Uri Avnery 11 juillet 2009
TOUT ENFANT allemand connaît l’histoire du capitaine de Koepenick.
La scène se passe dans l’Allemagne de 1908 ; le second Reich, au faîte de son pouvoir, est gouverné par un Kaiser presque toujours paré d’un splendide uniforme militaire.
Un cordonnier nommé Wilhelm Voigt est relâché de prison, après avoir purgé sa peine pour fraude. Il a besoin d’un passeport pour obtenir un travail, mais les criminels ne peuvent pas obtenir de passeport.
Le cordonnier se rend dans une boutique de déguisements et y acquiert un uniforme de capitaine de l’armée. Il réquisitionne une escouade de soldats qui vient à passer dans la rue. Ceux-ci remarquent des irrégularités dans sa tenue mais n’osent pas désobéir à un officier.
Le “capitaine” fait entrer les soldats dans la petite ville de Koepenick, une banlieue de Berlin, arrête le maire et confisque le coffre-fort, qui contient des passeports vierges. Plus tard la police n’aura pas de grandes difficultés à découvrir qui a commis le délit, et celui-ci sera rapidement arrêté.
Quand un adjudant-major apporte la nouvelle au Kaiser, la Cour retient son souffle. Après un ou deux instants de tension, Sa Majesté éclate de rire. Toute l’Allemagne rit avec lui, ainsi que tout le reste de l’Europe.
Le “Hauptmann von Koepenick” devint une légende, car son aventure mettait en relief l’essence même du régime : dans Allemagne militariste de l’époque, juste avant la Première Guerre mondiale, le statut de militaire était synonyme d’autorité incontestée.
PEUT-ETRE que tout pays a une histoire de ce genre, qui souligne d’un coup les principaux penchants du régime. En Israël, c’était – jusqu’à cette semaine – l’affaire de “l’ampoule électrique de Ramat Gan”.
En mars 1982, le ministre de l’Economie, Yaacov Meridor, membre dirigeant du Likoud, annonça qu’un savant du nom de Danny Berman s’était présenté avec une invention qui causerait une révolution mondiale. Par une simple réaction chimique, il était capable de produire suffisamment d’énergie pour éclairer tout Ramat Gan avec une seule ampoule électrique. Ramat Gan est une ville sœur de Tel-Aviv, et presque aussi étendue qu’elle.
Yaacov Meridor (aucun rapport avec l’actuel ministre Dan Meridor) n’était pas n’importe qui. Il avait été le commandant de l’Irgoun avant l’arrivée de Ménahem Begin et, plus tard, il fut à l’origine de grandes initiatives économiques en Afrique. Il était le dirigeant n°2 du Likoud et on savait que Begin le considérait comme son héritier et successeur.
Avant la déclaration de Meridor, un vieux reporter de mon magazine, Haolam Hazeh, était venu me parler, haletant, de la merveilleuse invention. Je répondis d’un mot : absurdité. Mes années comme directeur d’un magazine d’investigation avait affiné mon nez pour flairer les histoires bidon. Mais tout le pays était en extase.
Les jours suivants, l’invention révolutionnaire s’avéra être une simple fraude. Berman, le génie qui se présentait comme un ancien officier des forces aériennes, s’avéra être un imposteur au casier judiciaire chargé. Meridor y laissa sa carrière politique. Mais un petit groupe de vrais croyants, parmi lesquels mon ancien reporter, ont continué de soutenir que Berman était vraiment un génie incompris.
Comment une histoire totalement insensée, sans aucun fondement, pouvait-elle captiver tout un pays et susciter l’adhésion générale, au moins au début ? C’est très simple : elle exprimait une des convictions les plus profondes des Israéliens que les juifs sont le peuple le plus intelligent du monde.
Soit dit en passant, c’est une conviction portée à la fois par beaucoup de Juifs et par les antisémites. Le fameux pamphlet “Le Protocole des Sages de Sion”, qui révèle une conspiration juive pour mettre la main sur le monde, relève de cette croyance.
Il y a beaucoup de théories pour expliquer la supériorité alléguée du “cerveau juif”. L’une d’elle affirme qu’au cours de milliers d’années de persécutions, les juifs ont été obligés de développer leur intelligence pour pouvoir survivre. Une autre théorie dit ceci : dans l’Europe catholique médiévale, les hommes les plus intelligents devenaient prêtres ou moines et leur vœu de célibat empêchait la transmission de leurs gênes à une progéniture, alors que dans les communautés juives, les parents riches avaient l’habitude de marier leurs filles aux jeunes érudits les plus remarquables.
CETTE SEMAINE, l’ampoule électrique de Ramat Gan a été dépassée par une invention encore plus extraordinaire : l’adhésif pour le cœur.
Le supplément économique du Haaretz a publié un scoop sensationnel : une compagnie israélienne quasiment inconnue a vendu un tiers de ses actions à une société taïwano-britannique pour 370 millions de dollars, portant son propre capital à un milliard. Tout ceci est dû à une invention révolutionnaire : un petit adhésif (ou patch) qui, quand on le met sur la poitrine, peut prédire une attaque cardiaque la demi-heure cruciale avant que celle-ci arrive. L’adhésif envoie des avertissements par téléphone cellulaire et satellite, et donc donne la possibilité de sauver d’innombrables vies.
Le soir, un des chefs de l’heureuse entreprise passa à la télévision et révéla que le merveilleux adhésif pouvait faire beaucoup plus : par exemple il pouvait mesurer la quantité de sucre dans le sang sans envahir le corps.
Mon nez a immédiatement commencé à flairer la supercherie.
Et en effet, un jour après, les médias ont commencé à enquêter sur la question, révélant un fait curieux après l’autre. Personne n’a vraiment vu le patch extraordinaire. Aucun patient n’a été enregistré. Aucun cardiologue ou expert ne l’a examiné. Aucun article scientifique ne l’a mentionné. Et, semble-t-il, aucune expérience scientifique n’a été conduite.
La compagnie taïwano-britannique n’a envoyé aucun représentant en Israël pour examiner l’invention pour laquelle elle est censée avoir payé une somme énorme. Les négociations ont été conduites entièrement par courrier électronique sans aucun contact personnel. Les juristes impliqués ont refusé de montrer l’accord signé.
Quand les journalistes ont contacté la société étrangère, ils ont dit tout ignorer de l’affaire. Il est apparu que l’inventeur avait enregistré un nom de domaine internet semblable à celui de l’entreprise et puis vendu en fait les actions à lui-même.
A ce stade, le château de cartes s’est écroulé. Il fut révélé que l’inventeur avait accompli par deux fois des peines de prison pour fraudes. Mais ses associés insistèrent encore sur le fait que l’affaire était sérieuse et que dans quelques jours, sinon dans quelques heures, le caractère génial de l’invention se révélerait à tous, et que les critiques seraient obligés de manger leurs chapeaux.
Les chapeaux ne furent pas mangés et les associés désertèrent le bateau l’un après l’autre.
CE QUI TRANSFORMA l’affaire d’une opération d’ “arnaque” amusante en un sujet d’importance nationale fut l’empressement de l’ensemble du pays, pendant un jour entier, à accepter l’histoire comme nouvelle preuve du génie juif.
L’identité de ses héros n’est pas moins typique : Le N°1 est l’inventeur lui-même, qui continue de protester que cette fois-ci, une bonne fois pour toutes, il n’est pas un imposteur. Le N°2 est son associé, l’homme d’affaire, qui était ou n’était pas complice de la fraude. Mais les personnages intéressants sont les deux autres principaux protagonistes.
Le N°3 est l’ami depuis de nombreuses années le plus proche de Benyamin Netanyahou, et spécialement de sa femme Sarah (connue par tout le monde sous le diminutif puéril de Sara’le). Au plus haut du scandale il a démissionné de sa fonction de PDG, après l’échec pour obtenir une copie du fameux contrat. Si on suppose que cet ami de Netanyahou est vraiment innocent, son niveau d’intelligence peut être sujet à des doutes sérieux. Cependant, il se peut que ce ne soit pas l’intelligence que la famille Netanyahou cherche dans ses proches amis.
Cela est encore plus vrai pour le N°4 : Haggai Hadas. La nature exacte de son engagement n’est pas totalement claire. Au début, il défendit vigoureusement l’invention et sembla être engagé de la tête aux pieds, mais quand la chose a éclaté, il a désespérément essayé de prendre ses distances.
Pourquoi ceci est-il plus important que les habituels ragots ? Parce que Haggai Hadas, à part le fait qu’il jouit de la confiance de Netanyahou et qu’il serait un ami personnel de sa femme, a servi dans le passé comme chef du département des opérations du Mossad, le troisième poste en importance dans l’agence d’espionnage. Il aurait pu être à ce jour le chef du Mossad si le titulaire du poste n’avait pas empêché activement quiconque même de s’en approcher.
Il y a quelques semaines, Netanyahou a nommé Hadas à l’une des positions les plus sensibles dans l’establishment sécuritaire : coordonner les efforts pour libérer le soldat “kidnappé” Gilad Shalit.
Si nous ne voulons pas supposer que ce monsieur, homme de confiance du Premier ministre et ancien officier supérieur du Mossad, qui a été responsable de décisions de vie et de mort, ait été complice d’une vile fraude, on ne peut pas échapper à la conclusion que son jugement est gravement entamé et qu’il est tombé dans un piège que toute personne de bon sens aurait flairé à un kilomètre de distance.
Comment une telle personne peut-elle être chargée d’une tâche aussi sensible que la négociation pour un échange de prisonnier avec le Hamas, dans laquelle des médiateurs égyptiens avertis sont impliqués ?
Et que dire sur le jugement de Netanyahou, qui l’a nommé pour cette tâche, surtout si l’on suppose que c’est sa femme qui le lui a demandé ?
CETTE SEMAINE marquait aussi une échéance : la fin des cent premiers jours du second mandat de Netanyahou comme Premier ministre.
Les gens de Kadima ont trouvé un slogan accrocheur : “100 jours, 0 résultat”.
Pour commencer, Netanyahou composa un gouvernement hypertrophié dans lequel un tiers des membres de la Knesset servent comme ministre ou secrétaire d’Etat, nombre d’entre eux sans aucune charge apparente. Deux des trois plus importants ministères furent alloués à des personnes totalement inadaptées : le Trésor à un débutant en économie et les Affaires étrangères à un raciste que beaucoup des plus importants leaders du monde évitent ouvertement.
Puis il y eut une série de lois et autres dispositions qui furent annoncées en fanfare, pour finir par être simplement abandonnées. Le dernier exemple : la TVA sur les fruits et légumes, qui fut abandonnée au dernier moment.
Mais la quintessence de l’inefficacité fut l’incapacité à rassembler le cabinet du Premier ministre. Le conseiller à la sécurité nationale, Uzi Arad, ne s’intéresse pas à la paix, ni avec les Palestiniens ni avec les Syriens, et ne veut s’occuper que de la question iranienne. (Cette semaine le Président Barack Obama a proclamé une interdiction publique et sans équivoque de toute attaque militaire israélienne sur l’Iran.) Le chef de cabinet, le directeur général du bureau du Premier ministre, le conseiller politique et les autres membres de l’équipe se détestent les uns les autres et ne font aucun effort pour le cacher. Le conseiller de presse a déjà été remplacé, et cette semaine une amie de Sarah Netanyahou a été embauchée comme conseillère pour « faire de l’Etat une marque » – « Branding the State » (Quelqu’un sait-il ce que cela signifie ?)
En même temps, Sara’le est revenue sous les projecteurs. Ancienne hôtesse de l’Air qui rencontra Netanyahou dans une boutique hors taxe d’un aéroport quand il était encore marié à sa seconde femme, elle était universellement détestée et fut une cible de plaisanteries pendant le premier mandat de son mari. Cette fois-ci, on s’est efforcé de la laisser dans l’ombre. Quand le Premier ministre insista encore pour la prendre avec elle quand il se rendit à Washington, Michelle Obama évita de la rencontrer. Quand il dut rendre visite à plusieurs capitales européennes, elle fut rayée de la liste au dernier moment. Mais il semble qu’elle soit très active dans les coulisses, spécialement en ce qui concerne les nominations supérieures cruciales.
Peut-être ce pays a-t-il vraiment besoin d’un patch extraordinaire ?