Tony Judt
Pour Tony Judt, insister sur le caractère exclusivement juif de l’État hébreu est un contresens historique. Et une faute morale.
Qu’est-ce que le « sionisme » exactement ? Sa revendication centrale a toujours été que les Juifs représentent un seul et même peuple ; que leur dispersion et leur souffrance multimillénaires n’ont en rien atténué leurs particularités collectives propres ; et que le seul moyen pour eux de vivre librement en tant que Juifs – de la même façon que vivent les Suédois en Suède, peut-on dire – est de résider dans un État juif.
Ainsi la religion cessa-t-elle d’être, aux yeux des sionistes, le critère principal de mesure de l’identité juive. À la fin du XIXe siècle, alors qu’un nombre grandissant de jeunes Juifs était légalement ou culturellement émancipés du monde du ghetto ou du shtetl (village juif d’Europe centrale), commença à émerger au sein du sionisme l’idée qu’une minorité influente serait la seule alternative à la persécution et à l’assimilation ou la dilution culturelle. Ainsi, paradoxalement, alors que le séparatisme religieux et la pratique cultuelle commençaient à reculer, leur version séculaire était activement promue.
Je peux parfaitement confirmer, de par mon expérience personnelle, que le sentiment antireligieux – souvent d’une virulence que je trouvais gênante – s’était largement répandu dans les cercles de la gauche israélienne dans les années 1960. La religion, me disait-on, était bonne pour les haredim (orthodoxes) et les « fanatiques » du quartier Mea Shearim de Jérusalem. « Nous » sommes modernes, rationnels et « occidentaux », m’expliquaient mes professeurs sionistes. Mais ce qu’ils ne disaient pas c’est que l’Israël qu’ils voulaient que je rejoigne était également enraciné, et ne pourrait qu’être ancré dans une vision ethnique rigide des Juifs et de la judaïté.
L’histoire était la suivante. Les Juifs, jusqu’à la destruction du second temple (au Ier siècle), étaient des fermiers dans ce qui est aujourd’hui l’ensemble Israël-Palestine. Ils avaient alors été encore une fois contraints à l’exil par les Romains et erraient de par le monde : sans toit, ni racines, et bannis. Enfin, « ils » « rentraient » et laboureraient à nouveau les terres de leurs ancêtres.
C’est ce récit que l’historien Shlomo Sand tente de déconstruire dans son livre polémique Comment le peuple juif fut inventé. Les critiques affirment que sa contribution est, au mieux, redondante. Depuis un siècle, les spécialistes se sont parfaitement familiarisés avec les sources qu’il cite et les arguments qu’il formule. D’un point de vue purement scientifique, je n’ai rien à redire à cela. Étant moi-même largement dépendant d’informations de seconde main sur le premier millénaire de l’histoire juive, je peux confirmer que le professeur Sand, en soulignant les conversions et le mélange ethnique qui caractérisaient les Juifs des premiers temps, ne nous dit rien que nous ne sachions déjà.
La question qui se pose est : qui sommes-« nous » ? Il est certain qu’aux États-Unis l’écrasante majorité des Juifs (et peut-être des non-Juifs) ne connaît absolument pas l’histoire relatée par le professeur Sand. Ils n’ont jamais entendu parler de la plupart de ses protagonistes. En revanche, ils se contentent trop facilement de la vieille version caricaturale de l’histoire juive que Sand cherche à discréditer. Si le travail de vulgarisation ne faisait rien d’autre que pousser un tel public à réfléchir et à lire davantage, alors il aura valu la peine.
Mais il offre plus que cela. Alors que l’État d’Israël avait d’autres raisons d’exister, et qu’il en a toujours (ce n’est pas par hasard si David Ben Gourion a voulu, planifié et orchestré le procès d’Adolf Eichmann), il est évident que le professeur Sand a dévalorisé la raison classique de la création d’un État juif. En bref, une fois que l’on a admis que le caractère uniquement juif d’Israël repose sur une affinité imaginaire ou choisie, quelle est la marche à suivre ?
Shlomo Sand est lui-même israélien, et l’idée que son pays n’a pas de raison d’être lui serait odieuse. Et à raison. Les États existent ou ils n’existent pas. L’Égypte ou la Slovaquie ne sont pas justifiées en droit international par la grâce d’une quelconque théorie d’« égyptianité » ou de « slovaquité » profonde. Ces États sont reconnus comme acteurs internationaux, avec des droits et un statut, simplement par leur existence et leur capacité à perdurer et se protéger.
Ainsi, la survie d’Israël ne repose pas sur la crédibilité de l’histoire qu’il raconte sur ses origines ethniques. Si nous acceptons cela, nous pouvons enfin comprendre que l’insistance du pays à prétendre qu’il a une identité exclusivement juive est un sérieux handicap. En premier lieu, une telle insistance renvoie tous les citoyens et résidents non-Juifs à un statut d’Israéliens de seconde zone. Et cela serait vrai même si la distinction était purement formelle. Or elle ne l’est pas : être un musulman ou un chrétien, ou même un Juif qui ne correspond pas à la définition de plus en plus rigide de la judéité de l’Israël d’aujourd’hui, a un coût.
La conclusion implicite du livre du professeur Sand est qu’Israël ferait mieux d’apprendre à se penser en tant que… Israël. L’obsession perverse qui consiste à vouloir identifier une judéité universelle à un seul petit morceau de territoire ne fonctionne pas, à bien des égards. C’est réellement le facteur le plus important dans l’échec de la résolution de l’imbroglio israélo-palestinien. Cela dessert Israël, et je dirais aussi que cela dessert les Juifs, qui sont, ailleurs, identifiés à ses actions.
Alors que faire ? Shlomo Sand ne nous le dit absolument pas, et, à sa décharge, nous devons reconnaître que le problème est très difficile. Je le soupçonne d’être en faveur de la solution d’un seul État, ne serait-ce que parce que c’est l’aboutissement logique de ses arguments. Je serais moi aussi favorable à cette issue si je n’étais pas convaincu que les deux côtés s’y opposeraient vigoureusement. La solution de deux États pourrait tout de même être le meilleur compromis, même si elle laisse Israël à ses ethno-illusions. Mais, à la lumière des développements de ces deux dernières années, il est difficile d’être optimiste quant aux perspectives d’une telle décision.
Ce que j’aurais tendance à faire, alors, serait de concentrer mon attention ailleurs. Si les Juifs d’Amérique du Nord et d’Europe prenaient leurs distances avec Israël (comme beaucoup ont commencé à le faire), l’affirmation qu’Israël est « leur » État semblerait absurde. Avec le temps, même Washington finirait par trouver futile de lier la politique étrangère américaine aux illusions d’un seul petit État du Proche-Orient. Je crois que c’est la meilleure chose qui pourrait arriver à Israël. Il serait contraint de reconnaître ses limites. Et devrait se faire d’autres amis, de préférence parmi ses voisins.
Nous pourrions ainsi espérer, avec le temps, voir s’établir une distinction naturelle entre les personnes qui se trouvent être juives mais sont citoyens d’autres États, et les personnes qui sont des citoyens israéliens et se trouvent être juives. Cela se révélerait fort utile. Il existe de nombreux précédents : les diasporas grecque, arménienne, ukrainienne et irlandaise ont toutes joué un rôle malsain en perpétuant l’exclusion ethnique et les préjugés nationalistes dans les pays de leurs ancêtres. Mais la guerre civile en Irlande du Nord s’est en partie achevée parce qu’un président américain a ordonné à la communauté irlandaise des États-Unis d’arrêter d’envoyer des armes et de l’argent à l’IRA provisoire. Si les Juifs américains arrêtaient de lier leur destin à Israël et utilisaient leur soutien financier à de meilleures fins, quelque chose d’équivalent pourrait se produire au Proche-Orient.
Historien, Tony Judt est professeur à l’université de New York et directeur de l’Institut Remarque.
publié par le Financial Times et en français par Jeune Afrique, le 22 mai