entretien avec Alexandra Schwartzbrod
Alexandra Schwartzbrod a été correspondante de Libération à Jérusalem de 2000 à 2002. Sept ans après « Balagan », qui s’y déroulait, elle publie « Adieu Jérusalem », une politique-fiction furieusement en écho avec l’actualité de la semaine.
Sur place, ma consœur a vu arriver la deuxième Intifada, à l’automne 2000. Elle connaît bien la ville sainte, elle cerne les problèmes des sociétés israéliennes et palestiniennes, et travaille beaucoup sur le drame identitaire des Arabes israéliens.
Son premier roman policier, « Balagan » (2003, prix du Polar SNCF) se déroulait à Jérusalem. On y rencontrait Eli Bishara, inspecteur arabe israélien. On le retrouve pour « Adieu Jérusalem », politique fiction se déroulant en 2017, qui a repris une actualité dramatique cette semaine.
L’histoire débute à Kazan, en Russie. Mounir Baraka travaille sur un site scientifique qui explose sous ses yeux dès le début du livre. Survivant, notre homme doit partir accomplir le Hadj à La Mecque. Mais sans le savoir, il introduit dans la ville sainte une infection. La Mecque est décimée.
Tout le monde pense que pour se venger de la peste noire du Moyen-Age où ils avaient été eux-mêmes accusés, les Juifs ont infecté l’eau des puits. Le monde est en état d’alerte. En Israël, Tsahal expulse tous les Arabes, sous une pluie d’attentats et de meurtres.
Si la multiplication des personnages génère des longueurs, la catastrophe prend appui sur des évènements suffisamment organisés pour devenir crédibles. Provocateur et réaliste, le roman imagine non moins que l’implosion d’un Etat et d’une nation. Un roman d’anticipation qui se lit au présent.
Interview.
« La politique de colonisation est une gangrène »
C’est ton troisième livre –et deuxième roman- sur cette ville. Qu’est-ce qui t’y obsède ?
Dans ma vie, il y a un « avant » et un « après » Jérusalem. Et cela n’a rien à voir avec la religion. Là-bas, tout est intense, les gens comme la lumière sur les pierres. Le mélange des cultures, des langues, des siècles vous donne à chaque seconde l’impression de vivre double.
Pour moi qui aime parler différentes langues, jongler sans cesse avec l’anglais, l’hébreu, l’arabe, le russe est un plaisir inouï. Le paysage m’émeut comme nulle part ailleurs : en quelques minutes, vous pouvez passer des collines arides du désert de Judée aux orangeraies des plaines de Tel Aviv, des champs d’oliviers d’Hébron ou de Naplouse à la plaine de Jéricho.
Tous les gens sont intéressants, même les pires, car ils sont tellement en rivalité les uns avec les autres -Russes, Arabes israéliens, Juifs (ashkénazes et séfarades), Palestiniens- que cela les pousse à se surpasser en tout. Tout le monde est fou là-bas et cette folie finit par devenir addictive. Quand vous rentrez, vous réalisez à quel point vous avez été gagné par cette folie et aussi à quel point elle vous manque. C’est pour cette raison que j’écris des romans : pour faire passer ma passion et mon indignation.
Penses-tu que la situation à Jérusalem se soit beaucoup dégradée ?
La situation des Palestiniens ne cesse de se dégrader, et dans l’indifférence générale. Regardez le blocus de Gaza : la communauté internationale semble le découvrir ces jours-ci, mais il ne date pas d’hier !
En Israël, même la population ne se rend plus forcément compte de ce qui se passe côté palestinien. Depuis la construction du mur de béton qui la sépare de la Cisjordanie, elle a l’impression de tenir les Palestiniens à distance ; elle ne les voit plus, ne les entend plus, beaucoup finissent même par oublier qu’il y a un conflit !
Tel Aviv est une ville formidable où l’on vit normalement. Quand on est là-bas, on n’imagine pas la misère humaine, sociale ou économique qui peut régner à quelques kilomètres de là : à Gaza, véritable prison à ciel ouvert, et dans de nombreux endroits de Cisjordanie où la politique de colonisation israélienne empêche toute vie normale.
A Jérusalem, en revanche, on sent bien le couvercle se refermer peu à peu sur les Palestiniens. A chacun de mes retours là-bas, je le perçois. L’objectif des autorités israéliennes est clairement de prendre le contrôle de Jérusalem-Est, la partie palestinienne de la ville. Par tous les moyens possibles, à commencer par les expulsions de familles palestiniennes que l’on vient déloger la nuit par la force pour installer à leur place des colons israéliens, religieux pour la plupart.
Même les autorités américaines s’en sont émues il y a quelques mois quand le vice-président, Joe Biden, s’est rendu à Jérusalem. La politique de colonisation est une véritable gangrène.
C’est la base du scénario de mon roman : que se passera-t-il quand les Israéliens auront fini par expulser tous les Palestiniens de Jérusalem-Est, empêchant ainsi les musulmans d’accéder à leurs lieux saints, les plus importants pour eux après la Mecque et Médine ? Dans mon roman, cela finit en drame. Un jour, ce ne sera peut-être plus une fiction.
Que t’inspire la résonance de l’actualité avec la parution de votre livre ?
Je suis extrêmement troublée car il y a là presque toute la trame de ce roman sur lequel je travaille depuis trois ans : Israël montré du doigt par le monde entier à cause d’une opération qui a dérapé, la brouille entre la Turquie et Israël, les Arabes israéliens accusés de manquer de loyauté envers l’Etat hébreu, le secrétaire-général de l’ONU qui monte au créneau, l’administration américaine qui sent qu’elle doit bouger…
Je suis troublée mais pas surprise. Je n’ai pas bâti cette trame au hasard. Ce roman est extrêmement réfléchi. J’ai voulu raconter ce qu’il risquait de se passer si les dirigeants israéliens continuaient à se comporter comme ils le font depuis un certain temps : en gouvernant main dans la main avec l’extrême droite et avec un sentiment total d’impunité. Je ne pensais simplement pas que la réalité rejoindrait aussi vite la fiction.
► « Adieu Jérusalem » d’Alexandra Schwartzbrod - Editions Stock, 400 pages, 20,99 euros
Illustrations : la couverture d’« Adieu Jérusalem » ; Alexandra Schwartzbrod (DR)
entretien réalisé par Hubert Artus | Rue89