Pierre Puchot, Médiapart
Ancien ministre libanais des finances (1998-2000), Georges Corm publie le 28 octobre une critique acerbe de ce qu’il décrit comme étant le « Nouveau Gouvernement du monde » (éditions La Découverte), dont vous pouvez lire un extrait sous l’onglet Prolonger. L’occasion d’aborder avec l’auteur de l’une des plus brillantes synthèses sur le conflit israélo-palestinien – Le Proche-Orient éclaté –, les récentes mutations du conflit israélo-libanais, de revenir sur la visite de Mahmoud Ahmadinejad à Beyrouth, et de tirer un premier bilan de l’action de la diplomatie américaine depuis l’élection de Barack Obama. Entretien.
D’où vous vient cette critique de ce « pouvoir mondialisé » que vous fustigez dans votre dernier ouvrage ?
C’est le complément d’un précédent travail, paru en 1993, Le Désordre économique mondial, qui annonçait les dérèglements à venir du système économique mondial, avec notamment la montée d’une économie de la corruption ainsi que la concentration massive de pouvoirs politique, médiatique, économique et financier aux mains d’une nouvelle élite, que je décris longuement comme constituant le cœur d’un pouvoir désormais mondialisé sur le plan politique et globalisé sur le plan économique et financier. De plus, cela fait longtemps que je m’occupe de ce qui a trait à que l’on appelait à l’époque les rapports Nord-Sud. En 1974, j’avais contribué à élaborer certains des dossiers que le mouvement des non-alignés avait présentés devant l’assemblée générale des Nations unies, en faveur d’un ordre économique international plus juste.
Les pays dits émergents sont venus aujourd’hui remplacer ce qu’on appelait le « tiers-monde », et la dualité Nord/Sud. Mais le fait que ces pays intègrent le pouvoir mondialisé ne va améliorer qu’à la marge la situation des différents groupes sociaux dans le monde. Ils ne sont pas porteurs de comportements économiques plus rationnels.
Dans votre ouvrage, vous invitez le lecteur à se pencher sur les vertus économiques de la religion. C’est notamment le passage sur « l’éthique économique de l’islam » que nous reproduisons ici...
Aujourd’hui, en économie, les termes de « distribution des revenus » sont devenus des gros mots. C’est une question interdite, pour plusieurs raisons, comme la généralisation de la mathématisation de l’économie qui a rendu totalement abstraites les relations économiques et sociales entre les hommes, supposés tous égaux et rationnels par définition de type axiomatique. Parler de justice sociale et de distribution des revenus, c’est l’assurance de se faire traiter de marxiste ou de socialiste attardé. Dans ce contexte, puisque nous sommes dans une ère marqué par le retour du religieux, il serait intéressant de noter qu’aussi bien le catholicisme que l’islam sont porteurs d’une très forte éthique économique, qui rejoint mes préoccupations d’économiste laïque sur le retour à une rationalité des systèmes économiques modernes. Comme l’avait déjà montré Spinoza, éthique et rationalité vont de pair, l’un ne peut exister sans l’autre. Or que nous disent ces deux religions ? Que la richesse matérielle ne peut pas être une fin en soi. Toute personne qui acquiert une richesse matérielle bien au-dessus de celui des gens du commun est pratiquement sommée de la mettre au service du bien commun et de la communauté. Dans le christianisme, l’idée du dénuement est très forte. Dans l’islam, elle est absente, mais il y a une condamnation de la richesse acquise sans cause, et nous avons la première organisation en matière de finances publiques. Pour beaucoup de gens qui attribuent une grande importance à leurs « origines » religieuses, je me dis : « Cessons de regarder l’identitaire religieux, comme une étiquette que l’on affiche dans des supposés conflits de civilisations, regardons le contenu de nos religions monothéistes et leurs prescriptions éthiques. »
Vous appelez de vos vœux une réforme globale de l’économie et de la gestion des affaires.
Cette prétention de l’économie de sortir des sciences humaines – qui sont dénommées sciences morales – pour devenir une science exacte est absolument insupportable, et contraire à tout principe rationnel. La vie économique, tout comme la vie politique ou sociale ou culturelle, est traversée de sentiments moraux, de désirs de puissance, d’effets d’imitation, de lutte pour l’accaparement des richesses ou la présence hégémonique dans un domaine, elle n’est pas faite que d’offres et de demandes sur un marché, c’est absurde. Nous sommes en pleine utopie, l’envers de l’utopie marxiste, mais dont les recettes sont appliquées de manière tout aussi fanatique. L’exemple type, c’est le monétarisme, doctrine folle dont je détaille le coût pour l’économie mondiale dans le livre. L’enseignement dans les cursus de « business administration », qui forme aujourd’hui des millions de diplômés de par le monde, est de telle nature aujourd’hui que cette économie fictionnelle se voit parée de vertus logiques et scientifiques. L’enseignement de l’économie est devenu d’une telle pauvreté intellectuelle que j’en viens à regretter celui dispensé il y a cinquante ans.
Vous évoquez également la nécessaire « réorganisation de la cohérence spatiale ».
On ne pourra jamais réhabiliter le politique s’il ne s’appuie pas sur une cohérence spatiale, sur une communauté cohérente dans l’espace dans lequel elle se trouve. Et cet espace doit être protégé des déstructurations amenées par la globalisation. Ce sont les mouvements migratoires, les délocalisations... Prenez une région en France qui, en vingt ans, perd la moitié de ses emplois parce que l’on a délocalisé, en Chine ou ailleurs. C’est fini, vous enlevez la cohésion spatiale. Et un politique qui gouverne un espace social déstructuré perd nécessairement sa cohérence.
« Le Tribunal spécial au Liban est né politisé »
S’il y a un espace, politique celui-là, dont la cohérence est bel et bien mise à mal, c’est celui de votre pays natal, le Liban.
Oui, et j’ai d’ailleurs écrit un article à l’époque de la guerre, 1975-1990, qui montrait comment le Liban était à l’avant-garde des mises en réseaux déstructurantes des cohésions spatiales. Prenons les Églises libanaises : chacune est prise dans un courant de puissance extérieur, qu’elle soit rattachée à Moscou, Rome ou Constantinople ou à l’une des nombreuses églises protestantes anglo-saxonnes. La même chose du côté des différentes écoles de pratique religieuse musulmane. De même, les milices armées, pendant la guerre, ont toutes été soutenues par des forces extérieures. Je me souviens, et j’en étais très choqué, que l’on faisait la quête dans les églises en Allemagne, pour la milice chrétienne libanaise.
Cet été, le Liban est entré dans une nouvelle phase, avec notamment l’invalidation de la thèse du complot syrien dans l’attentat contre Rafic Hariri et les soupçons qui se portent aujourd’hui sur le Hezbollah, selon de nombreuses fuites qui émanent du Tribunal spécial pour le Liban...
Cette justice internationale qui n’en est qu’à ses balbutiements a complètement perdu la boussole, notamment dans le cas du Liban où elle n’est plus aujourd’hui qu’au service d’intérêts géopolitiques. D’ailleurs, on peut remonter aux deux commissions d’enquête internationale mandatées par les Nations unies pour aider la justice libanaise dans son enquête sur l’assassinat de Rafic Hariri : elles ont usé et abusé de faux témoins manifestes. La commission présidée par le juge allemand Detlev Mehlis était la risée de beaucoup de Libanais devant l’invraisemblance des faits énoncés sur la base de faux témoins. Et aujourd’hui, ce tribunal international spécial sur le Liban qui a succédé à la Commission d’enquête, qui n’avait donc pas encore abouti, se refuse à réinterroger ces faux témoins pour comprendre ce qui s’est passé. Le TSL est en train de mettre sous tension le Liban avec toutes ces fuites organisées, ce qu’un ambassadeur européen a d’ailleurs confirmé récemment en disant : « Oui, mais ce n’est pas grave, nous continuerons à entretenir des relations avec le Hezbollah... » Nous sommes dans un chaos invraisemblable, où les Nations unies, instrumentalisées par les Etats-Unis et certains Etats européens, sont hautement responsables.
Cette politisation du Tribunal spécial que vous dénoncez...
(Il coupe) Mais le TSL est né politisé ! La justice pénale internationale est faite pour les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les déplacements forcés de population. Nous avons eu cela de 1975 à 1990 au Liban, je faisais d’ailleurs partie d’un groupe de personnalités qui demandaient à l’époque de faire un tribunal spécial pour le Liban. On a quand même eu 150.000 morts, 18.000 disparus et 600.000 déplacés. Les Nations unies n’ont pas bougé.
De plus, la justice pénale ne s’occupe même pas de crimes terroristes. Venir brusquement créer un tribunal pour l’assassinat d’un homme politique, alors qu’il y a en a eu toute une série au Liban avant celui de Monsieur Hariri... Juste après son assassinat, il y a d’ailleurs eu celui de Madame Bhutto, au Pakistan, dans des conditions similaires. Personne n’a jamais bougé. John Kennedy a été assassiné, Aldo Moro a été assassiné, Olof Palme... Jamais un spécialiste de droit international n’a dit : « Il faut créer un tribunal spécial. »
Dès le départ, il y avait donc une arrière-pensée politique quand on a créé ce tribunal au Liban.
Néanmoins, la thèse de la participation du Hezbollah à l’assassinat du premier ministre libanais a pris de l’ampleur dans les médias internationaux et influe depuis cet été sur la scène politique libanaise... Certes, mais on pourra très bien dire demain, à l’aide de faux témoins, que ces éléments du Hezbollah ont agi sur ordre des services syriens, ou iraniens. Tout est permis maintenant, à partir du moment où les anciens faux témoins qui accusaient la Syrie – ainsi que quatre généraux de l’armée libanaise en charge de la sécurité du pays et qui ont été jeté en prison près de quatre ans sans acte d’accusation –, non seulement n’ont pas été réinterrogés, mais ont en plus été protégés par des Etats étrangers, et notamment par la France.
« Sur le dossier palestinien, on a substitué un processus de paix à la paix »
Pour rester sur la Syrie et la France, que pensez-vous de l’initiative du président Sarkozy, qui tente une médiation entre Israël et Damas ?
Les Etats-Unis et quelques Etats européens essaient régulièrement de faire une politique de grands sourires avec la Syrie, dans l’espoir de la détacher de l’Iran. Mais la force de la Syrie dans la région, c’est justement son lien avec l’Iran d’un côté, son soutien au Hezbollah et au Hamas de l’autre. À moins que, demain, on dise à la Syrie : « On vous rend sans condition le plateau du Golan dans les frontières du 4 juin 1967, et à ce moment-là vous vous séparez de l’Iran et du Hezbollah », ce qui n’est pas une hypothèse réaliste, il ne se passera rien.
Au Proche-Orient, les Etats-Unis eux-mêmes semblent éprouver beaucoup de difficultés à faire bouger les choses...
Sur le dossier palestinien, on a substitué un processus de paix à la paix. Le jeu, c’est maintenir en vie un processus, cela donne lieu à tout un tas de gesticulations. Mais il est bien clair que ni les Américains, ni les Israéliens, ni même les Européens, ne cherchent effectivement la paix dans le dossier palestinien, mais uniquement le maintien d’un processus de paix. Cela fait 19 ans que cela dure, depuis le processus de Madrid. Et tout ce que nous voyons, c’est Israël qui gagne du temps pour coloniser ce qu’il reste de territoire palestinien. Vous avez un Etat surpuissant, appuyé lui-même par plusieurs Etats surpuissants, qui ignorent complètement les principes du droit international et les résolutions des Nations unies, et une fraction palestinienne du Fatah et de Mahmoud Abbas qui a déclaré être prête à protéger l’armée occupante et les colonies de peuplement et qui est le seul négociateur que reconnaissent Israël, les pays européens et les Etats-Unis. On est en plein délire.
Pourtant, au lendemain du discours d’Obama au Caire...
Ce discours ne changeait rien à ce que j’appelle la doctrine ossifiée des Etats-Unis. Sur le dossier israélo-palestinien comme sur l’Iran, il n’y a aucun changement dans la doctrine américaine. Dans mon ouvrage L’Europe et le mythe de l’Occident, j’évoquais l’autisme des décideurs américains et européens. Ils vivent dans leur bulle, en dehors de toute réalité de terrain. On accepte que le Pakistan et Israël possèdent la bombe, et lorsque l’Iran fait de l’enrichissement d’uranium, c’est comme si la sécurité de l’Occident était brusquement en cause. Quand on sait ce qu’est aujourd’hui l’État du Pakistan, il y a de quoi s’interroger sur cette logique. L’Occident prêche le droit, mais ne le met pas en pratique. Cela a toujours été son problème depuis le temps de la colonisation.
Votre analyse rejoint celle développée par Edward Saïd dans l’Orientalisme...
Non, pas du tout. Quelque part, mon précédent livre sur l’histoire de l’Europe et la construction du mythe de l’Occident, c’était presque de l’anti-Edward Saïd. J’étais un peu choqué de son analyse, lui qui utilisait une approche suivant la méthode de Foucault, pour la retourner contre la politique occidentale, en dénonçant un totalitarisme du discours dévalorisant de l’Occident, toutes tendances confondues, sur l’Orient musulman. Au contraire, mon livre est plein de tendresse pour l’Europe, ses arts, son miracle musical. Je suis très loin d’Edward Saïd, qui place Etats-Unis et Europe sur le même plan. Mais en tant que non-Européens, on a du mal comprendre comment avec de tels raffinements, les Etats européens en sont arrivés à se faire autant la guerre. La cruauté des guerres externes européennes est d’ailleurs le reflet de celle de ses conflits internes incessants, notamment depuis les guerres de religions qui ont été des guerres d’annihilation de l’autre au sein d’une même société. Ce sont elles qui ont été la vraie matrice des guerres totalitaires modernes et non point comme il est devenu à la mode de le soutenir, la philosophie des Lumières ou la doctrine marxiste.
« Personne ne proteste lorsque le roi d’Arabie saoudite vient visiter le Liban »
Au Proche-Orient cependant, l’atrophie diplomatique européenne épouse aujourd’hui superbement les incapacités américaines. Et de fait, la seule force qui, depuis 2006, modifie un peu les équilibres régionaux, c’est le Hezbollah.
Le Hezbollah avait déjà fait bouger les choses en 2000, lorsqu’il a obtenu la libération sans condition du Sud-Liban occupé par Israël depuis 1978. C’était un événement tout à fait exceptionnel qu’un mouvement de partisans obtienne l’évacuation de l’armée la plus puissante du Moyen-Orient, dans une guerre asymétrique. En 2006, il a réédité l’exploit. Qu’on soit laïque, sunnite ou chiite ou chrétien pratiquant, il est difficile aujourd’hui de ne pas soutenir la résistance du Hezbollah. Car au nom de quoi va-t-on la condamner ? D’une idéologie que l’on ne partage pas ? Ce qui compte, dans ce domaine, c’est la libération du territoire. À chacun ses convictions idéologiques religieuses et politiques, d’autant qu’au Liban aucune communauté ou aucune faction politique ne peut imposer aux autres son idéologie. Le problème, en ce qui concerne les diplomaties occidentales, c’est que leur souci de l’Etat d’Israël est contreproductif pour tout le monde, y compris pour la survie à long terme de cet Etat. Mais je ne crois pas du tout, contrairement à de nombreuses thèses qui frisent parfois l’antisémitisme, que ce soutien soit le résultat de l’action de lobbies sionistes. Je pense que l’Amérique protestante éprouve une sympathie profonde pour la colonisation de la Cisjordanie. Elle a la sensation de revivre sa propre conquête de l’Amérique, qu’elle a considérée comme une nouvelle terre promise. Il ne faut pas oublier les origines puritaines du nationalisme américain, qui fait une lecture au premier degré de l’Ancien Testament. L’Europe, quant à elle, reste sur le traumatisme de la terrible réalité du génocide des communautés juives. Et c’est cette alliance entre le nationalisme religieux américain et le traumatisme européen du génocide des communautés juives européennes entre 1939 et 1945 qui conduit à cette ossification de la politique occidentale au Moyen-Orient. La conséquence en est que le droit international cesse de s’appliquer sur les occupations israéliennes ou américaines de territoires au Moyen-Orient. On le voit bien : la géopolitique internationale n’est pas rationnelle, contrairement à toutes les belles théories que l’on peut élaborer et enseigner sur les relations internationales.
Pour rester dans le passionnel, on a beaucoup parlé du Liban ce mois-ci, à l’occasion de la visite du président iranien, Mahmoud Ahmadinejad...
Cette visite a suscité des passions en Occident et au sein de la partie de la population libanaise qui s’identifie à l’Occident. Quand j’étais ministre, et que l’on a subi des attaques israéliennes sur des installations électriques, l’Iran nous a fourni de l’aide. L’Iran n’a jamais cessé d’en fournir, notamment pour la reconstruction de la banlieue sud de Beyrouth après les terribles bombardements israéliens de l’été 2006 ; de même l’Iran a fourni de l’aide militaire au Hezbollah qui a réussi à libérer le sud du pays. Je ne vois donc pas pourquoi le président iranien ne viendrait pas au Liban en visite officielle. Il ne plaît pas aux Etats-Unis et aux Européens, mais cela ne peut pas être le problème des Libanais. Personne ne proteste lorsque le roi d’Arabie saoudite vient visiter le Liban, alors que dans ce pays nous avons un régime politique religieux tout à fait autoritaire, qui pratique la charia musulmane aussi, mais qui n’accorde aucune liberté de culte, ce qui n’est pas le cas de l’Iran où les églises et les synagogues sont ouvertes aux fidèles de ces deux religions, et où vous avez des députés de ces deux communautés qui siègent au parlement. Le contraste entre l’image positive donnée à l’Arabie saoudite et la diabolisation de l’image de l’Iran est exclusivement fonction d’intérêts géopolitiques et n’a pas grand-chose à voir avec les réalités de terrain.
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Le Nouveau Gouvernement du monde, par Georges Corm. Editions La Découverte, 299 pages, 19 euros.
Publié par Médiapart