dimanche 23 mai 2010

Le grand malaise des juifs américains

publié le samedi 22 mai 2010
Sylvain Cypel

 
Au niveau institutionnel, le lobby pro-israélien garde, certes, une capacité d’influence considérable aux Etats-Unis..
Le général James Jones, patron du Conseil de sécurité nationale américain, était récemment l’invité d’honneur du 25e anniversaire du Washington Institute for Near East Policy (Winep), un groupe de réflexion très favorable à la diplomatie israélienne. Vu les dissensions entre la Maison Blanche et Jérusalem, il crut détendre l’atmosphère avec une blague. Un taliban meurt de soif dans le désert. Il trouve l’échoppe d’un juif et lui demande de l’eau. Le marchand lui répond qu’il ne vend que des cravates. Le taliban s’insurge. "Calmez-vous, rétorque le marchand. Mon frère tient un restaurant de l’autre côté de la colline. Il aura de l’eau." Le taliban s’en va et revient une heure après, la gorge en feu. "Votre frère m’a dit que pour entrer dans le restaurant je dois porter une cravate"...
La salle s’est esclaffée. Mais le rédacteur en chef de l’hebdomadaire juif The Forward s’est inquiété : "La blague est-elle drôle ou déplacée ?" De fait, elle est connue en Israël - l’Arabe prenant la place du taliban. Mais quelle image des juifs, ou plutôt des Israéliens (c’est à eux que le général faisait référence), renvoie-t-elle ? Elle place l’Israélien dans une attitude dominatrice et indifférente à la souffrance de son interlocuteur ; et reflète la détérioration de l’image de l’Etat juif et de sa politique aux Etats-Unis.
Au niveau institutionnel, le lobby pro-israélien y garde, certes, une capacité d’influence considérable. L’American-Israeli Cooperative Enterprise se plaît à indiquer que 14 sénateurs sur 100 sont juifs. A la Chambre, ils sont 7,1 % (31 sur 435 représentants). Un indéniable succès pour une communauté constituant 2 % de la population. L’immense majorité de ces élus soutient activement Israël.
L’Aipac, le lobby pro-israélien officiel, a joué un rôle moteur dans deux récents messages envoyés à Barack Obama, le pressant de "galvaniser la communauté internationale pour qu’elle prenne des mesures immédiates et radicales" contre l’Iran, qu’il a fait signer par 81 sénateurs et 366 représentants. Au sein du lobby, beaucoup s’inquiètent d’une funeste évolution de l’image de l’Etat juif, y compris dans la population juive. Beaucoup la datent de l’offensive sur Gaza, à la charnière 2008-2009.
La délégitimation ultérieure organisée par Israël du juge Richard Goldstone, le rapporteur de l’ONU sur les "crimes de guerre" commis par Tsahal, a été très efficace sur le plan institutionnel : ce rapport est aux oubliettes. Mais elle a été catastrophique vis-à-vis de l’opinion publique, aggravant la défiance envers le gouvernement israélien. Bernard-Henry Lévy, aujourd’hui initiateur de l’appel des intellectuels juifs européens craignant que la "faute morale" que constitue "l’occupation et la poursuite ininterrompue des implantations" en territoire palestinien ne favorise la "délégitimation (d’Israël) en tant qu’Etat", s’en était aperçu.
Après avoir défendu l’opération militaire à Gaza en France, M. Lévy avait été houspillé, deux mois plus tard, à l’université de New York par le spécialiste du Proche-Orient Mark Danner. Il avait constaté combien la salle était loin d’être acquise à son point de vue d’alors.
Depuis, ce mouvement s’est accru. Ainsi, une controverse est organisée chaque mois à New York par l’association Intelligence Squad, sponsorisée par la fondation Rosenkranz. On pose une question à un vaste auditoire, puis on fait débattre deux "pour" et deux "contre", et on repose la question. Le 9 février, le thème était : "Les Etats-Unis doivent-ils mettre fin à leur "relation spéciale" avec Israël ?" Au départ, 42 % de l’auditorium répondaient "non", 33 % "oui" et 25 % étaient indécis.
Après la joute entre deux notabilités favorables au statu quo - l’ancien ambassadeur israélien à Washington, Itamar Rabinovich, et Stuart Eizenstadt, ex-secrétaire au commerce de Bill Clinton - et deux opposants à la "relation spéciale" - Roger Cohen, du New York Times, et le politologue de Columbia Rachid Khalidi -, 49 % voulaient y mettre fin, 47 % la maintenir. Les indécis avaient basculé en défaveur d’Israël.
Non seulement l’image "morale" d’Israël se dégrade aux Etats-Unis, mais nombre de juifs ont plus de difficulté à s’identifier à cet Israël-là. Le 2 mai, une manifestation de soutien avait lieu devant le consulat israélien à New York. Les voix critiques dans la communauté y ont été vilipendées sur un ton qui ressemblait à celui d’André Darmon, rédacteur en chef d’Israël Magazine à Jérusalem, intitulant sa chronique récente, sous la photo de BHL : "Les cons"...
Le New York Times du 6 mai consacrait à ces "cons" l’ouverture de son cahier de politique intérieure. L’enquête abonde d’exemples de juifs de divers horizons mal à l’aise devant la politique israélienne, et inquiets que ses soutiens américains se réduisent progressivement aux cercles politiques les plus droitiers, cabrés dans la détestation de M. Obama. "La plupart ont des sentiments mêlés, explique Tamara Kolton, femme rabbin d’une obédience réformée. Ils soutiennent Israël, mais c’est compliqué."
Un autre bon mot aujourd’hui en vogue est symptomatique du doute qui s’installe : "Bibi Nétanyahou veut tellement la paix qu’il est disposé à en discuter pendant encore cinquante ans." Dans la plus grande communauté de la diaspora juive, il fait de moins en moins rire.