Simone Bitton
Plusieurs amis m’ont téléphoné pour m’avertir qu’il y avait des incidents dans la région de Qalandia, des kilomètres de file d’attente au checkpoint en venant de Jérusalem-Est et plusieurs tronçons de différentes « routes de contournement » barrés par l’armée. Une manière de me dire qu’on ne m’en voudrait pas si je choisissais de ne pas aller à Ramallah…
Mais il n’était pas question d’abandonner. D’autant que beaucoup m’ont dit qu’en ce moment, le passage de Qalandia dans le sens Jérusalem-Ramallah n’est que peu pas contrôlé ; c’est dans le sens Ramallah-Jérusalem qu’on a des problèmes si l’on n’est pas en règle. Les Israéliens qui bravent l’interdiction passent donc par le checkpoint à l’aller, et par des voies détournées, plus longues, au retour.
Une camionnette à plaque jaune
Avec deux amis, nous sommes partis vers 14 heures dans une camionnette conduite par un chauffeur de Jérusalem-Est qui connaît bien les itinéraires et dont le véhicule a une plaque d’immatriculation jaune israélienne. Avec une projection à 19 heures, il fallait prévoir de la marge pour faire un trajet qui ne durerait que 30 minutes dans un pays normal…
Pour éviter d’être coincés dans la file de voitures palestiniennes avant Qalandia, nous avons pris l’autoroute de Modi’in, qui relie Jérusalem à la plaine côtière en passant partiellement par la Cisjordanie. Cette route, nous l’appelons entre nous « la route des colons » : elle longe des villages Palestiniens sans jamais y conduire, toutes les sorties mènent à des agglomérations juives et les Palestiniens n’y ont pas accès.
On voit très bien, en filant sur la route, les tas de terre et de pierres amoncelés par l’armée pour bloquer les sorties des villages sur les côtés. Je n’aime pas trop utiliser le terme d’apartheid en dehors du contexte historique sud-africain, mais au risque de choquer, je l’écris ici car je n’ai pas d’autre mot pour décrire cela.
Lorsque cette autoroute arrive à hauteur des banlieues de Ramallah, au lieu de continuer tout droit, nous prenons une bretelle qui mène à la zone industrielle d’Atarot, puis à la base militaire de Qalandia, imposante installation bardée de miradors et de murs de béton. Sur cette bretelle, il y a surtout des véhicules militaires et des voitures industrielles. Notre camionnette est dans le ton.
« Danger mortel »
Arrivés devant le mur de béton, nous avions l’intention de nous insérer discrètement par le côté au tout début de la file de voitures palestiniennes en ayant gagné une heure ou deux d’attente. Mauvaise surprise : le checkpoint était fermé. File immobile et aucun moyen de savoir quand l’armée rouvrirait le passage.
Devant nous, je vois un grand panneau en lettres rouges, qui dit en hébreu :
« L’entrée en zone A sous contrôle de l’autorité palestinienne représente un danger mortel et est strictement interdite aux citoyens israéliens. Tout contrevenant sera puni selon la loi. »
Je n’ai pas le temps de faire une photo car notre chauffeur est pressé de faire le tour du rond-point, longeant le mur, pour faire demi-tour vers Jérusalem où nous devrons prendre une autre « route de colons », plus longue, celle que nous comptions emprunter au retour et qui contourne complètement le checkpoint.
Soudain, une bonne surprise : une porte ouverte dans le mur, juste assez large pour le passage d’un véhicule, trois soldats plongés dans des conversations sur leurs walkies-talkies, jetant à peine un œil sur les quelques voitures qui, comme la nôtre, passent en zone A devant leur nez sans être contrôlées.
Ces choses arrivent et il ne faut pas perdre de temps à se demander pourquoi. Un convoi de VIPs ? Une soupape ouverte sur le côté pour diminuer la tension au checkpoint fermé ? Peu importe : on s’engouffre et nous voilà illico de l’autre coté du checkpoint, en plein nuage de gaz ! Autour de nous, c’était comme une scène du journal télévisé, des gamins qui balancent des pierres sur les soldats et des grenades lacrymogènes en réponse dans l’autre sens ! Welcome to Palestine !
Quelques minutes plus tard, le calme absolu, les premières maisons de Ramallah, et toute l’après-midi devant nous : il n’était pas 15 heures et nous étions arrivés !
Sur la tombe de Mahmoud Darwish
Nous sommes d’abord allés nous recueillir sur la tombe de Mahmoud Darwish -je tenais à le faire car je n’avais pu me rendre à son enterrement en août 2008 et n’étais pas venue à Ramallah depuis. Ensuite, nous sommes allés au théâtre al-Kasaba où nous ont rejoints le directeur du festival, Khaled Elayyan, ainsi que la jeune cinéaste palestino-américaine Sherien Dabis, dont le film « Amreeka » a fait un tabac jeudi à l’ouverture du festival.
J’ai retrouvé une bande d’amis avertis de mon arrivée. Nous avons passé deux heures dans un café, à papoter et s’échanger des nouvelles des uns et des autres, il me faudrait des pages et des pages pour raconter ces conversations, je ne le ferai donc pas… De retour au théâtre vers 18h30, la salle commençait de se remplir, mais cela a pris du temps car quasiment tous les spectateurs (plus de 250) ont tenu à me faire la bise et me souhaiter la bienvenue avant de s’asseoir.
Ensuite, le directeur d’Al-Kasaba, le comédien Georges Ibrahim, m’a invitée sur scène et m’a offert un petit cadeau de bienvenue, un carreau de pierre blanche portant mon nom.
Le film a commencé -très en retard, mais c’est le rythme de l’Orient ! En le présentant, j’ai rendu hommage au petit groupe de militants, palestiniens, israéliens et internationaux, qui étaient venus à la projection après avoir manifesté contre le mur, comme chaque semaine, dans le village de Bil’in. Ce sont les frères et sœurs de Rachel Corrie, elle est leur icône.
Avec leurs jeans couverts de poussière, leurs keffiehs et les foulards multicolores dont ils se servent pour se protéger du gaz, ils étaient un peu intimidés de se retrouver là, applaudis par le public nettement plus âgé et embourgeoisé du festival : la réalité de la lutte, l’image de la solidarité, le deuil et le courage avaient fait irruption dans le théâtre et leur présence a beaucoup contribué, je crois, au recueillement que j’ai ressenti dans le noir pendant la projection.
Lorsque les lumières se sont rallumée, le film a été applaudi et je suis remontée sur scène, attendant les réactions et les questions. Et là, il s’est passé une chose étrange : pendant deux ou trois bonnes minutes, aucune main ne s’est levée. Comme s’il n’y avait plus rien à dire, comme si nous voulions tous garder la qualité de ce silence, ne pas le gâcher par des paroles forcément moins fortes que les images.
J’ai fini par briser la glace en tentant une phrase maladroite, du genre : « S’il vous plaît, dites-moi quelque chose… » et le débat a commencé, avec finalement des questions très précises sur la manière dont je m’y étais prise pour recueillir les témoignages et les documents, sur mes choix artistiques et techniques, sur la somme de travail qu’un tel film représentait. Il y a eu beaucoup de mercis et à vrai dire, j’étais tellement émue que je ne me souviens plus très bien de mes réponses.
Beaucoup de spectateurs connaissaient mon travail car plusieurs de mes films ont été montrés ici au fil des années, souvent en ma présence, certains ont été diffusés par la télévision palestinienne. J’ai aussi ici beaucoup d’amis et de collègues qui me connaissent bien personnellement.
Mais avant de voir le film -ou je pose parfois des questions en hébreu- certains spectateurs ne savaient rien de moi, et en particulier ne savaient pas que j’étais israélienne (le film est une production française, il est présenté comme tel dans le programme du festival où il n’est pas fait mention de ma double nationalité). Ceux-là étaient peut-être un peu perturbés, pour ne pas dire stupéfaits, mais aucun n’a montré le moindre signe d’hostilité ou de méfiance, bien au contraire.
Il y avait aussi pas mal de journalistes dans la salle, des Palestiniens, des correspondants étrangers -en particulier des Français- et aussi l’Israélienne Amira Hass, correspondante de Haaretz qui vit à Ramallah. J’avoue avoir été ravie de les entendre commenter et apprécier mon travail d’enquête car eux savent bien combien il est difficile de faire ce genre d’investigation.
Vers la fin du débat, un spectateur a posé une question à Yonatan Pollak, jeune anarchiste israélien qui est revenu voir « Rachel » à Ramallah après l’avoir vu à Haïfa : dans le film, on voit l’intérieur de la maison de Jaffa où il vivait en 2003, avec ses mosaïques anciennes et ses hauts plafonds qui indiquent clairement qu’il s’agit d’une maison palestinienne. N’est-il pas contradictoire de vivre dans un lieu dont les propriétaires ont sans doute été forcés de partir en 1948 et de lutter aujourd’hui pour les droits des Palestiniens de Cisjordanie qui sont en train d’être à leur tour spoliés au bénéfice des colons ?
Vivre avec ses contradictions
Yonatan a répondu que la maison appartenait à une famille arménienne de Jérusalem, qu’elle avait été abandonnée pendant plus de trente ans et que lorsque lui et ses amis avaient décidé de la restaurer et d’y vivre en communauté, ils ont retrouvé le propriétaire et ont conclu avec lui un accord de location. Il a ajouté qu’il était conscient du paradoxe, que la question était juste et légitime : cette réalité de spoliation est celle de ce pays et pour sa part, il y répondait par la prise de conscience et la lutte pour les droits des Palestiniens, y compris pour leur droit au retour.
Tard dans la nuit, après avoir fumé un narguilé à la pomme dans un bar un peu étrange (genre lounge américain bruyant), nous sommes remontés en voiture, entassés avec trois nouveaux passagers qui en ont profité pour aller avec nous à Jérusalem. Cette fois-ci, nous ne sommes pas du tout passés par la région de Qalandia, nous avons fait le grand détour par les implantations de Pisgat Zeev. Il y a juste un petit checkpoint à l’entrée de Jérusalem, qui ne s’intéresse qu’aux voitures palestiniennes. Comme dans le noir tous les chats sont gris, et que nous parlions tous bruyamment en hébreu, le soldat nous a fait signe de passer sans demander nos papiers. Mission accomplie.
Retour en France
Tout à l’heure, je vais atterrir dans le pays privilégié où j’ai la chance de vivre, où mon film a été produit et où il va enfin être vu par un public « normal » : des gens qui auront fait le geste un peu miraculeux d’acheter un billet de cinéma pour voir un film documentaire.
C’est une autre lutte qui commence, celle du pot de terre contre le pot de fer (moins de vingt copies pour « Rachel » face aux centaines de copies de « Lucky Luke » et de la vingtaine de films qui sortent en même temps que mon film, dont la dernière Palme d’Or).
Je vais à présent faire le tour de France pour un véritable marathon de débats. Cette lutte pour le cinéma d’auteur, pour le documentaire, pour le tissu vivant des petites salles qui font vivre le cinéma en France, c’est pour moi un engagement aussi fort que mon engagement en Palestine-Israël, et c’est plutôt de cela que je vous parlerai dorénavant sur ce blog.
Certes, je sais combien les passions sont vives, en France, dès qu’il est question du Proche-Orient. Je suis consciente de l’effet « patate chaude » que « Rachel » risque de provoquer. J’en ai eu un aperçu en parcourant rapidement vos commentaires. Mais après ce billet, c’est surtout de cinéma que je veux parler ici, en espérant que vous serez aussi nombreux à me suivre sur ce terrain que vous l’avez été à me lire au cours de ce voyage.
publié sur Rue89