entretien avec Charles Enderlin
Le journaliste de France 2 tente de trouver des explications à l’acharnement de ceux qui ont imaginé cette ahurissante entreprise de désinformation.
Denis Sieffert : L’affaire du petit Mohammed Al-Dura a commencé il y a dix ans. Elle se poursuit aujourd’hui…
Charles Enderlin : Sur tous les sites des adeptes de la théorie du complot, la campagne se poursuit. Les néoconservateurs n’ont pas disparu. Ils sont dans les corridors du pouvoir à Jérusalem et même parmi les proches conseillers de Benyamin Nétanyahou. En ce qui me concerne, cette pression continue, et je n’ai pas l’impression que cela va s’arrêter. Même mon livre ne les arrêtera pas.
Cette affaire a été reprise par des gens réputés très sérieux, depuis le Wall Street Journal jusqu’à des journalistes français de renom. Ces gens ont légitimé la thèse du complot en y apportant leur crédibilité. N’est-ce pas cela le plus grave finalement ?
Il y a deux types de personnes parmi celles auxquelles vous faites allusion. Il y a, d’un côté, ceux qui ne connaissent pas la situation sur le terrain, qui n’ont jamais assisté à une situation de combat, qui ne sont parfois jamais allés dans les territoires occupés et se sont laissé persuader par la théorie du complot. De l’autre côté, et c’est beaucoup plus étrange, il y a les professionnels qui savent ce qu’est un correspondant. Lorsqu’un patron de société de production de documentaires m’accuse de ne pas être allé sur place et d’avoir utilisé un correspondant, pour moi, c’est assez curieux, puisqu’on ne fait pas un journal sans correspondant. On ne fait pas un sujet télé sans que des correspondants accrédités soient sur place et envoient leurs images. Ces accusateurs démontrent par ce procédé qu’ils participent à cette campagne de calomnie en toute connaissance de cause.
Vous faites allusion à Daniel Leconte ?
Je le cite dans le livre.
Pour quelle raison ces gens ont-ils participé à cette campagne ?
Ma conclusion est qu’il doit y avoir un engagement idéologique, et je suppose qu’ils ne donneront pas d’explication. Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël à Paris, pouvait à tout moment prendre son téléphone, appeler le Shin Bet [Services généraux de sécurité israéliens] ou les renseignements militaires et leur demander s’ils avaient trouvé une quelconque trace de complot dans l’affaire du petit Mohammed. La réponse serait la même que celle obtenue par tous les gens sérieux qui ont fait cette démarche (moi y compris) : il n’y a pas de trace de complot. De plus, les témoins directs de cette affaire sont légion : les centaines de Palestiniens qui, ce jour-là, ont participé à l’affrontement avec les forces israéliennes au croisement de Netzarim, les dizaines de médecins, les employés de l’hôpital Shifa à Gaza, l’ambassadeur de Jordanie, qui a amené le père de Mohammed à Aman le lendemain, les médecins de l’hôpital militaire d’Aman qui l’ont soigné. Si tous ces gens-là avaient participé à cette mise en scène à la Warner Bros, nécessairement quelqu’un aurait fini par parler, et le Shin Bet, capable d’avoir des renseignements extrêmement précis sur des Palestiniens, l’aurait su. Or, il se trouve que le Shin Bet a effectivement enquêté, et considère que Talal Abou Rahmeh, le caméraman, est blanc comme neige.Par ailleurs, des militaires ont participé à propager cette rumeur, mais à titre personnel.
Des centaines d’enfants ont été tués depuis le début de la seconde Intifada. Pourquoi la mort de Mohammed a-t-elle pris ce caractère symbolique ?
Deux aspects expliquent cela. Le premier est celui de la communication. Les adeptes du complot et les sites conspirationnistes affirment que les images qui viennent de Gaza sont truquées et que les images de morts palestiniens sont fausses. Le deuxième aspect est la stratégie de l’armée israélienne. Depuis 2001, celle-ci n’a plus autorisé les équipes de télévision israéliennes à accompagner les unités en opération afin de montrer la réalité. Le résultat est qu’en termes d’images, lorsqu’un reportage étranger ou même d’une chaîne israélienne montre un Palestinien dans sa souffrance, parlant devant la caméra, l’armée israélienne ne peut que lui opposer l’image d’un porte-parole parlant plus ou moins bien l’anglais ou le français, donnant des explications devant une caméra. C’est catastrophique !
À la lecture de votre livre, on est frappé par votre sérénité.
Il y a eu des hauts et des bas. France 2 m’a soutenu depuis le début. Le problème devenait beaucoup plus sérieux lorsque cela concernait ma famille. Quand une chaîne israélienne reprend totalement la théorie conspirationniste et que, le lendemain, on vient poser des questions à mes enfants, ce n’est pas évident. J’ai été très soutenu par Danielle, mon épouse, et par mes enfants, qui ont fait ce qu’il fallait.
Un mot sur la situation actuelle.
On assiste à un changement à 180°. Il y a une réelle coopération sécuritaire entre les forces de sécurité palestiniennes et tous les services de sécurité israéliens. La stratégie palestinienne est : « Pas de 3e Intifada », et le message diffusé est : la violence contre Israël se retourne contre nous. Il y a quelques jours, je suis allé filmer dans le village palestinien situé à côté de la colonie où l’on a fêté la fin du gel de la colonisation. J’ai posé la question aux gens de ce village sur l’éventualité du déclenchement d’une 3e Intifada. La réponse était : « Les Israéliens meurent d’envie qu’on fasse l’Intifada, on ne la fera pas ! »
La stratégie palestinienne est aujourd’hui politique, diplomatique, avec une volonté de bâtir des institutions avec un budget transparent. À l’été 2011, les Palestiniens se tourneront vers la communauté internationale et diront : « Nous avons observé toutes les exigences de la feuille de route ; nous luttons contre la violence et le terrorisme, nous avons un budget transparent, etc., et les Israéliens ont continué la colonisation. Par conséquent, nous demandons au Conseil de sécurité une résolution définissant l’État palestinien et sa création rapide. » Il y a également une campagne internationale palestinienne pour obtenir le soutien de différents États. Sur le terrain, aujourd’hui, les généraux de l’armée israélienne ont une tactique différente. Les soldats ont l’ordre d’ouvrir le feu le moins possible. Lorsqu’il y a une manifestation, ils essayent de faire en sorte qu’il n’y ait pas de morts palestiniens. Tout le monde sait maintenant qu’un quelconque drame risquerait de tout faire basculer. Donc, aujourd’hui, le calme règne dans les territoires : les enfants vont à l’école, l’économie – grâce à l’aide internationale – se développe et, par exemple, le week-end et pendant les fêtes juives, dans tout le nord de la Cisjordanie, les barrages sont ouverts afin que les Arabes israéliens – et ils arrivent par milliers – puissent rendre visite à leur famille à Jenine, à Naplouse, et faire des achats sur les marchés palestiniens. C’est une situation totalement différente, qu’on a d’ailleurs un peu de mal à expliquer…
Est-ce que ce changement de tactique et de climat commence à être perceptible au sein de la société israélienne ?
Malheureusement non ! La presse israélienne – à l’exception de Haaretz – montre très peu ce qui se passe de l’autre côté du mur de séparation. La fable du terrorisme continue d’être racontée. On continue de nous dire que le mur est une clôture de sécurité et que c’est grâce à lui qu’il n’y a pas de terrorisme. C’est faux ! Il y a entre 30 000 et 40 000 travailleurs palestiniens sans papiers sur des chantiers en Israël qui passent toutes les semaines à travers le mur pour gagner trois sous. Très peu d’entre eux sont arrêtés car les chantiers en ont besoin. Tout cela pour dire que, si un kamikaze veut passer, il passe ! La vérité est que le gouvernement israélien est totalement tourné vers la colonisation.
Un enfant est mort, Charles Enderlin, Don Quichotte, 200 p., 18 euros.
publié par Politis