Uri Avnery – 20 mars 2010  
Si Obama décide de riposter et de mettre  en oeuvre son arme ultime – l’accusation qu’Israël met en danger les  vies des militaires américains – cela aurait des conséquences  catastrophiques pour Israël.
C’EST déjà un lieu commun de  dire que les gens qui ne tirent pas les leçons de l’histoire sont  condamnés à répéter leurs erreurs.
Il y a quelque 1942 années, les Juifs d’une province du  nom de Palestine fomentèrent une révolte contre l’empire romain.  Rétrospectivement, cela apparaît comme un acte de folie. La Palestine  n’était qu’une partie insignifiante de l’empire mondial qui venait de  remporter une victoire écrasante sur la puissance rivale – l’empire  parthe (la Perse) – et de réprimer une rébellion majeure en Bretagne.  Quelles pouvaient être les chances d’une révolte juive ?
Dieu sait ce qui se passait dans l’esprit des “zélotes”.  Ils éliminèrent les leaders modérés, ceux qui mettaient en garde contre  toute provocation de l’empire, et imposèrent leur point de vue à la  population du pays. Ils se reposaient sur Dieu. Peut-être se  reposaient-ils aussi sur les Juifs de Rome en pensant que leur influence  sur le sénat freinerait l’empereur, Néron. Peut-être était-il venu à  leurs oreilles que Néron était faible et sur le point de tomber.
Nous savons comment cela s’est terminé : après trois  années, les rebelles furent écrasés, Jérusalem tomba et le temple fut  incendié. Les derniers zélotes se suicidèrent à Massada.
Les sionistes ont vraiment tenté de tirer les  enseignements de l’histoire. Ils ont agi de façon rationnelle, n’ont pas  provoqué les grandes puissances, et se sont efforcés dans chaque  situation d’atteindre ce qui était possible. Ils ont consenti à des  compromis et chaque compromis leur servait de base pour la prochaine  avancée. Ils ont judicieusement tiré parti des positions intransigeantes  de leurs adversaires pour gagner la sympathie du monde entier.
Mais depuis le début de l’occupation, leur esprit s’est  assombri Le culte de Massada est devenu dominant. Les promesses divines  se mettent une fois encore à jouer un rôle dans le discours public. Des  pans importants de l’opinion publique emboîtent le pas aux nouveaux  zélotes.
La phase suivante est aussi en train de se répéter : les  dirigeants d’Israël sont en train de s’engager dans une rébellion  contre la nouvelle Rome.
CE QUI COMMENÇA comme une insulte au vice-président des  États-Unis est en train de prendre une dimension beaucoup plus  importante. La souris a donné naissance à un éléphant.
Dernièrement, le gouvernement d’ultra droite de  Jérusalem a commencé à traiter le président Obama avec un mépris à peine  voilé. Les craintes qui s’étaient manifestées à Jérusalem au début de  ce mandat se sont évanouies. Obama leur apparaît comme une panthère  noire de papier. Il a abandonné son exigence d’un véritable gel de la  colonisation. À chaque fois qu’on lui a craché dessus, il a fait  observer qu’il pleuvait.
Et maintenant, de façon évidente et tout à fait  soudaine, la coupe est pleine. Obama, son vice-président et ses  principaux collaborateurs condamnent le gouvernement Nétanyahou avec une  sévérité croissante. La Secrétaire d’État Hillary Clinton a posé un  ultimatum : Nétanyahou doit interrompre toute activité de colonisation, y  compris à Jérusalem-Est ; il doit accepter de négocier sur tous les  problèmes qui sont au coeur du conflit, y compris Jérusalem-Est et  au-delà.
La surprise fut totale. Obama a, semble-t-il, franchi le  Rubicon, dans une large mesure comme l’armée égyptienne avait franchi  le canal de Suez en 1973. Netanyahou a donné l’ordre de mobiliser toutes  les réserves en Amérique et de faire avancer tous les tanks  diplomatiques. Toutes les organisations juives des États-Unis ont reçu  l’ordre de prendre part à la campagne. L’AIPAC a sonné le shofar et  donné l’ordre à ses soldats, les sénateurs et les membres du Congrès, de  prendre d’assaut la Maison Blanche.
Il semble qu’on en soit arrivé à la bataille décisive.  Les dirigeants israéliens étaient assurés de la défaite d’Obama.
Et c’est alors que l’on a entendu un bruit inhabituel :  le son de l’arme ultime.
L’HOMME qui prit la décision de la déclencher était un  ennemi d’un nouveau genre.
David Petraeus est l’officier le plus populaire de  l’armée des États-Unis. Ce général à quatre étoiles, fils d’un capitaine  de la marine hollandaise qui vint en Amérique lorsque son pays fut  envahi par les Nazis, s’était fait remarquer dès son plus jeune âge. À  West Point il fut un “distinguished cadet”, au commandement de l’armée  et à l’état-major général il fut le N° 1. En tant que commandant sur le  champ de bataille, il récolta des applaudissements. Il a rédigé sa thèse  de doctorat (sur les enseignements du Vietnam) à Princeton et servi  comme professeur assistant en relations internationales à l’Académie  militaire des États-Unis.
Il s’imposa en Irak, lorsqu’il assura le commandement  des forces à Mosoul, la ville la plus difficile du pays. Il arriva à la  conclusion que pour triompher des ennemis des États-Unis il devait  conquérir les coeurs de la population civile, se faire des alliés locaux  et dépenser plus d’argent que de munitions. Les gens du cru l’ont  appelé le Roi David. Sa réussite fut considérée comme tellement  extraordinaire que ses méthodes furent adoptées comme doctrine  officielle de l’armée américaine.
Son étoile se leva rapidement. Il fut nommé commandant  des forces de la coalition en Irak et devint rapidement le chef du  Commandement Central de l’armée des États-Unis pour l’ensemble du  Moyen-Orient, à l’exception d’Israël et de la Palestine (qui  “appartiennent” au commandement américain en Europe).
Lorsqu’une telle personne élève la voix, le peuple  américain est à l’écoute. En tant que penseur militaire respecté, il n’a  pas de rival.
CETTE SEMAINE, Petraeus a délivré un message sans  équivoque : après avoir passé en revue les problèmes de sa zone de  responsabilité – qui comprend, entre autres, l’Afghanistan, le Pakistan,  l’Iran, l’Irak et le Yémen – il a évoqué ce qu’il a appelé “les causes à  la racine de l’instabilité” dans la région. En tête de liste venait le  conflit israélo-palestinien.
Dans son rapport au Comité des Forces Armées il  déclarait : “Les hostilités persistantes entre Israël et quelques uns de  ses voisins représentent des défis particuliers à notre capacité à  faire valoir nos intéérêts dans notre zone de responsabilité… Le conflit  suscite un sentiment anti-américain, en raison de l’impression d’un  favoritisme des États-Unis pour Israël. La colère arabe au sujet de la  question palestinienne limite la force et la profondeur des partenariats  avec les gouvernements et les peuples de la zone de responsabilité et  affaiblit la légitimité des régimes modérés du monde arabe. Pendant ce  temps, Al Qaida et d’autres groupes militants exploitent cette colère  pour rassembler des soutiens. Le conflit donne aussi à l’Iran de  l’influence dans le monde arabe par l’intermédiaire de ses clients, le  Hezbolah libanais et le Hamas.”
Non content de cela, Petraeus a envoyé ses officiers  pésenter ses conclusions au Comité des chefs d’état-major Interarmées.
En d’autres termes : la paix israélo-palestinienne n’est  pas une affaire privée entre les deux parties, mais relève de l’intérêt  national supérieur des États-Unis. Cela veut dire que les États-Unis  doivent renoncer à leur soutien unilatéral au gouvernement israélien et  imposer une solution à deux États.
L’argument en tant que tel n’est pas nouveau. Plusieurs  experts ont dit plus ou moins la même chose dans le passé.  (Immédiatement après l’attentat du 11 septembre 2001, j’ai écrit quelque  chose de la même veine et prédit que les États-Unis changeraient de  politique. Cela ne s’est pas produit alors.) Mais maintenant, c’est ce  qui est déclaré dans un document officiel rédigé par le commandant  américain responsable.
Le gouvernement Nétanyahou a immédiatement adopté une  attitude tendant à limiter les dégats. Ses porte-paroles on déclaré que  Petraeus est le représentant d’une approche militaire simpliste, qu’il  n’est pas compétent pour les questions politiques, que son raisonnement  est fallacieux. Mais ce n’est pas cela qui a donné des sueurs froides  aux gens de Jérusalem.
COMME C’EST bien connu, le lobby pro-israélien domine le  système politique américain sans limite – presque. Chaque homme  politique et chaque haut fonctionnaire américains en éprouvent une peur  mortelle. Le moindre écart de la ligne stricte de l’AIPAC équivaut à un  suicide politique.
Mais il y a un défaut à la cuirasse de ce Goliath  politique. Comme le talon d’Achille, l’immense puissance de ce lobby  pro-israélien présente un point faible qui, s’il est atteint, peut en  neutraliser le pouvoir.
Cela a été illustré par l’affaire de Jonathan Pollard.  Cet employé juif américain d’un organisme de renseignement sensible  espionnait pour Israël. Israël le tient pour un héros, un Juif qui a  rempli son devoir à l’égard de son peuple. Mais pour le monde du  renseignement des États-Unis, c’est un traître qui a mis en danger la  vie de nombreux agents américains. Ne se satisfaisant pas d’une peine  banale, il a demandé à la cour de lui infliger une peine à vie. Depuis  lors, tous les présidents américains ont refusé de donner satisfaction  aux demandes des gouvernements israéliens successifs de commuer la  peine. Aucun Président n’a osé affronter ses patrons du renseignement  sur cette question.
Mais l’aspect le plus révélateur de cette affaire est le  souvenir des mots fameux de Sherlock Holmes à propos du chien qui  n’avait pas aboyé. L’AIPAC n’aboya pas. L’ensemble de la communauté  juive américaine garda le silence. Presque personne n’éleva la voix en  faveur du pauvre Pollard.
Pourquoi ? Parce que la plupart des Juifs américains  sont prêts à tout faire – vraiment tout – pour le gouvernement d’Israël.  À une exception près : ils ne feront rien qui puisse porter atteinte à  la sécurité des États-Unis. Lorsque le pavillon de la sécurité est  hissé, les Juifs, comme tous les Américains, se mettent au garde-à-vous  et saluent. L’épée de Damoclès du soupçon de déloyauté est suspendue  au-dessus de leurs têtes. Pour eux, c’est le pire des cauchemars : se  faire accuser de placer la sécurité d’Israël avant la sécurité des  États-Unis. Voilà pourquoi il est important pour eux de répéter sans fin  le mantra que les intérêts d’Israël et des États-Unis sont les mêmes.
Et voici que maintenant le général le plus important de  l’armée des États-Unis vient dire que les choses ne se présentent pas de  cette façon. La politique de l’actuel gouvernement d’Israël est en  train de mettre en danger la vie des soldats américains en Irak et en  Afghanistan.
POUR LE MOMENT, cela n’a été exprimé que sous forme de  remarque accessoire dans un document militaire qui n’a pas fait l’objet  d’une grande diffusion. Mais l’épée a été sortie du fourreau – et des  Juifs américains ont commencé à trembler au grondement lointain  annonciateur d’un tremblement de terre.
Cette semaine, le beau-frère de Netanyahou a utilisé  notre propre arme ultime. Il a déclaré qu’Obama était un “antisémite”.  Le journal officiel du parti Shas a affirmé qu’Obama était en réalité un  musulman. Ils représentent la droite radicale et ses alliés qui font  valoir dans leurs paroles et leurs écrits que “Hussein” Obama est un  noir qui hait les Juifs et qu’il faut battre lors des prochaines  élections au congrès comme aux prochaines élections présidentielles.
(Encore qu’un important sondage effectué en Israël et  publié hier montre que l’opinion publique israélienne est loin d’être  convaincue par ces insinuations : la grande majorité des gens pense que  l’attitude d’Obama à l’égard d’Israël est loyale. Et même, la cote  d’Obama est supérieure à celle de Netanyahou.)
Si Obama décide de riposter et de mettre en oeuvre son  arme ultime – l’accusation qu’Israël met en danger les vies des  militaires américains – cela aurait des conséquences catastrophiques  pour Israël.
Pour le moment, ce n’est qu’un coup de semonce – un tir  d’avertissement par un navire de guerre pour inciter un autre navire à  suivre ses directives. L’avertissement est clair. Même si la crise  présente se calme d’une façon ou d’une autre, elle éclatera encore et  encore aussi longtemps que la coalition actuelle restera au pouvoir en  Israël.
Lorsque le film “Hurt Locker” a obtenu ses récompenses,  toute l’opinion publique américaine était unie dans son inquiétude  concernant la vie de ses soldats au Moyen-Orient. Si cette opinion  publique acquiert la conviction qu’Israël est en train de lui planter un  couteau dans le dos, ce sera un désatre pour Nétanyahou. Et pas  seulement pour lui.
Article écrit en hébreu et en anglais le 20 mars  2010, publié sur le site de Gush Shalom – Traduit de l’anglais "The  Doomsday Weapon" : FL
 
 
