Rifat Kassis
Les mots ont toujours une importance et ils ont toujours une signification qui leur est propre. Mais peut-être que la Palestine et Israël forment un contexte dans lequel le poids des mots est plus dramatique que dans les autres pays.
Les auteurs du document du Caire « Moment de vérité », qui constitue une déclaration des Chrétiens palestiniens au monde sur l’occupation de la Palestine et un appel à soutenir ceux qui s’y opposent, ont de façon répétée été questionnés sur l’emploi du mot « boycott ». Que signifie-t-il exactement ? Jusqu’où va-t-il ? Et à quoi appelle-t-il ? Le document appelle à un système complet de sanctions contre Israël. Pas simplement un boycott de produits issus des colonies ou de produits en général, ou d’institutions et d’organisations qui sont ouvertement complices de l’occupation, mais un boycott total.
Notre occupation n’est pas sélective, aussi il n’y a pas de raison que notre opposition le soit.
Les injustices perpétrées par l’Etat d’Israël affectent notre économie, notre éducation, notre santé et notre mobilité ; elles violent nos libertés les plus quotidiennes, ainsi que celles qui fondent notre humanité sur un plan universel ; elles stigmatisent notre langue et nous empêchent de nous déplacer ; elles nous répriment dans nos actes nos achats ou nos produits. L’occupation ne s’apparente pas à un putsch accidentel, et elle n’est pas perpétrée en un endroit reculé, c’est une entreprise de séparation des droits et des vies des Israéliens et des Palestiniens à l’endroit même où nous construisons et avons toujours construit nos maisons. Boycotter Israël signifie boycotter cette injustice dans toute sa dimension. Le boycott est aussi la manifestation de notre droit en tant que Palestiniens de décider des termes de notre propre lutte et notre propre liberté.
Cela ne signifie certainement pas que nous sous-estimons l’apport de ceux qui nous soutiennent à la fois à l’intérieur d’Israël et ailleurs. Mais nous Palestiniens, en dernière analyse, avons le droit de choisir nos propres méthodes de résistance. La résistance est par elle-même un droit garanti par le droit international, comme il le stipule dans l’Article 1(4) du Protocole 1 (document additionnel aux Conventions de Genève), à propos « des conflits dans lesquels les peuples se dressent contre la domination coloniale et l’occupation étrangère et contre les régimes racistes dans l’exercice de leur droit à l’autodétermination. » Le boycott, tactique efficace mais parfaitement non violente, est un des moyens que nous avons choisis.
En vérité, comme il est dit dans « Un Moment de Vérité » le boycott et le désinvestissement ne constituent pas une revanche mais plutôt une action fondée qui doit aboutir à installer une paix juste et définitive qui mettra un terme à l’occupation israélienne des territoires palestiniens et d’autres pays arabes et garantira la sécurité et la paix pour tous. Cette revendication répond en partie aux critiques que nous recevons de gens à l’intérieur d’Israël, en plus de ceux qui ont des idées pro-israéliennes, incluant certaines des critiques que nous recevons plus généralement des partisans de la paix.
Beaucoup veulent une solution équilibrée : ils prétendent que les Israéliens ne savent pas ce qui se passe à l’intérieur des Territoires Palestiniens occupés et qu’ils ne sont pas directement impliqués dans l’occupation ; ainsi ils pensent que les Palestiniens devraient « dialoguer » avec eux, et non pas les boycotter, pour expliquer ce que nous vivons. Notre réponse cependant c’est que la campagne de boycott, désinvestissement, et sanctions est le seul moyen pour eux d’entendre, voir, expérimenter et découvrir ce que leur gouvernement fait en Palestine.
L’occupation a une structure hiérarchique et les Israéliens sont au sommet. Chaque Israélien tire profit de l’existence de cette hiérarchie, aussi nous appelons chaque Israélien à dire où il ou elle se situe. Cette responsabilité est à la fois collective et profondément personnelle.
Malheureusement, le mouvement de gauche à l’intérieur d’Israël demeure très faible. Cette faiblesse est liée au fait que la communauté internationale veut ignorer et rejette toute critique de fond adressée à Israël : beaucoup de gens craignent Israël, et ont peur d’être étiquetés comme antisémites. Ce contexte de peur et d’hésitation mine le mouvement à l’intérieur d’Israël et ses efforts pour mettre un terme à l’occupation. Si les activistes israéliens sont perçus comme traîtres, leur nombre, comme celui des activistes internationaux, diminue, et le gouvernement israélien peut continuer de prétendre que personne au monde ne les soutient, en particulier à propos du boycott.
Ceci dit, il y a en fait des Israéliens qui non seulement s’opposent à l’occupation sur le plan théorique, mais aussi soutiennent ouvertement la campagne de boycott. Par exemple Neve Gordon. Professeur en Sciences politiques à l’université Ben Gourion (Juif américain de naissance qui est venu vivre en Israël où il a élevé les membres de sa famille), a expliqué comment il en était venu à cette posture dans un article du Los Angeles Times du 20 Août 2009 : « Le mythe d’une Jérusalem unifiée a conduit à la création d’une ville divisée par l’apartheid où les Palestiniens manquent des services élémentaires. Le camp de la paix israélien s’est peu à peu réduit au point d’être aujourd’hui quasi inexistant, et la politique israélienne appartient de plus en plus à l’extrême droite. Il est donc clair pour moi que le seul moyen de contrer la montée de l’apartheid est de convoquer une pression internationale massive. Les condamnations verbales de l’administration Obama et de l’Union européenne n’ont eu aucun effet, pas même le gel de la colonisation, ni aucune décision de se retirer des territoires. Boycottez nous, réclame Gordon, « Pour l’amour de nos enfants, je suis convaincu qu’un boycott international est le seul moyen de sauver Israël de lui-même. » Et c’est notre devoir d’écouter.
L’occupant israélien doit être mis face aux conséquences, quant à leur visibilité, tangibilité, et leur importance. Elles doivent devenir visibles pour l’Etat israélien et la société à chaque niveau - culturel, politique, économique et académique – en un moment où la communauté internationale montre une réelle réticence à tolérer la poursuite de l’occupation.
Certaines voix, principalement en Europe, ont critiqué la nature de la campagne BDS. Certains disent qu’on pourrait sans exagérer la comparer à l’appel au boycott des juifs de l’ère nazi, ce qui la discréditerait comme d’inspiration « antisémite ». Comme on le disait plus avant, on a là un exemple supplémentaire de ce qui paralyse les efforts visant à mettre un terme à l’occupation. On voit chez d’autres le genre d’hésitation qu’on observait avant l’appel au boycott du régime d’apartheid d’Afrique du Sud – une hésitation qui était alors justifiée par un « Mais on ne veut pas causer de tort aux Noirs ». Si nous comparons la réticence engendrée par le boycott dans le contexte de l’Afrique du Sud aux scrupules similaires exprimés dans le contexte palestinien, il faut bien voir qu’il y aura toujours de bonnes raisons pour ne rien faire ; les gens abriteront toujours des inquiétudes à la fois sur le plan idéologique et pratique, qui les empêchent de s’impliquer réellement. Et tant que qu’on laissera ces hésitations l’emporter sur la capacité d’agir, les oppresseurs continueront à oppresser. Il ne doit pas en être ainsi.
D’autres voix s’élèvent contre l’étendue du boycott. Ils le critiquent sur le plan stratégique et celui de la faisabilité, ils pensent qu’il est voué à l’échec et ils ne peuvent donc l’accepter. Pourtant il faut bien comprendre que le boycott total est à la fois une chose réfléchie et nécessaire, et que les valeurs morales mises en avant par la communauté internationale, nous dictant ce que nous devons ou ne devons pas faire ou dire, sont précisément ce dont la campagne BDS essaie de s’écarter au nom de notre droit de choisir nous-mêmes les règles de gouvernance de notre éthique et de notre pratique, ainsi que de la solidarité de ceux qui soutiennent notre volonté d’indépendance.
Cela dit, j’aimerais poser la question suivante à ceux qui s’opposent à un boycott complet : accepteraient-ils un boycott des produits des colonies, ou un autre genre de boycott sélectif ? S’il en est ainsi, on espère qu’ils le mettront en place. En bref, nous espérons que ceux qui nous soutiennent feront tout ce qu’ils peuvent. Nous continuerons à poursuivre nos propres objectifs, théoriques et pratiques, et apprécierons de travailler avec ceux qui désirent participer.
Autre commentaire à propos d’une autre source émettant des réserves : certaines églises à travers le monde ont pareillement fait part de leur scepticisme à propos de notre appel au boycott, et ont essayé de nous faire adopter une attitude plus « positive ». Nous avons envie de leur dire qu’il n’y a rien de positif dans la façon dont l’occupation nous étouffe. Rien non plus de « positif » dans la manière dont l’Etat d’Israël répond à notre désaccord (en nous réprimant), aux résolutions des Nations-Unies à propos du droit des réfugiés ou de l’illégalité des colonies ou de la situation humanitaire (en les ignorant), ou au soutien massif et internationalement exprimé pour le rapport demandé par la commission Golstone de l’ONU (en en rejetant les conclusions).
La belle idée de « dialogue entre deux parties » est impossible dans un lieu où il n’y a aucune commune mesure entre les partenaires, un lieu qui continue de réduire nos voix au silence. Pour prendre un autre exemple, quand on a demandé aux gens de s’impliquer de façon positive auprès du régime d’apartheid d’Afrique du Sud pour le convaincre d’être plus humain envers les opprimés, cela s’est avéré condescendant et inefficace.
En fait, nous sommes l’objet d’une importante critique concernant le BDS, mais on nous propose rarement des alternatives – et en vérité la situation d’urgence en Palestine ne laisse pas de place pour beaucoup de ces alternatives. Si l’appel au Boycott ne peut légitimement couvrir les années passées, comment répondra-t-on aux accablantes atrocités commises par Israël au Liban et à Gaza en 2006, ou à Gaza durant l’hiver 2008-2009 ? Quel sommet dans l’horreur est supposée atteindre une catastrophe pour que nous puissions justifier notre degré de résistance ? Tandis que nous discutons de l’efficacité du mouvement BDS, Israël continue – concrètement et de plus en plus violemment -, d’étouffer Gaza, de démolir des maisons et de chasser des familles de Jérusalem-Est, de bâtir des implantations illégales et de se soustraire à tout accord à propos de gel. Israël penche de plus en plus dangereusement vers la droite, et se transforme de jour en jour, de façon irréfutable en Etat qui pratique l’apartheid. Repousser à plus tard l’heure de s’opposer, retarder un boycott est dangereux, également.
Plus que le mot « boycott », bien sûr, le mot « apartheid » provoque la colère de ceux qui soutiennent Israël. L’ancien président Jimmy Carter sait très bien cela, après avoir écrit « Paix en Palestine, pas Apartheid », et avoir été critiqué par nombre de figures importantes pro-israéliennes. Mais Carter persiste et signe sur son utilisation du mot « apartheid ». Comme il a expliqué au quotidien israélien Haaretz en mars 2007, « Quand Israël occupe, et cela ne fait aucun doute, ce territoire en s’enfonçant profondément en Cisjordanie, et relie ensemble les 200 (ou à peu près) colonies par une route, et qu’ensuite il interdit aux Palestiniens d’utiliser cette route, ou dans de nombreux cas de simplement la traverser, ceci constitue des agissements visant à installer une séparation entre les habitants, ou apartheid, pire que celui que nous avons pu constater en Afrique du Sud. » Les mots de Carter de nouveau nous invitent au boycott, comme seul moyen que nous ayons d’empêcher que la séparation et l’exclusion ne s’enracinent de façon encore plus profonde et destructrice. Qui plus est, la menace – la réalité - que constitue cette exclusion doit nous persuader d’entreprendre un boycott complet, pas seulement sélectif.
Le blocus de Gaza est le fait de l’Etat d’Israël ; l’Etat est l’occupation. Ils ne sont pas séparables. On ne peut les séparer. Il faut boycotter les deux. Nous devons avoir assez de courage pour décrire honnêtement la situation dans laquelle nous sommes et lancer un appel pour qu’on en finisse avec l’occupation. Dans notre document « Un moment de vérité » nous avons œuvré dans le sens de cette candeur et clarté, et nous continuons à le faire.
Sans un boycott complet – économique, académique, culturel, politique, athlétique, artistique et ainsi de suite – Israël continuera d’exercer sa politique injuste et illégale et la passivité continuera à régner au sein de la communauté internationale et en Israël. Le sang continuera à couler également. En tant qu’Eglises, nous ne devons pas nous contenter de stratégie : nous devons être prophétiques. Nous devons faire entendre nos voix, et le boycott transformera nos paroles en actes.
publié par Lectronic Intifada
traduction : JM pour l’AFPS