Entretien avec Gilbert Achcar
Le gouvernement israélien actuel est un gouvernement d’extrême droite où dominent les fractions d’extrême droite même si c’est un gouvernement de coalition avec la participation des travaillistes
Quelles sont aujourd’hui les relations entre Israël et les États-Unis ?
L’attaque de la flottille par Israël a fortement détérioré l’image du pays à l’échelle mondiale y compris au niveau des gouvernements traditionnellement alliés en Occident. Cela dit, le gouvernement américain est peut-être celui qui a été le moins impressionné par les événements. Un certain nombre de gouvernements européens ont eu une attitude plus critique que le gouvernement américain qui a même essayé de couvrir Israël. Cependant, l’opération a eu un effet boomerang, elle a servi à souligner de manière consensuelle, au niveau des gouvernements occidentaux, le fait que le blocus imposé à Gaza ne pouvait continuer, qu’il était inefficace vis-à-vis des objectifs poursuivis et qu’il avait des conséquences humanitaires désastreuses. Il y a donc une pression pour qu’Israël modifie les conditions du blocus. C’est en cours et en principe le gouvernement israélien devrait discuter d’un allègement du blocus.
Les rapports avec les États-Unis se sont tendus depuis l’affront fait lors de la visite en Israël du vice-président Joseph Biden, où Israël a annoncé la construction de 1 600 nouvelles habitations dans la partie arabe de Jérusalem. Le général Petraeus a affirmé que le gouvernement israélien mettait en danger la vie des Américains. Ces signes de mécontentement américain à l’égard d’Israël se sont multipliés.
Ce mouvement est significatif, tout comme l’appel de juifs européens, le JCall, à l’image du J Street américain qui s’est constitué bien avant cette histoire comme un pôle opposé à l’inconditionnalité pro-israélienne du lobby Aipac [1] qui agit au niveau du Congrès et couvre tout ce que fait Israël.
Le gouvernement israélien actuel est un gouvernement d’extrême droite où dominent les fractions d’extrême droite même si c’est un gouvernement de coalition avec la participation des travaillistes qui sont représentés par un Ehud Barak qui a la gâchette facile. Lui-même est représentatif du fait que les travaillistes suivent la dérive droitière de l’ensemble de la société. Le gouvernement israélien a donc dépassé les limites tolérables par les appuis d’Israël. Des signaux lui sont envoyés pour lui dire qu’il ne faut pas exagérer car cela met les gouvernements occidentaux dans l’embarras. Ce ne sont que des remontrances, à peine marmonnées. On n’est même pas au stade de ce qu’avait fait l’administration de George Bush père en 1991, lorsqu’elle avait exercé un véritable chantage financier pour l’obliger à participer aux négociations de paix qui avait commencé à Madrid. En 1991, le gouvernement Bush qui venait de mener avec succès, de son point de vue, la guerre en Irak se sentait en position de force aux USA mêmes, et à l’échelle de la région. Ils ont vécu en 1991 ce qu’on peut considérer comme l’apogée de leur hégémonie régionale, mais depuis lors, ils ont reperdu du terrain. À ce moment-là, ils n’avaient pas vraiment besoin d’Israël qui devenait plutôt un problème dans la mesure où il fallait compléter l’hégémonie américaine par une stabilisation de la région et par la résolution du conflit israélo-arabe. Aujourd’hui, le gouvernement Obama est plutôt faible sur le plan intérieur, il est empêtré en Irak – ce qu’il a hérité du dernier gouvernement Bush – et s’enlise en Afghanistan de son propre fait, balbutie face à l’Iran et est incapable de vraiment faire bouger les choses... et sur le plan intérieur, il contemple avec une certaine angoisse l’échéance des élections pour le Congrès en novembre. Pour toutes ces raisons, on peut comprendre les limites des réactions face à Israël.
Les USA avaient un peu lâché Israël sur le nucléaire…
Il y a là aussi une divergence d’intérêt ou d’intensité d’intérêt entre USA et Israël. Pour les États-Unis, un Iran doté de la force nucléaire est une perspective qu’ils veulent combattre mais cela ne représente pas une catastrophe d’une grande ampleur. Par contre, Israël considère la perte de son monopole nucléaire dans la région comme un désastre, un véritable facteur d’angoisse, c’est un rééquilibrage de la balance stratégique à l’échelle régionale. En plus, il y a cette peur permanente de l’anéantissement qui joue. On estime qu’Israël a 200 têtes nucléaires mais, vu sa taille, il suffirait d’une seule explosion nucléaire pour provoquer une hécatombe à l’échelle du pays. On peut dire que le gouvernement israélien affaiblit lui-même son argument en se dotant depuis les années 1960 de l’arme nucléaire. Cela constitue une invitation permanente pour ses voisins à se doter d’armes de destruction massive pour équilibrer les forces. Lorsqu’il s’agit de dire zone dénucléarisée à l’échelle du Moyen-Orient, cela pose directement la question d’Israël. Ils sont empêtrés dans ces contradictions. Mais avec un gouvernement aussi aventuriste que le gouvernement israélien actuel, on peut supposer que ces gens souhaitent pouvoir agir militairement contre l’Iran. Ils ont demandé, lors des derniers mois de Bush, un feu vert pour passer au-dessus de l’espace aérien irakien sous contrôle des États-Unis pour frapper les installations nucléaires de l’Iran. Mais ce feu vert leur a été refusé. Parce que les États-Unis devraient en subir les conséquences, cela veut dire enflammer la région, pousser l’Iran à faire usage de tous ses moyens de pression. D’autant plus grave qu’on était en pleine crise économique et que cela aurait donné lieu à une flambée des prix du pétrole. Il a été question dans la presse mondiale de tentatives israéliennes d’obtenir un feu vert du gouvernement saoudien, ce qui a entraîné une réponse officielle de l’État disant qu’il n’admettrait pas que l’on survole son espace aérien pour attaquer n’importe quel État voisin.
Ils ne peuvent donc pas utiliser leur point fort qu’est l’aviation sans passer au-dessus d’autres pays. Ils sont dans cette situation qui n’est pas sans rapport avec le fait qu’ils se défoulent sur le Hezbollah au Liban ou sur le Hamas.
Ce qui semble une plus grande probabilité, c’est qu’ils essayent de s’en prendre au Liban au Hezbollah, à la Syrie... on pourrait imaginer une volonté israélienne de changer le rapport de forces, d’affaiblir les alliés de l’Iran, de manière à faciliter une possible intervention américaine contre l’Iran, en disant « vous avez moins à craindre en y allant ». Il n’est pas sûr qu’Israël ait le courage de se lancer dans une opération dont ils ont vu, en 2006, que ce n’était pas si facile.
L’Égypte a levé le blocus, peuvent-ils perdre leur alliés dans la région ?
Leur image est détériorée chez leurs alliés traditionnels et encore plus chez ceux qui ont des alliances un peu embarrassées avec Israël. Le gouvernement égyptien a ouvert sa frontière avec Gaza pour l’aide humanitaire, ce qui ne fait que souligner à quel point c’était une véritable collusion avec Israël et que rien ne l’obligeait à collaborer, au sens le plus péjoratif du terme, à cet étranglement de Gaza.
La Turquie qui était un allié plus solide a connu des changements depuis l’agression contre Gaza fin 2008/2009, pour plusieurs raisons : l’opinion publique turque est très remontée contre Israël et a réagi fortement en 2009 et le gouvernement Erdogan a besoin de s’appuyer sur une base sociale à l’intérieur, face à la pression qu’il subit de la part de l’institution militaire, des kémalistes, etc. C’est un gouvernement qui mène une bataille politique à l’intérieur du pays. Cette affaire a été exploitée par Erdogan depuis son esclandre à Davos en 2009. À cela s’ajoute le fait que la Turquie, le capital turc, les petites et moyennes entreprises, en particulier, bien représenté par le gouvernement actuel, avait placé de forts espoirs dans l’adhésion à l’Union européenne, espoirs qui se sont évaporés. Il y a une forte offensive du capital turc en direction du monde arabe et musulman, de l’Égypte, de l’Iran. Les exportations turques sont en pleine croissance. Cela favorise une réorientation de la Turquie vers le monde arabe. Il y a quelques années, il y avait une collaboration militaire avec Israël en tant que membre de l’Otan aussi. L’infléchissement de la politique turque est réel mais n’a pas atteint le stade d’une rupture avec Israël. Finalement la réaction turque est elle aussi modérée et timide.
Quels sont, selon toi, les différents scénarios possibles ?
S’il y a une région où on ne peut faire de prédiction même pour les mois qui viennent... c’est bien celle-là. Il semble que pour Gaza, la flottille a réussi à faire bouger les choses, même si c’est en partie à cause de la façon très maladroite dont Israël a réagi. Gaza va sentir la différence. On peut prévoir que les conditions qu’a subies Gaza depuis 2007 vont être allégées. Au-delà, je ne ferai pas de pronostic. C’est en permanence une situation tendue, dangereuse, et il faut toujours s’attendre au pire et le pire le plus probable, c’est l’action militaire contre le Liban et la Syrie ou le Liban seul, ça c’est tout à fait possible. Contre l’Iran, ce n’est pas l’envie qui manque mais il faudrait avoir les moyens de l’envie.
[1] American Israel Public Affairs Committee
Propos recueillis par Dominique Angelini
publié par le NPA mercredi 4 août 2010