lan Pappé est un historien et militant
politique israélien. Bon nombre de ses travaux universitaires traitent
de l’expulsion en 1948 de 700 000 à 800 000 Palestiniens de leurs
foyers, dans ce qui devint l’État d’Israël.
Il a récemment annoncé qu’il allait commencer la traduction de son
livre « Le nettoyage ethnique de la Palestine » par l’intermédiaire de
l’externalisation ouverte sur Facebook. Cette idée lui est venue après
s’être heurté pendant des années à l’impossibilité de trouver un
traducteur ou un éditeur en Israël.
Ma’an l’a récemment interviewé afin de discuter de sa décision de
faire appel à l’externalisation ouverte pour traduire son livre, du
statut de la liberté académique en Israël et de la décision de
l’Association des études américaines (ASA) de boycotter les institutions
universitaires israéliennes.
Alex Shams : Qu’est-ce-qui vous a amené à décider
de traduire votre livre via Facebook ? Vous avez indiqué sur Internet
que vous n’aviez pour l’instant pas réussi à trouver un éditeur en
Israël.
Comment s’est déroulée votre tentative de publication du livre en hébreu ? Quels ont été les principaux obstacles que vous avez rencontrés ? Selon vous, étaient-ils davantage liés à de potentielles répercussions financières négatives pour les éditeurs ou à des facteurs idéologiques ?
Comment s’est déroulée votre tentative de publication du livre en hébreu ? Quels ont été les principaux obstacles que vous avez rencontrés ? Selon vous, étaient-ils davantage liés à de potentielles répercussions financières négatives pour les éditeurs ou à des facteurs idéologiques ?
Ilan Pappé : La rédaction du livre était terminée
dès 2006. À cette époque, j’étais déjà conscient que les chances de
pouvoir le publier en hébreu étaient minces, mais j’ai contacté
plusieurs éditeurs qui m’ont donné une réponse franche et idéologique.
Ils refusaient de publier un tel livre. En plus, la principale chaîne
de librairies israélienne, Steimatzky, avait déjà boycotté mes livres
depuis un moment. Il ne me restait donc plus qu’à espérer que les gens
le liraient en anglais ou à chercher des alternatives.
A.S : Selon vous, quelle est la position de
l’industrie de l’édition à l’égard des œuvres qui critiquent le
sionisme ? En quoi est-elle similaire ou différente de l’atmosphère qui
règne au sein des institutions universitaires ?
Pouvez-vous nous décrire les obstacles que vous avez rencontrés en travaillant au sein d’une université israélienne ?
Pouvez-vous nous décrire les obstacles que vous avez rencontrés en travaillant au sein d’une université israélienne ?
I.P : Dans les mondes universitaire et de l’édition,
et dans d’autres milieux culturels similaires, il existe des limites
invisibles que vous ne découvrez que lorsque vous les franchissez.
D’une manière générale, je dirais qu’il est interdit de baser votre
critique du sionisme sur vos qualifications et votre savoir-faire
professionnels. Ainsi, vous pouvez enseigner, étudier ou publier des
œuvres critiquant le sionisme en fonction de vos convictions ou de votre
militantisme. Un pharmacien peut donc critiquer les politiques
gouvernementales, ou même l’idéologie de l’État. Peu nombreux sont ceux
qui agissent de la sorte, mais ceci est davantage lié à l’autocensure
qu’à autre chose.
Cependant, la critique du sionisme en tant que hobby ou activité
politique (sous réserve d’être citoyen juif, bien sûr) est en quelque
sorte tolérée. Toutefois, si vous prétendez que le sionisme est une
idéologie moralement corrompue et que ses politiques constituent des
crimes de guerre sur la base de vos qualifications professionnelles – si
vous êtes un historien formé à l’histoire d’Israël et de la Palestine,
par exemple – vous franchissez la limite. Évidemment, ceci est lié au
fait que vous risquez de l’enseigner à vos étudiants ou aux futurs
enseignants de l’État.
De la même manière, si vous accusez votre propre milieu de référence
de participer à l’oppression, vous franchissez la limite – et vous
aggravez bien sûr votre cas si vous pensez qu’il devrait être boycotté
en raison de sa complaisance.
C’est la raison pour laquelle même les plus téméraires des
journalistes israéliens ne s’en prendraient pas à leur propre travail et
au rôle qu’il joue dans le maintien de l’oppression, et c’est pour
cela que si peu d’universitaires israéliens se risquent à poser la
question de l’implication de leurs institutions dans la réalité
criminelle sur le terrain.
Enfin, si vous ne vous limitez pas à critiquer les politiques de
l’État mais sa nature même, et que vous mettez publiquement en doute sa
légitimité et ses fondements moraux, vous sortez du cadre « toléré ».
Et si vous vous permettez d’établir des comparaisons entre les moments
les plus sombres de l’histoire juive et de l’histoire européenne avec
la situation actuelle, vos travaux ne seront pas tolérés.
J’ai franchi toutes ces limites, et me suis par conséquent trouvé
dans l’impossibilité de travailler au sein des institutions
universitaires israéliennes, qui, au lieu de constituer des bastions de
la liberté d’expression, sont des bastions de la censure.
Dans mon cas, ceci s’est traduit de la manière suivante : on m’a
interdit de participer à des conférences universitaires ou laissé les
organiser seul, j’ai été harcelé en raison de problèmes administratifs
fictifs, on s’en est pris à mes étudiants et la communauté étudiante a
été montée contre moi (en organisant des manifestations devant ma salle
de classe). Enfin, on a réclamé publiquement ma démission et un procès
m’a été intenté devant la Cour de discipline en raison de mon manque de
patriotisme et d’esprit collégial.
Le plus extraordinaire est que ce harcèlement s’est poursuivi en
Grande-Bretagne ou j’ai commencé à travailler en 2007. Pendant des
années, l’ambassadeur d’Israël à Londres a exercé une pression (qui a
bien sûr été écartée) auprès de mon université pour obtenir mon
licenciement ! Même au plus fort de l’apartheid, l’ambassadeur de
l’Afrique du Sud n’a pas demandé aux universités britanniques de
licencier les membres du personnel ayant pris position contre
l’apartheid.
A.S : À ce sujet, comment percevez-vous les
obstacles que vous avez rencontrés en raison de la décision récente de
l’ASA de boycotter les institutions universitaires israéliennes ?
Considérez-vous ceci comme une avancée positive qui pourrait enhardir
les voix dissidentes au sein des institutions israéliennes ?
I.P : Je pense qu’il s’agit d’un exemple
particulièrement inspirant de bravoure universitaire (bien souvent
considérée comme un paradoxe) qui envoie un message positif aux
universitaires israéliens en leur montrant que les personnes qu’ils
estiment le plus et les institutions qu’ils vénèrent presque
religieusement ne peuvent comprendre ni accepter leur complaisance dans
le maintien de l’oppression et leur indifférence quant aux atrocités
perpétrées à quelques kilomètres des lieux d’enseignement bâtis en leur
nom.
Cette décision établit un lien intéressant entre la liberté
académique des universitaires américains (concernant la critique des
politiques israéliennes) et la liberté académique des universitaires
palestiniens.
A.S : Comment comprenez-vous le concept de « liberté
académique » d’après votre propre expérience ? Pensez-vous que cette
décision est préjudiciable à la liberté académique des universitaires
israéliens ? Quelle est votre perception de la liberté académique en
Israël en tant qu’universitaire israélien dissident ?
I.P : Tout d’abord, le lien est évident mais devait
être explicité pour le public américain. Je suis convaincu que si les
universitaires américains comprenaient les implications de la vie
d’universitaire ou d’étudiant sous l’occupation en Cisjordanie ou l’état
de siège à la bande de Gaza, ils seraient bien plus nombreux à
soutenir la cause de la paix et de la justice en Palestine.
En réalité, ce genre de choses met en valeur la liberté académique.
Elles ouvrent les frontières du dialogue universitaire délimitées au
niveau idéologique par le monde universitaire israélien. La liberté
d’expression académique en Israël est comparable à la conception de
l’État d’Israël en tant que démocratie juive.
Prenez un concept universel – tout le monde dispose de la liberté
d’opinion et d’appartenance à une démocratie – à une seule condition :
que ce caractère universel n’inclue pas la critique du sionisme et que
la démocratie soit toujours à majorité juive, indépendamment des
réalités démographiques et géographiques.
Le mouvement « boycott, désinvestissement et sanctions » (BDS), y
compris le soutien qu’il a reçu récemment de la part de différentes
sociétés universitaires américaines, met un terme à cette parodie. Soit
vous approuvez les concepts de liberté académique et de démocratie et
leur caractère universel, soit vous censurez les débats et imposez un
régime d’apartheid (ce qui implique que les Palestiniens ne disposent
d’aucune liberté académique sous l’occupation). Il n’existe pas de
compromis. Les derniers événements constituent la meilleure des leçons
de liberté académique que les Israéliens aient reçue depuis la création
de leur État.
A.S : En conclusion, comment se déroule le travail
de traduction de votre livre en hébreu via Facebook ? Comment les
lecteurs peuvent-ils vous apporter leur soutien ?
I.P : J’ai déjà publié trois chapitres, le quatrième
est en cours de traduction, et les retours sont positifs. Ceci m’a
également permis de prendre part à des débats en direct à propos du
livre et de publier des documents et des ressources.
Mon but est qu’un maximum d’Israéliens s’informent sur le sujet, et
mes amis Facebook font de leur mieux pour faire passer le message, ce
qui est une belle récompense pour 2014.
- Ilan Pappé
http://www.maannews.net/eng/ViewDet...
Traduction : Info-Palestine.eu - Claire L.
http://www.bdsfrance.org