires ont invité les autres Etats arabes à les rejoindre. En fait, cet accord regroupe et étend à toutes les parties différents protocoles bilatéraux déjà existants. La Turquie avait déjà passé des accords bilatéraux supprimant les visas avec les trois pays concernés, et des accords de libre-échange avec la Syrie et la Jordanie. D’autres accords bilatéraux de libre-échange existent entre la Turquie et l’Egypte, le Maroc, la Tunisie et la Palestine. Et des accords de suppression de visas entre la Turquie et la Libye, le Maroc et la Tunisie.
Pour la Turquie, la présence dans le monde arabe ouvre au commerce du pays des marchés énormes dans le cadre d’une percée stratégique au Moyen-Orient et en Afrique, alors que pour les pays arabes, l’ouverture sur le marché turc pourrait être un prélude à la conquête des pays turcophones voisins et de l’Europe, dans la perspective d’une éventuelle adhésion d’Ankara à l’UE.
Une implication dans la région
Le message turc est clair et le Forum de coopération n’a fait que le confirmer : la Turquie, depuis l’arrivée au pouvoir en 2002 de l’AKP, veut jouer un rôle majeur dans le monde arabe et au Moyen-Orient, à travers une implication plus prononcée et plus vigoureuse dans les conflits de la région. Ankara veut ainsi retrouver le poids qu’elle estime le sien sur la scène arabe et proche-orientale, aussi bien sur les plans politique qu’économique. A cette fin, la Turquie veut bâtir sur l’image positive qu’elle a acquise depuis 2002. Déjà populaire pour s’être fait le champion de la cause palestinienne en dépit de ses relations avec Israël, le premier ministre turc a encore amélioré son image dans le monde arabe en exigeant qu’Israël soit « puni » pour son opération de piraterie en haute mer contre les humanitaires de la flottille de la paix.
M. Erdogan ne tarit pas de critiques contre l’Etat hébreu depuis l’attaque dévastatrice de l’armée israélienne contre la bande de Gaza en décembre 2008-janvier 2009, et encore plus depuis l’assaut du commando israélien contre les navires de la flottille de la paix transportant des centaines de militants pro-palestiniens, pour la plupart des Turcs. En fait, la Turquie a réalisé que la question palestinienne était la meilleure porte d’entrée pour jouer un rôle important dans le monde arabe. Le gouvernement de M. Erdogan se doit également d’accompagner son opinion publique, dans le soutien à la cause palestinienne, à moins d’un an d’élections législatives.
M. Erdogan avait séduit les médias arabes l’an dernier en claquant la porte du Forum de Davos après avoir été empêché de poursuivre, en présence du président israélien Shimon Pérès, une violente diatribe contre l’attaque destructrice de l’armée israélienne contre la bande de Gaza. La crise entre la Turquie et l’Etat juif, qui s’est exacerbée ces derniers jours, conforte le point de vue des analystes arabes qui considèrent qu’Ankara entend se positionner en puissance incontournable face à Israël et l’Iran dans une région où les pays arabes se distinguent par leur faiblesse. Malgré la détérioration récente des rapports avec Tel-Aviv, la Turquie n’envisage toutefois pas de geler ses relations avec Israël pour ne pas déplaire à l’Europe et aux Etats-Unis qui demeurent ses alliés. Mais parallèlement, elle essaie de redorer son blason dans l’opinion arabe. C’est dans ce but qu’elle a clairement dénoncé l’agression israélienne sur Gaza, fin 2008-début 2009, et qu’elle a organisé de nombreux convois d’aide au peuple palestinien.
Pour la Turquie, également admirée par les populations arabes pour sa démocratie et son économie plus solides que dans la plupart de leurs propres pays, cette bonne image est un atout dans ses efforts pour retrouver une influence régionale un siècle après la chute de l’Empire ottoman. Alors que les perspectives de son adhésion à l’Union Européenne (UE) s’enlisent, Ankara a entrepris d’approfondir ses liens avec ses principaux voisins musulmans. Le gouvernement de M. Erdogan semble vouloir faire revivre des relations fondées sur l’islam comme héritage commun entre les pays arabes et la Turquie. La diplomatie turque du gouvernement de l’AKP se dégage ainsi de son alignement systématique sur l’Ouest, sans toutefois tourner le dos aux Occidentaux. Le peu d’avancées dans les négociations pour une adhésion à l’UE n’est pas étranger à cette attitude. La Turquie d’Erdogan se libère d’une politique étrangère qui était encadrée par l’Etat et une doctrine presque militaire héritée du Kemalisme.
Au-delà de la rhétorique, il s’agit d’un changement de cap : la Turquie, déçue par l’opposition de l’Allemagne et de la France à son intégration dans l’UE — et l’adhésion de Chypre en 2004 — marque son retour vers une politique multidirectionnelle, de plus en plus attentive au monde musulman voisin, des Balkans au Moyen-Orient, l’ancienne étendue de l’Empire ottoman. L’attitude sévère à l’égard d’Israël a élargi sa marge de manœuvre dans l’espace musulman.
La nouvelle conception que se fait le parti islamique modéré de l’AKP, qualifiée de néo-ottomane, est le fait du ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, un académicien devenu stratège du parti. Elle résulte de la révolte envers ce qu’il estime être le déclin de la Turquie au XXe siècle. Dans sa vision, la Turquie devrait profiter de la fin de la guerre froide et de l’opposition Est-Ouest, de son profil culturel et politique — un Etat musulman démocratique — et surtout de sa position géostratégique unique — un pont entre les mondes occidental et islamique. La politique étrangère turque depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP est ainsi marquée par une dualité que le ministre des Affaires étrangères justifie en affirmant que « la Turquie est européenne en Europe et orientale en Orient, car elle est les deux à la fois ». C’est la raison pour laquelle la Turquie tente de maintenir un équilibre entre son appartenance islamique et le respect des institutions laïques.
Mais les pays arabes ne sont pas tous enthousiastes à l’idée que l’héritière de l’Empire ottoman joue un rôle aussi pénétrant. Si la plupart d’entre eux trouve son compte dans un renforcement économique des rapports bilatéraux, les puissances régionales arabes, comme l’Egypte ou l’Arabie saoudite, ne veulent pas donner une carte blanche à Ankara sur le plan diplomatique et préfèrent juger de l’action turque ou apporter leur caution à sa politique au cas par cas. L’essentiel pour elles est que l’action turque n’entre pas en contradiction avec leur propre politique ou en compétition avec leur propre influence dans la région.