Samy Cohen
Lancera-t-il ses F-15 et F-16 à l’assaut des installations iraniennes ? Appliquera-t-il la "doctrine Begin" interdisant qu’un pays du Proche-Orient acquière une capacité de destruction nucléaire qui menacerait son existence ? Cette doctrine fut appliquée une première fois le 7 juin 1981, avec la destruction de la centrale irakienne d’Osirak ; puis une seconde en septembre 2007, lorsque l’armée de l’air israélienne détruisit un site syrien supposé abriter une centrale nucléaire livrée par la Corée du Nord.
Le jour de la commémoration de la Shoah, le 21 avril 2009, le premier ministre israélien a réitéré implicitement son attachement à cette doctrine : "Nous ne permettrons pas à ceux qui nient la Shoah d’en commettre une deuxième." Benyamin Netanyahu n’est-il pas désormais pris au piège de ce discours ? Rien n’est moins sûr. Pour la première fois de son existence, Israël pourrait considérer que la "doctrine Begin" a plus d’inconvénients que d’avantages et que l’accession de l’Iran au rang de puissance nucléaire est un mal inévitable.
Derrière un discours officiel d’une fermeté implacable, le doute s’installe. Une nouvelle vision se développe, les mentalités évoluent en Israël et une réflexion s’ébauche même sur l’attitude à adopter face à cette éventuelle nouvelle donne. Trois éléments majeurs expliquent cette évolution.
1. La perception de la "menace iranienne". Depuis longtemps deux écoles s’affrontent. L’une croit en la volonté du régime iranien de détruire Israël. Le cocktail de fondamentalisme religieux, de possession de l’arme atomique et de politique d’hostilité affichée à l’encontre d’Israël rend, aux yeux de cette première école, la "menace iranienne" particulièrement préoccupante.
Mais cette vision est de plus en plus battue en brèche dans les milieux plus "rationnels" de l’expertise stratégique. S’ils sont sensibles au discours hostile et négationniste d’un Mahmoud Ahmadinejad, ils ne croient guère que l’Iran représente une "menace existentielle" pour Israël. Et ils n’hésitent pas à critiquer le discours officiel. Ils y voient une "construction" politique "contre-productive" qui inquiète les Israéliens au lieu de les rassurer. Le ministre de la défense, Ehud Barak, qui représente bien cette évolution de la pensée stratégique, a pris ses distances avec le ton alarmiste du premier ministre : "L’Iran ne constitue pas une menace pour l’existence d’Israël", a-t-il affirmé à la mi-septembre.
De fait, la plupart des experts en Israël ne croient pas que l’Iran prendra le risque de se faire détruire par une attaque nucléaire israélienne de "seconde frappe", sachant qu’Israël a les moyens de la déclencher, notamment grâce à ses sous-marins lanceurs de missiles de croisière. L’Iran est pour eux un pays qui "monte en puissance" et voit son influence s’accroître régulièrement au Proche-Orient. Il est peu probable que ses dirigeants veuillent enrayer cette dynamique. Les Iraniens, disent-ils, sont un peuple "intelligent" et "rationnel" qui a avancé ses pions de manière savamment calculée sur la scène internationale. Ce pays s’inquiète moins de l’arme nucléaire israélienne que de son voisinage à l’est, avec des puissances nucléaires telles que le Pakistan, l’Inde et la Chine. Ses dirigeants craignent davantage un Pakistan aux mains des talibans que l’"Etat sioniste" abhorré.
Son projet politique majeur n’est pas la destruction pure et simple de l’Etat d’Israël. Les dirigeants iraniens la savent impossible dans l’état actuel et futur du rapport de forces entre eux et Israël. Leur soutien à la cause palestinienne est superficiel et personne en Iran ne prendrait le risque d’une guerre pour un enjeu aussi faible. Leur ambition est d’étendre leur influence dans le monde musulman et d’islamiser les pays arabes.
Les attaques verbales de l’Iran contre Israël contiennent certes une part de "sincérité", notent-ils également, mais leur objectif principal est de rassurer et d’anesthésier la vigilance des pays arabes au sujet de son programme nucléaire, en tentant de faire passer le message selon lequel la future bombe ne leur est pas destinée mais vise Israël. Cette stratégie semble porter ses fruits puisque aucune coalition arabe n’est venue contrer la politique "hégémonique" de l’Iran.
Il n’y a pourtant nulle naïveté dans ces analyses qui ne peuvent pas s’afficher, pour l’instant, ouvertement. La prudence reste de mise. Pour plusieurs raisons. D’abord, une attaque surprise iranienne sur Israël ne peut être totalement exclue, même si sa probabilité est des plus faibles. Ensuite, la perspective qu’Israël perde le monopole atomique dans la région équivaudrait à un séisme. Il porterait atteinte à la position de puissance dominante d’Israël dans la région et affaiblirait sa dissuasion. La perte de cette suprématie obligerait le pays à se repenser complètement.
Un Iran nucléarisé verrait son influence renforcée au Proche-Orient et menacerait les régimes sunnites modérés comme l’Arabie saoudite, et surtout la Jordanie et l’Egypte. C’est sans doute là une des préoccupations majeures des dirigeants israéliens. Leur plus grand cauchemar est qu’Israël se retrouve environné de régimes fondamentalistes hostiles à son existence. D’autre part, un Iran nucléaire susciterait une course aux armements atomiques au Proche-Orient. D’autres pays, tels que l’Egypte ou la Turquie, seraient tentés de suivre l’exemple iranien. Par ailleurs, un Iran nucléaire accroîtrait les risques de dissémination de matières nucléaires aux mains de "groupes terroristes".
Enfin, il pourrait nourrir une inquiétude majeure au sein de la population israélienne et l’inciter au départ. Un sondage du Centre d’études iraniennes de l’université de Tel-Aviv, publié dans Haaretz le 22 mai, indique que 23 % des Israéliens envisageraient la possibilité de quitter Israël si l’Iran acquérait la bombe atomique. En fait, adeptes du principe du "zéro risque", la plupart de ces experts préféreraient une attaque du type Osirak si Tsahal en avait les moyens. Mais les a-t-il ?
2. La perception des capacités opérationnelles de l’armée de l’air.Tous les experts civils et militaires conviennent que l’Iran n’est pas l’Irak. L’effet d’une attaque aérienne surprise ne peut plus jouer. Osirak était une cible facile, pratiquement à ciel ouvert. Les sites iraniens sont disséminés et profondément enfouis sous terre. Certaines installations échapperaient à la connaissance des services de renseignement, ce que confirme le dévoilement, le 24 septembre, de l’existence d’un nouveau site nucléaire près de Qom.
Le doute existe également quant à la capacité de l’armée de l’air de détruire les installations nucléaires iraniennes en une frappe unique. Plusieurs passages pourraient être nécessaires, avec les risques que cela comporte, notamment pour les pilotes. Une attaque effectuée par des missiles balistiques n’est pas exclue, mais elle n’est pas perçue comme la panacée, ces derniers étant moins précis que les avions, comme le note le rapport du Center for Strategic & International Studies de Washington, du 14 mars 2009. Le risque de toucher des civils en grand nombre dans des sites urbains comme celui d’Ispahan n’est pas négligeable.
En tout état de cause, une attaque qui apparaîtrait comme un demi-succès porterait atteinte à l’image de l’armée de l’air et à sa capacité de "frapper un ennemi quel qu’il soit et où qu’il soit". Elle renforcerait la détermination des dirigeants iraniens dans leur volonté de poursuivre leur dessein jusqu’à son terme. Dans le meilleur des cas, Israël gagnerait un répit de deux à trois ans mais devrait faire face à des opérations de rétorsion de la part de l’Iran et de son allié, le Hezbollah, sous forme d’attaques de missiles conventionnels, voire d’attaques terroristes. Tsahal ne cache pas qu’il n’a pas les moyens de parer à une pluie de missiles de type Katioucha ou Graad, jusque sur Tel-Aviv.
publié par le Monde