Ali Fathollah-Nejad
Un universitaire réputé, fils de survivants de l’Holocauste se voit interdit de parole par le lobby d’Israël allemand : il devait donner des conférences sur Gaza.
Dr Norman D. Finklestein - le Sionisme et la carte de l’holocauste : extrait d’une conférence donnée à Berlin en 2009
Le spécialiste universitaire internationalement connu du conflit israélo-palestinien Norman Finkelstein devait faire des conférences sur l’état actuel de ce conflit interminable et sur la situation à Gaza, un an après l’agression israélienne, à Munich et à Berlin, la semaine dernière. Sa tournée européenne de conférences, incluant des interventions prévues dans un certain nombre d’institutions prestigieuses, telles que l’Académie des Sciences de la République tchèque, la Faculté de Philosophie and des Arts de l’Université Charles de Prague, aurait dû l’amener à venir s’exprimer en Allemagne, sa précédente intervention dans ce pays remontant à 2002.
Initialement, une des conférences berlinoises de Finkelstein était sponsorisée par la Fondation Heinrich Böll, une institution affiliée au parti allemand des Verts. Il était prévu que l’événement prendrait place dans l’Eglise (protestante) de la Trinité, mais cette église se dédit. Dans une déclaration annonçant sa décision d’annuler cette manifestation, l’église « regrettait d’avoir été impliquée, contre son gré et à l’encontre de ses prises de position publiques, dans des polémiques antisémites et anti-israéliennes ». Peu après, le 9 février, la Fondation Böll annonçait à son tour qu’elle se dégonflait : « En raison d’inattention, d’investigations insuffisantes et de confiance excessive en nos partenaires de coopérations, nous avons commis une grave erreur. Nous estimons en effet que ni le comportement de M. Finkelstein ni ses thèses ne s’inscrivent à l’intérieur des limites d’une critique légitime. » Elle terminait en « remerciant les nombreux courriers et interventions qu’elle avait reçu au sujet de cette manifestation ».
L’autre conférence de Finkelstein était programmée au siège de la Foundation Rosa Luxemburg (RLS), une institution allemande affiliée au Parti de la Gauche. Mais, le 17 février, cette boîte-à-idées du Parti de la Gauche retira lui aussi son soutien, déclarant qu’il avait sous-estimé le « caractère politiquement détonnant » de l’événement, ajoutant que sa proposition de mettre un contradicteur en face de Finkelstein afin de garantir un « débat controverse et pluraliste » avait été rejetée par les organisateurs. Mis à part son insistance inhabituelle à inviter un « contradicteur », la RLS refusa de nommer celui-ci, rapport Doris Pumphrey, du comité d’organisation.
Les deux conférences de Finkelstein prévues à Munich, dont l’une devait être prononcée à la Maison amérique de Munich, furent, elles aussi, annulées.
Le lobby d’Israël allemand et l’allégation d’antisémitisme
Cette vague d’annulations faisait suite à une campagne concertée de groupes de pression néoconservateurs et sionistes, tels qu’Honestly Concerned, connus pour leur soutien inconditionnel à la politique israélienne et pour leur diffamation des détracteurs d’Israël, qu’ils qualifient d’« antisémites », ou encore de BAK Shalom, une organisation pro-sioniste de l’union des jeunes du Parti de la Gauche, qui fut un des principaux moteurs de la campagne visant à faire supprimer les conférences publiques de Finkelstein. Une déclaration signée par BAK Shalom et d’associations du même acabit affirme que « Finkelstein est internationalement populaire parmi les antisémites », le qualifiant d’« historien autoproclamé » et l’accusant de « révisionnisme historique » et d’« antisémitisme ».
Finkelstein, dont les deux parents sont des survivants du Ghetto de Varsovie et des camps de concentration nazis, est titulaire d’un doctorat de sciences politiques de l’Université de Princeton, il est l’auteur de plusieurs ouvrages universitaires consacrés au conflit israélo-palestinien. Son ouvrage intitulé Mythes et réalités du conflit israélo-palestinien (2006) a été salué par des chercheurs éminents, tels que le professeur à l’Université d’Oxford Avi Shlaim (« une contribution majeure à l’étude du conflit arabo-israélien ») et par l’intellectuel mondialement connu Noam Chomsky (« l’étude la plus révélatrice du contexte historique du conflit et des négociations de paix en cours »). En 2007, à la suite d’une campagne de diffamation, dans laquelle le professeur de droit à Harvard Alan Dershowitz a été impliqué, Finkelstein (diffamé par Dershowitz comme « un antisémite classique qui a invoqué tous les stéréotypes antijuifs »), en dépit de l’aval académique, s’était vu refuser une chaire à l’Université De Paul de Chicago, où il enseignait. Il convient de noter que l’ouvrage de Dershowitz, The Case for Israel (Le droit d’Israël), dont l’intégrité scientifique a été fortement mise en cause par Finkelstein et d‘autres a bénéficié d’une publicité sur le site web de BAK Shalom.
McCarthyisme à l’israélienne versus humanisme juif
Finkelstein ne cesse de prôner un règlement du conflit israélo-palestinien qui soit conforme au droit international et à ses résolutions, tout en insistant sur le fait que la leçon qu’il a retenue des souffrances endurées par sa famille du fait de l’Holocauste l’ont conduit à appeler l’attention sur le calvaire des Palestiniens. Il n’est pas le seul juif critique à l’égard d’Israël à avancer un argument de cette nature.
En réponse aux groupes de lobbying pro-israélien, le professeur Rolf Verleger, président de la section allemande de l’association European Jews for a Just Peace (EJJP) - un des sponsors des conférences berlinoises - a rejeté les allégations mises en avant à l’encontre de Finkelstein. Au contraire, Verleger l’a qualifié de « juif fier et conscient, qui se défend contre l’appropriation de la tradition juive par le nationalisme juif ne jurant que par le sang et le territoire ». Critiquant ces groupes de pression en raison de leur refus de condamner les violations des droits de l’homme et le nationalisme dans le cas d’Israël, Verleger a comparé leur tactique à l’agitation mccarthyiste, dirigée en l’occurrence contre de prétendues « activités anti-israéliennes ».
M. Verleger, qui est l’auteur de l’ouvrage Le fourvoiement d’Israël : L’opinion d’un juif (en allemand, PapyRossa, 2e édition, 2009), est un ancien membre du bureau des délégués du Conseil central des Juifs d’Allemagne. Il n’a pas été réélu à ce poste en raison de ses critiques ouvertes à l’encontre de la politique israélienne. Dans une lettre envoyée à l’Eglise de la Trinité afin qu’elle revienne sur sa décision d’annulation, Verleger rejetait l’idée selon laquelle le fait de critiquer la politique d’Israël équivaudrait à de l’antisémitisme, parlant, au contraire, de « responsabilité juive » à avancer une telle critique. Notant, dans ce courrier, que son père, qui avait perdu son épouse et trois fils à Auschwitz, est décédé, voici de cela quarante-cinq ans, le jour-même de la conférence prévue de Finkelstein à Berlin, avec un « numéro d’Auschwitz tatoué sur le bras », Verleger poursuivait en félicitant Finkelstein pour sa position fidèle « à la tradition humaniste du judaïsme allemand » à la Martin Buber, Hannah Arendt, ou encore à la manière du rabbin Leo Baeck.
Raison d’Etat de gauche
Le dédit de la Fondation Rosa Luxemburg (RLS) a généré une longue suite de protestations, qui se poursuivent encore aujourd’hui. Dans une lettre ouverte, certains parlementaires du Parti de la Gauche et certains sympathisants en vue de ce parti ont critiqué la manière dont cette fondation a traité Norman Finkelstein, estimant « absurdes » les allégations diffamatoires proférées à son encontre. Dans une autre lettre ouverte, des titulaires anciens et actuels de bourses de la RLS concluaient que cette fondation risque de perdre « son caractère de lieu propice aux débats et aux controverses de gauche », si elle devait continuer à éviter toute critique de la politique israélienne. Beaucoup d’autres militants de gauche ont eux aussi critiqué la décision prise par la RLS, rappelant les célèbres propos de Rosa Luxemburg : « La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement », mettant en garde la fondation contre le risque de ne plus être digne d’en porter le nom prestigieux.
Pour la RLS, ces critiques ne sont pas une première : cette fondation a été durement critiquée, l’été dernier, pour avoir laissé trois fomentateurs de guerre bien connus - dont un représentant important de BAK Shalom - s’exprimer lors de sa plus grande conférence annuelle laissée à l’initiative des étudiants. Le Parti de la Gauche et son think-tank ont connu des dissensions internes autour de la question de l’antisionisme et de l’anti-impérialisme, en particulier après que le secrétaire du groupe parlementaire de ce parti, Gregor Gysi eut prôné, au printemps 2008, la remise en question de ces principes-mêmes. La plaidoirie de Gysi a été perçue comme visant à aligner le Parti de la Gauche sur la raison d’Etat allemande. Dans un discours devant le parlement israélien (Knesset) en mars 2008, la chancelière allemande Angela Merkel avait déclaré :
« Ici bien plus que nulle part ailleurs, je tiens à souligner explicitement que tout gouvernement allemand et tout chancelier allemand avant moi a assumé la responsabilité historique spéciale de l’Allemagne vis-à-vis de la sécurité d’Israël. Cette responsabilité historique fait partie intégrante de la raison d’être de mon pays. Pour moi, en tant que chancelière allemande, par conséquent, la solidarité d’Israël ne fera jamais l’objet d’une quelconque négociation ».
Faisant étalage de « solidarité inconditionnelle » avec la politique israélienne, deux jours après le début de l’opération militaire à Gaza déclenchée par Tel-Aviv l‘année dernière, la chancelière allemande et le Premier ministre israélien Ehud Olmert « tombaient d’accord pour déclarer que la responsabilité de l’évolution de la situation dans la région incombait clairement et exclusivement au Hamas ». Cette déclaration fut ensuite reprise par le secrétaire du Parti de la Gauche à Berlin, Klaus Lederer, lors d’une manifestation de soutien à Israël.
Après les annulations des diverses conférences de Finkelstein, le junge Welt, un quotidien indépendant de gauche connu pour son opposition irréfragable aux guerres illégales, est intervenu afin de proposer ses locaux plutôt modestes à Berlin, pour qu’il puisse y faire une conférence.
Finalement, dans une déclaration datée du 20 février, Finkelstein expliqua qu’il ne viendrait pas du tout en Allemagne : « Certains Allemands semblent déterminés à ce que leurs concitoyens n’entendent que des opinions sur le conflit israélo-palestinien qui soutiennent la politique du gouvernement israélien. Une telle intolérance n’est pas bonne pour les Palestiniens, qui vivent sous une occupation militaire brutale. Elle n’est pas bonne pour les Allemands, qui veulent que leur pays soutienne les droits de l’Homme et le droit international. Elle n’est pas bonne pour les Israéliens dissidents courageux, qui ont besoin du soutien de l’Union européenne. »
Au cours des conférences prévues, Finkelstein allait, entre autres choses, commenter le Rapport Goldstone, commissionné par les Nations unies, qui a trouvé Israël coupable de crimes de guerre lors de son agression contre Gaza durant l’hiver 2008-2009. En l’absence de voix critiques puissantes telle celle d’un Finkelstein, Berlin n’aura aucun problème à continuer de violer les lois tant allemandes qu’européennes, qui interdisent les ventes d’armes à des régions du monde déchirées par des conflits militaires (comme le territoire du conflit israélo-palestinien).
Cet étouffement des critiques à l’encontre de la politique israélienne a de nombreux précédents
L’on a connu plusieurs autres occurrences, en Allemagne, récemment, où des critiques de la politique d’Israël furent traitées de la sorte. En janvier de cette année, trois députées du parti de la Gauche (qui ont également signé la lettre ouverte à la RLS) ont été attaquées par des associations du même tonneau, en concert avec des pasteurs évangéliques, au motif qu’elles ont refusé de participer aux ovations debout à la fin de l’adresse de Shimon Peres au Bundestag, prononcée à l’occasion de la Journée de Commémoration de l’Holocauste.
Les trois parlementaires, qui avaient rendu hommage aux victimes des crimes nazis lors de cérémonies antérieures au discours de Pérès, ont expliqué leur refus en pointant l’exploitation par le président israélien de l’événement à des fins de propagande en faveur d’une guerre contre l’Iran. Dans son discours, Pérès, en effet, avait qualifié le gouvernement iranien « de danger pour le monde entier ». En dépit d’appels en cours d’Israël à une frappe militaire conter l’Iran, le Président israélien a déclaré, sans sourciller : « nous nous identifions aux millions d’Iraniens qui se révoltent contre la dictature et la violence ». La section allemande de l’EJJP, mentionnons-le au passage, avait auparavant critiqué l’invitation faite à Pérès.
Début 2009, un débat prévu portant sur l’offensive militaire israélienne à Gaza, lors d’une des principales émissions politiques à la télévision allemande, « Anne Will », avait été annulé quelques jours seulement avant sa diffusion prévue, la chaîne ayant apparemment fait l’objet de pressions politiques.
En octobre 2009, à la suite d’une campagne de lobbying analogue à celle de l’affaire qui nous occupe, un débat prévu à Munich avec l’historien israélien en exil Ilan Pappé fut annulé par les autorités municipales. Dans une lettre ouverte, le Professeur Pappé - qui s’exprimait alors dans un autre lieu public - écrivit que son père « s’était vu intimer le silence, de la même manière, en sa qualité de juif allemand, dans les années 1930 ». Comme lui, poursuivait-il, son père et ses amis étaient considérés des juifs « ‹ humanistes › et ‹ pacifistes › dont il fallait à tout prix étouffer l’expression et écraser ». Pappé a ajouté qu’il « était inquiet, comme devrait l’être toute personne consciente, au sujet de la liberté d’expression et de la santé de la démocratie dans l’Allemagne d’aujourd’hui », la décision de censurer sa conférence en étant une parfaite illustration.
Tant Finkelstein que Pappé sont les auteurs d’études de pointe sur le conflit israélo-palestinien. Ils sont considérés être des avocats éloquents d’une solution juste et légale au conflit. Leur origine juive les rend tout particulièrement dérangeants pour les partisans inconditionnels d’Israël, qui ont très souvent recours à des critiques infâmantes à leur égard, en les qualifiant d’antisémites, voire de « juifs se haïssant eux-mêmes ».
L’on pourrait soutenir qu’une telle distinction entre de « bons » et de « mauvais » juifs équivaut, en lui-même, à une sorte d’antisémitisme.
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
* Ali Fathollah-Nejad est un chercheur spécialisé dans les relations internationales du Moyen-Orient. Il a un site web, consultable à l’adresse : http://www.fathollah-nejad.com
4 mars 2010 - Mondialisation.ca - Vous puvez consulter cet article à :
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