entretien avec Leila Shahid (Denis Sieffert)
Pour la première fois, Leïla Shahid s’exprime sur les révolutions arabes et nous dit son émotion. Elle analyse les conséquences internationales de ces bouleversements, notamment sur le conflit israélo-palestinien. Tandis qu’en Libye Kadhafi, rejeté par tout un peuple, s’obstine dans le crime.
Politis : Qu’avez-vous ressenti en voyant tous ces événements dans le monde arabe ?
Leïla Shahid : Avant tout, un immense bonheur, une fierté, un espoir dans ce monde arabe. Je dois avouer que j’étais résignée à l’idée que cette société civile arabe n’ait ni les moyens ni le désir d’une Intifada. J’insiste sur ce mot auquel je veux donner son sens premier : le sursaut, le retour de la confiance en soi. Je suis avant tout une Arabe. Et, pour moi, ce mouvement a la même importance que les indépendances. De Mauritanie jusqu’en Irak, de Turquie jusqu’au Yémen, les États sont différents, mais les sociétés civiles ont en partage une langue, une identité, une culture. Les gens récitent les mêmes poésies et fredonnent les mêmes chansons.
Nous avons eu la génération de la Nakba (la « catastrophe » de 1948), celle de la Naksa, la défaite de 1967, celle de l’Intifada, en 1987, et voici la génération de la Hadatha, la « modernité ». En tant que femme, en tant que citoyenne arabe palestinienne, ce qui me semble important c’est la façon dont cette jeunesse arabe est entrée en politique, par la plus grande porte. Celle de la résistance à l’injustice et de la défense du droit. Alors que tout avait été fait pour les individualiser et les inciter à ne pas s’intéresser à la politique, ces jeunes ont fait une révolution non-violente, citoyenne, incluant tous les aspects de la vie sociale, et n’ont cédé à aucun moment à des antagonismes religieux. Voyez ces Tunisiens, dont on nous disait qu’ils étaient le peuple où les hommes portent du jasmin derrière l’oreille, tout juste capables d’accueillir les Européens pour des vacances au Club Med ! Ce sont eux qui ont montré le chemin aux Égyptiens et aux Libyens, même si pour ces derniers, hélas, la révolution est plus sanglante parce que Kadhafi est un psychopathe.
Ces jeunes sont entrés dans la modernité en usant des instruments de la modernité, comme les réseaux sociaux. Ils les ont utilisés pour s’auto-organiser et communiquer avec le monde. C’est un mouvement qui s’est montré d’emblée extraordinairement mûr sur un plan politique, et qui a su se donner un but auquel il n’a pas renoncé : faire tomber les dictatures. Moi qui ai consacré toute ma vie à la politique, je me réjouis de voir que ces jeunes sont la relève, celle du respect des droits des citoyens. Ce qu’ils ont dit et fait est d’une immense sophistication. Ils ont réfléchi à toutes les transformations constitutionnelles nécessaires, au processus électoral qu’ils voulaient, à la séparation des pouvoirs… Jamais ils n’ont cédé à la violence aveugle. Ils ont su aussi rester unis, classes moyennes et pauvres, citadins et paysans, croyants et non-croyants. Leur force, c’est leur nombre, et c’est d’avoir su se regrouper physiquement place Tahrir, ou avenue Bourguiba. Ces mouvements nous ont donné une immense leçon d’humilité.
Ne croyez-vous pas que cette révolution arabe s’adresse aussi à l’Europe, qui s’est si bien accommodée des dictatures ?
Bien sûr, si l’Europe des États renonce à son autisme, et si elle – l’Europe des États – se remet en cause. La politique euro-méditerranéenne est un échec total. Les Européens ont une responsabilité particulière dans le fait que ces révolutions sont finalement venues si tard. Le plus grand mea culpa que doit faire l’Europe, c’est d’avoir réduit ce projet magnifique à un marché de libre-échange, limité à la seule dimension économique et commerciale. On a voulu la liberté de circulation des marchandises, mais surtout pas celle des citoyens. On a construit ce mur invisible de Schengen comme bouclier. On a conçu tout ce projet sans proposer aux sociétés civiles un véritable projet de coexistence avec l’Europe. Cela vient d’un préjugé très profond qui considère qu’au fond il n’y a pas de valeurs communes. On a certes inscrit dans les accords d’association avec les États arabes, comme avec Israël, une clause de respect des droits de l’homme. Mais les Européens ne les ont jamais fait respecter.
Bien sûr, je ne me fais pas d’illusions. Je sais qu’à l’origine le projet Euromed avait pour objectif de limiter l’immigration. Mais, pour atteindre cet objectif, il aurait fallu un vrai projet de codéveloppement et un partage des richesses. Or, les investissements européens n’ont pas créé d’emplois. Ils sont allés dans les poches des corrompus. Les dirigeants européens le savaient très bien. Mais ils croyaient qu’ils allaient assurer la stabilité économique dont ils avaient besoin, uniquement par un pacte sécuritaire avec des régimes policiers. Au lieu de penser que la vraie stabilité résulterait d’un système démocratique qui assurerait aux citoyens des droits, ils ont appliqué le concept israélo-américain qui veut imposer la stabilité par la force militaire et policière. Ils doivent donc tout revoir et se demander ce que doit être un partenariat économique, politique et civilisationnel avec les pays de la Méditerranée.
Que doit faire aujourd’hui l’Union européenne pour créer des relations sur de bonnes bases avec les pays du bassin méditerranéen ?
Il faut remettre la société civile et le respect de la démocratie au cœur du projet. L’Union européenne doit revenir à l’application de cette clause qui conditionne les accords d’association (économiques) au respect des droits humains. Et cela, de la Mauritanie à Israël. Mais l’Union européenne est déboussolée. Avec ces révolutions, c’est la foudre qui s’est abattue sur Bruxelles. Et puis il y a une autre difficulté : l’Europe n’est pas une vraie Union. Il y a 27 États membres, dont la différence de perception est parfois énorme. Le consensus est très souvent impossible, et la bureaucratie européenne alourdit les décisions. Le Parlement européen est le seul endroit où un vrai débat démocratique a lieu, mais il n’a pas de pouvoir exécutif !
Pendant ce temps-là, que devient le processus de paix israélo-palestinien ?
Il va mal. On a même l’impression qu’Européens et Israéliens profitent de la situation pour faire passer en douce des décisions qui vont dans le mauvais sens. Le 23 février, Israël a obtenu, sans aucune condition, le « réhaussement » de ses accords commerciaux avec l’Union européenne. Une décision qui était gelée depuis l’offensive contre Gaza, en décembre 2008. Cet accord confère à Israël tous les avantages d’un État membre sans en avoir les devoirs. Et cela, avec le pire gouvernement israélien que nous ayons connu, représenté au Conseil d’association par son ministre des Affaires étrangères, Avigdor Liberman, qui est une insulte pour l’intelligence du peuple israélien.
Comment ces révolutions ont été reçues en Palestine ?
Elles interviennent à un moment très difficile pour les Palestiniens. Nous avons dépassé les trois ans de rupture entre Gaza et la Cisjordanie, et entre le Hamas et le Fatah. Les tentatives de réconciliation ont été des échecs. Les Palestiniens ont vécu ces révolutions avec un mélange de joie, parce que ce sont leurs concitoyens arabes qui conquièrent leur liberté, et de tristesse parce qu’ils ne peuvent en faire autant, étant sous occupation. Les manifestations de solidarité ont scandé un slogan qui faisait écho aux manifestations de Tunisie et d’Égypte. Pendant que celles-ci voulaient faire tomber le régime, chez nous on disait : « Le peuple veut mettre fin à la division », « le peuple veut mettre fin à l’occupation ! »
Mais les premières manifestations ont été interdites…
C’est vrai. Mais elles intervenaient au lendemain d’une campagne très violente d’Al-Jazira contre l’Autorité palestinienne, avec la publication de documents sur les négociations israélo-palestiniennes. Ce qu’on a appelé la « Jaziraleaks », à la manière de WikiLeaks. L’Autorité craignait que les manifestations fassent partie de cette campagne. Quand il a été admis qu’il s’agissait vraiment de rassemblements de solidarité avec l’Égypte, le gouvernement a octroyé plusieurs permis de manifestations auxquelles plusieurs dirigeants ont participé.
Mahmoud Abbas a tout de même eu des mots de soutien à Moubarak…
Le Président Abbas a été déstabilisé par ces événements. Surtout par rapport à l’Égypte, qui joue un rôle clé dans la diplomatie arabe. Il est convaincu que les Palestiniens ne parviendront pas seuls à un État. Or, depuis 1948, l’Égypte est le pays le plus important dans la région. Qu’elle ait soutenu bien ou mal les Palestiniens, depuis Nasser, on peut évidemment en discuter. Mais elle a toujours été présente dans le conflit, aux côtés des Palestiniens.
Pourrait-on imaginer des mouvements de même nature en Palestine ?
Les Palestiniens ont été les premiers à faire l’Intifada, mais aujourd’hui, ils ne peuvent pas aller plus loin que le premier check-point. L’occupation israélienne est une politique de fragmentation du territoire palestinien. Les check-points n’ont rien à voir avec la sécurité, ils ont à voir avec l’atomisation de la société palestinienne. Or, la force d’une société, c’est sa capacité de fonctionner en masse. C’est une politique très pernicieuse qui empêche la société de se projeter en mouvement de masse, comme cela a été le cas en Égypte. Les Égyptiens ont créé un lieu symbolique de leur unité, la place Tahrir. Il ne peut exister de lieu comme celui-là en Palestine sous occupation.
Les révolutions arabes n’auront donc pas d’effet directement positif sur le conflit israélo-palestinien ?
Ce ne sera pas le cas sans volonté politique. Je crains même que les Palestiniens paient la facture. J’ai déjà évoqué l’affaire de l’accord d’association avec l’Europe. Quant à Obama, peut-être pour rassurer Israël, mais aussi pour assurer sa réélection, il a eu le culot de poser son veto à une résolution des Nations unies qui ne faisait que réaffirmer des principes que, la veille encore, l’ambassadeur des États-Unis défendait. Qui va protester ? Tout le monde regarde la démocratisation dans le monde arabe. Or, cette démocratisation et la construction de la paix pour les Palestiniens devraient constituer un seul et même processus. La démocratie en Israël et en Palestine ne peut pas exister dans une situation d’apartheid. Mahmoud Abbas veut organiser des élections. Est-ce possible sans réconciliation entre Fatah et Hamas ?
Il veut donner la parole à la société civile palestinienne. Il veut que la société nous dise ce qu’elle pense du bilan du Premier ministre, Salam Fayyed. Les élections auraient dû avoir lieu en 2010. La décision de reprendre les trois élections – en juin, les municipales ; et en septembre, les législatives et la présidentielle – fera plus pour la réconciliation que la multiplication des réunions entre quatre murs au Caire. Le Hamas doit aussi répondre de sa gestion devant ses électeurs, qui ne comprendraient pas qu’il refuse les élections. Quant à la communauté internationale, il ne faut pas qu’elle réédite son erreur : vouloir des élections et ne pas en reconnaître le résultat parce qu’il ne lui convient pas. Et, surtout, il faut œuvrer pour que 2011 soit l’année de l’État de Palestine. _Propos recueillis par Denis Sieffert