Denis Sieffert, Jennifer Austruy
Le cinéaste Denys Piningre est revenu récemment dans le camp de réfugiés au sud de Beyrouth, près de trente ans après l’extermination de mille cinq cents à deux mille civils.
De rires d’enfants, des écoles, des jeux, bref, de la vie… Quoi de plus ordinaire ? Banales, les images de Denys Piningre le seraient si ces rires ne venaient pas d’un lieu dont le nom est à jamais frappé de malédiction : Chatila. Ce camp de réfugiés palestiniens situé dans la banlieue sud de Beyrouth, où les phalangistes libanais s’adonnèrent au plus épouvantable des massacres dans la nuit du 16 au 17 septembre 1982, exterminant à l’arme blanche ou au fusil-mitrailleur vieillards, femmes et enfants. La force du film de Denys Piningre, Chatila, les femmes et les enfants, réside dans le contraste entre le souvenir du cauchemar, évoqué par des photographies de corps atrocement mutilés, les propos des rescapés, et les images d’aujourd’hui qui, envers et contre tout, se résument d’un mot presque irrationnel : l’espoir. On y entend notamment Abu Mujahed, directeur du Children & Youth Center et réfugié depuis 1948, qui décrit, laconique, le calvaire de son peuple.
Aujourd’hui, le camp reconstitué abrite une population apatride et traumatisée. Sans possibilité de retour sur leur terre ni chance d’obtenir des droits dans leur pays d’accueil, ses occupants survivent misérablement, sans eau courante, sans revenu. Un accès limité à l’électricité leur est permis moyennant 50 dollars par mois. Les coupures sont fréquentes, l’eau pompée directement du sol remonte par des tuyaux. Malgré ce tableau sombre, le documentariste dépeint l’espérance, la solidarité et la mobilisation de la population. Le Children & Youth Center accueille des enfants, leur donne des cours d’arabe et d’anglais, leur offre des activités récréatives. L’association Najdeh, créée en 1976 à l’initiative des veuves du massacre du camp de Tall Al Zaatar, forme des jeunes femmes à l’informatique.
Chaque témoignage communique l’attente du retour. Abeer Kassem, coordinatrice du Children &Youth Center, est née à Chatila, elle raconte l’importance de garder présente à l’esprit l’idée de Palestine. Les enfants qu’elle reçoit, issus de la troisième génération de réfugiés, ne doivent pas oublier leurs origines. « Personne ne sait quand le vent s’inversera. »
Sans pour autant tomber dans le tragique, le réalisateur donne à voir la vérité nue d’un peuple qui s’accroche à ses racines, entretient le souvenir, attend le jour du changement. Il fait habilement respirer le spectateur en alternant témoignages et images du camp. Les photos défilent et nous laissent le temps de nous imprégner des mots, de les digérer, d’en prendre toute la mesure. Le cauchemar des Palestiniens n’existe pas qu’en Palestine. Il y a ceux qui attendent, il y a ceux qui sont nés sans connaître leur pays, il y a ceux pour qui la Palestine n’est qu’un fantasme. Volontairement, parce que ce n’est pas son propos, Denys Piningre ne s’étend pas sur le contexte du massacre de septembre 1982. Lorsque l’armée israélienne est entrée dans Beyrouth, puis lorsque le général Sharon, alors ministre de la Défense, a décidé de poursuivre la traque jusque dans les camps palestiniens qu’il savait pourtant vidés de leurs combattants. Après avoir essuyé un refus de l’armée libanaise, c’est aux milices phalangistes qu’il s’adresse pour faire « le travail ». Affirmer que l’état-major israélien ne savait pas ce qui allait advenir relève évidemment du mensonge le plus éhonté.
À Jérusalem, le général Rafaël Eytan déclare devant le Conseil des ministres : « La seule chose qui va se produire est une explosion de vengeance. On peut imaginer comment cela commencera, pas comment cela se terminera. » Quant au général Amos Yaron, il assistait à la réunion des phalangistes peu avant leur entrée dans les deux camps de Sabra et de Chatila : « Faites ce que votre cœur vous dit de faire, tout vient de Dieu », lance un chef phalangiste en guise de consignes. Ils agiront à la lumière des fusées éclairantes lancées complaisamment par l’armée israélienne. Plus tard, lorsque Eytan téléphone à son ministre de la Défense au milieu de la nuit pour lui faire part de l’ampleur du massacre, Sharon décide… de se recoucher [1]. Ces éléments pour l’histoire ne sont pas dans le film. Mais la tragédie est omniprésente, comme en creux. Le film de Denys Piningre est au meilleur sens du mot une œuvre de résistance. La résistance que les jeunes générations palestiniennes opposent au souvenir par leur simple volonté de vivre et de retrouver un jour leur véritable patrie. Mais cela, c’est encore une autre histoire. [2]
[1] Sharon, un destin inachevé, Daniel Haïk, L’Archipel, 2006
[2]
Le destin d’un film
Le film de Denys Piningre a un destin incertain. Sera-t-il visible un jour par un large public sur une chaine de télévision ? Ou en salle, autrement que par le vecteur de réseaux militants ? Pas sûr du tout. Produit de façon complètement indépendante, il constitue en revanche une excellente introduction à l’histoire, et permet des débats sur la question palestinienne. Et non pas seulement pour évoquer les massacres dont l’armée israélienne s’est rendue complice, ou dont elle a, depuis 1982, été directement l’auteur, mais aussi pour évoquer le sort des réfugiés, et poser le problème du droit au retour. Une question à laquelle Israël et la communauté internationale apportent la plus absurde des réponses, puisque tout juif a un « droit au retour » en Israël, au nom de la Bible, dans un pays où il n’a jamais vécu, ni lui ni ses plus lointains aïeux, alors que le droit au retour des Palestiniens réellement chassés de leurs terres est admis en droit par l’ONU, mais jamais en fait.
D.S.
Plus d’infos ou pour prendre contact avec le cinéaste sur son site : http://denys.piningre.free.fr, et s...