Monique Chemillier-Gendreau
"L’existence d’un État de Palestine et sa reconnaissance par les autres États ne dépendent pas de la volonté d’Israël. (...) Selon la théorie du droit international, la reconnaissance d’un nouvel État par des États déjà existants est un acte unilatéral souverain de chacun d’entre eux. (...) L’heure semble venue pour les États européens, notamment la France, de faire enfin cet acte diplomatique".
La situation de la Palestine est contradictoire à plus d’un titre. D’une part, par les efforts du premier Ministre palestinien et avec le soutien de l’Union européenne, la Cisjordanie connaît une évolution positive vers le développement d’une administration qui pourrait fournir les bases d’un État, évolution qui s’est accompagnée ces dernières années d’un relatif progrès économique, au moins à l’avantage de certaines couches de la population. D’autre part, le territoire de la Palestine et son peuple sont divisés, à la fois géographiquement par la séparation d’avec Gaza, politiquement par le contrôle que le Hamas exerce sur cette partie de la Palestine et économiquement par la situation dramatique que le blocus entraîne pour la population de la bande de Gaza. Mais surtout, l’avancée continue de la colonisation juive sur le territoire proprement palestinien, compromet les chances de la paix et, par là, les possibilités de construction d’une société palestinienne viable et « normalisée ».
Dans un tel contexte, une issue positive à la crise ouverte il y a maintenant plus de 60 ans semble être un objectif inaccessible. Le droit international est bafoué insolemment par Israël et les autres pays ne semblent pas pour le moment décidés à utiliser les moyens de droit qui sont pourtant à leur disposition. Il s’agit soit des sanctions économiques à l’égard d’Israël comme le permettent aussi bien les accords entre Israël et l’Union européenne que la Charte des Nations unies, soit des sanctions militaires sur la base du chapitre VII de la Charte. Les États disposent encore d’une mise en action de la procédure pénale internationale contre les dirigeants israéliens, auteurs des violations massives des règles du droit humanitaire, ou encore de la mise en œuvre par eux-mêmes de la compétence universelle, c’est-à-dire de l’adaptation de leur droit pénal à la poursuite des violations des règles du droit humanitaire. Mais aucune volonté politique d’user de ces moyens ne s’exprime pour le moment.
Ainsi s’éloigne de jour en jour, la promesse pourtant réitérée à plusieurs étapes des négociations, de voir les Palestiniens disposer de leur État en application du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Par une série de contre-sens, tous les acteurs internationaux ont semblé longtemps attendre d’un accord de paix, donc de la volonté d’Israël, la création d’un État de Palestine. Or, l’existence d’un État de Palestine et sa reconnaissance par les autres États ne dépendent pas de la volonté d’Israël. Croire cela c’est ignorer les règles et procédures du droit international en matière de reconnaissance de l’État. Selon ces règles, deux niveaux sont à distinguer, le niveau des décisions unilatérales des États et celui des relations multilatérales.
Sur le plan des décisions unilatérales, lorsqu’un peuple y est déterminé et lorsqu’il bénéficie du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il lui revient d’envoyer des signes clairs de sa volonté d’être reconnu par les États déjà constitués. Alors, chaque autre État se détermine librement selon les choix politiques de sa diplomatie. Il est logique, si un État soutient le combat d’un peuple pour son auto-détermination, qu’il lui accorde sa reconnaissance. Le peuple palestinien a pris en 1988 la décision de s’auto-proclamer comme État de Palestine. Cela a entraîné alors de nombreuses reconnaissances de la part d’autres États. Mais il s’agissait essentiellement d’États arabes ou du Tiers Monde ou encore de ceux qui étaient alors les États du camp socialiste. Les États occidentaux engagés dans des relations plus ou moins intenses avec Israël n’ont pas suivi ce mouvement. Mais, protestant de leur bonne volonté à l’égard de la Palestine et de leur détermination à respecter le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même, ils ont soutenu le point de vue selon lequel il fallait faire la paix d’abord, la reconnaissance venant ensuite. Ils se sont placés ainsi à la remorque des Israéliens, les laissant maîtres du jeu et du calendrier. On voit ce qu’il en est aujourd’hui. Dans le poker menteur qui se déroule depuis des années, chacun a rusé avec la souveraineté du peuple palestinien. Les Israéliens ont mis un soin extrême à maintenir l’incertitude sur le statut futur de l’ « entité » palestinienne. Les Palestiniens ont misé sur le temps et sur la dynamique de paix pour réserver une question dont l’issue à leurs yeux ne pouvait faire de doute. Une conditionalité artificielle a été ainsi créée suspendant l’hypothèse de nouvelles reconnaissances de la Palestine par des tiers à la conclusion de la paix. Or c’est là laisser dans les seules mains d’Israël des cartes dont chaque État doit garder la maîtrise. Selon la théorie du droit international, la reconnaissance d’un nouvel État par des États déjà existants est un acte unilatéral souverain de chacun d’entre eux. L’appréciation de l’opportunité de cet acte ne saurait dépendre de la volonté d’un tiers, elle n’est soumise à aucune condition, si ce n’est la vérification de l’existence des bases d’un État.
C’est sur ce point que l’on rencontre d’autres réticences qui n’ont pas de fondement. Les éléments qui déterminent l’existence d’un État sont au nombre de trois : une population, un territoire et un gouvernement apte à exercer effectivement le pouvoir interne et international. L’existence d’un gouvernement n’est plus contestée depuis la création de l’Autorité Palestinienne. Pour ce qui est de la population, celle de la Palestine est bien identifiable, même s’il y a la population de l’intérieur et celle de l’extérieur. Le fait qu’une partie de cette population soit en exil n’est pas un obstacle à la reconnaissance d’État. L’État, une fois existant et disposant de la souveraineté, gèrera ce problème. Enfin, pour ce qui est du territoire, c’est le territoire du mandat britannique qui, au moment de la création de la Société des Nations, était la base du futur État indépendant de Palestine. Mais il y a eu à partir de 1948, la résolution de partage de l’O.N.U., puis les guerres et la querelle d’interprétation autour de la résolution 242, enfin l’occupation israélienne accompagnée d’une campagne de colonisation très agressive. Aujourd’hui, de nombreux indices, et notamment la volonté telle qu’exprimée par les Palestiniens eux-mêmes, montrent que les bases du futur État sont le territoire résultant de la ligne d’armistice de 1967, dite ligne verte. Il n’y a donc aucun obstacle à d’éventuelles nouvelles reconnaissances de l’État de Palestine. Israël connaît une situation symétrique avec une population potentielle gérée par la loi du retour et des frontières incertaines et il y a d’autres exemples. Le droit international exige seulement l’existence d’un groupe humain se revendiquant d’une identité nationale et disposant d’une base territoriale effectivement occupée par ce peuple, même si, à la marge, il reste des questions de frontières à régler, ou des parties de peuple qui sont à l’extérieur.
C’est bien parce qu’il n’y a pas d’obstacle que de nouveaux États d’Amérique Latine ont récemment reconnu la Palestine, ajoutant leur reconnaissance à celles qui étaient intervenues dans le mouvement qui avait suivi la déclaration palestinienne de 1988. Il y a là l’occasion d’amplifier cette nouvelle dynamique et l’heure semble venue pour les États européens, notamment la France, de faire enfin cet acte diplomatique qui confortera le peuple palestinien à un moment où il risque le découragement. Les Palestiniens y puiseraient un renfort de légitimité et de capacité politique de nature à leur redonner des marges de négociation. La dérive aveugle des intégristes israéliens serait clairement désavouée. Sur ce premier point des reconnaissances unilatérales, l’avantage pour les Palestiniens de leur multiplication, est politique.
Cette proposition est indépendante de la question de l’entrée de la Palestine dans le système multilatéral international, bien qu’un nombre grandissant de reconnaissances unilatérales par les États soit, à l’évidence, un facteur favorable à la prise d’une décision collective. Il faut d’ailleurs introduire une distinction à l’intérieur du système multilatéral, car il y a l’ensemble des Organisations internationales d’une part et l’ONU de l’autre.
Les Organisations autres que l’ONU (UNESCO, OMS, OMM, OIT, OACI, OMI, etc…) ne connaissent pas le mécanisme du veto. Dès lors, il suffit que la majorité requise par les statuts de chacune de ces institutions soit atteinte pour que la Palestine puisse être admise comme État membre. Compte tenu du nombre d’États qui ont, à ce jour, reconnu la Palestine, celle-ci n’aurait pas de difficultés à recueillir dans chacune de ces organisations, la majorité permettant son admission. Les avantages seraient variables selon les organisations et leur but technique. Ainsi, une entrée à l’UNESCO donnerait à la Palestine beaucoup plus d’autorité pour s’opposer au pillage de ses ressources archéologiques par Israël. Son entrée à l’organisation Maritime Internationale ou à l’Organisation Mondiale des Douanes, lui permettrait de surveiller efficacement la traçabilité des produits en provenance d’Israël et de s’opposer à ce que les produits des colonies ne soient admis par les autres pays comme produits israéliens.
Pour ce qui est des Nations unies, il en va différemment. L’admission comme membre se fait « par décision de l’Assemblée générale sur recommandation du Conseil de sécurité » (article 4, paragraphe 2). Il faut donc, pour que soit accomplie la suggestion du Président Obama d’une entrée de la Palestine à l’ONU en 2011, qu’intervienne un vote positif du Conseil de sécurité, donc, qu’il n’y ait aucun membre permanent qui mette son veto. Les propos mêmes du Président américain ont pu laisser penser que les Etats-Unis pourraient ne pas s’opposer à cette admission, mais les récents reculs de la diplomatie américaine dans la région laissent mal augurer d’une attitude offensive sur ce problème. Et il y a encore le cas des Britanniques qui disposent du veto et pourraient être tentés d’en user.
Mais en la matière, tout est question d’élan et de mouvement. C’est pourquoi l’heure est venue pour que la France et les autres pays européens s’engagent dans la voie ouverte par l’Argentine et le Brésil, voie qui pourrait être suivie prochainement par d’autres pays d’Amérique latine. Ces nouvelles reconnaissances unilatérales changeront considérablement le contexte. L’Organisation des Nations unies et surtout les membres permanents de son Conseil de sécurité seraient mis sur la défensive et ne pourraient pas tenir longtemps une attitude d’opposition à l’entrée de la Palestine. Le chemin de la paix s’en trouverait considérablement aplani. Il est évident que c’est une entrée à l’ONU qui donnerait à la Palestine la plénitude de ses droits. Elle pourrait adhérer à titre d’État au Statut de la Cour Internationale de Justice et de la Cour Pénale Internationale. Cela lui donnerait l’occasion de s’engager dans des procédures pour faire valoir les droits de son peuple. Elle pourrait adhérer aux grandes conventions internationales. Son autorité dans l’enceinte internationale et, par voie de conséquence, dans ses relations avec Israël, s’en trouverait profondément renforcée.
décembre 2010