Début août, Christian Bouchet, rédacteur en chef adjoint de Flash Magazine, s’est rendu en Iran. Dans un court journal de voyage publié dans Flash Magazine, il témoigne de ce qu’il a vu.
1 août 2009, Shiraz.
Je suis maintenant sur la terre de l’antique empire perse depuis quatre jours et rien n’est comme je l’avais imaginé.
Quand j’ai annoncé à mes proches, début juillet, que j’avais l’intention de me rendre en Iran, pour juger sur pièce de la situation, les réactions ont été de deux types. Mes amis politisés n’ont pas caché qu’ils m’enviaient et qu’ils auraient aimé être à ma place. Les autres, en revanche, n’ont eu de cesse de me mettre en garde contre le danger inutile que je prenais, vu les circonstances, en me jetant volontairement dans ce qu’ils considéraient comme la gueule du grand méchant loup… Pour eux, je risquais bien de connaître le même sort que Clotilde Reiss, voire pire. Les Conseils aux voyageurs figurant sur le site du Ministère français des Affaires étrangères allait dans le même sens et insistaient sur le fait que « dans les circonstances actuelles, il est recommandé de surseoir à tout voyage non essentiel en Iran. Cette recommandation s’applique aussi bien aux voyages d’affaires qu’aux voyages touristiques. Les services de sécurité sont en effet très suspicieux à l’égard des contacts avec la population, notamment avec les milieux universitaires et étudiants, qu’ils observent avec attention, et à l’égard des prises de photographies. »
Bien que n’ignorant pas ce que la Propaganda Staffel occidentale peut générer comme désinformation, et bien qu’ayant, naturellement, un a priori favorable pour l’Iran résistant de Mahmoud Ahmadinejad, j’ai donc pris le vol de la KLM Amsterdam-Téhéran avec une certaine perplexité et une légère inquiétude… En tous cas, je n’imaginais nullement à ce que j’allais découvrir : une réalité en tout point différente de l’image que les médias du Grand Occident nous délivrent.
Soixante-douze heures pour parcourir Téhéran, des quartiers bourgeois des contreforts des monts Alborz à ceux populaires sis au sud, c’est bien peu. Mais c’est cependant suffisant pour se faire une idée assez juste.
Ce qui frappe, tout d’abord, c’est le modernisme général des voies de circulation, de l’architecture, des boutiques, des restaurants. Le dépaysement quand on se promène dans les rues est faible, bien moindre que celui que l’on éprouve à Istanbul ou à New Delhi, on pourrait par certains côtés se croire à Madrid… si ce n’était le dress-code islamique qui impose le port du tchador.
A la lecture des journaux je m’étais imaginé des femmes strictement couvertes, ne laissant voir aucune mèche de cheveux. J’avais lu, dans les articles de Delphine Minoui, la correspondante du Figaro à Téhéran, qu’une police des mœurs veillait au grain et pourchassait les femmes « mal voilées » et les couples d’amoureux. Mais où donc est cette police ? Les femmes « mal voilées », maquillées, laissant voir une très grande partie de leur chevelure a peine dissimulée sous un élégant châle, sont légion, les couples de jeunes sont nombreux eux aussi et à Darband, au bord d’un ruisseau qui dévale des monts Alborz, tout semble organisé pour la drague et la séduction… Je fais part de mon étonnement à mon chauffeur qui sourit et me précise que cette police n’est plus active depuis plusieurs années… De cela, la miss Minoui a oublié de nous avertir !
Il est vrai que les journaleux au service du Grand Occident peuvent écrire n’importe quoi, personne n’ira vérifier leurs dires : il n’y a ici presque aucun occidental de passage et les seuls touristes que je rencontre sont … irakiens !
Ils peuvent aussi écrire ce qu’ils veulent sur les rassemblements de l’opposition, personne n’ira les contredire. Or, en rentrant à mon hôtel, hier en fin d’après-midi, je suis pris dans un embouteillage. Nous sommes vendredi, les partisans de Moussavi ont appelé à une manifestation dans le centre de la capitale et, par un heureux effet du hasard, je suis dans les premières voitures immobilisées par celle-ci. Comparé à ce qui est habituel en France, il y a peu de policier et ils sont très légèrement équipés. Il faut dire que les manifestants, majoritairement des jeunes, ne sont pas très nombreux non plus. Je les estime à cent cinquante, au maximum à deux cents… C’est moins que rien quand on sait que douze millions d’habitants vivent dans l’agglomération. Je comprends alors pourquoi tous les reportages télévisés sont faits en plans très serrés. Agitant des banderoles vertes, ils bloquent un carrefour qui est à quelques dizaines de mètres, les voitures klaxonnent, certains chauffeurs commencent à s’énerver. Soudain arrivent des « voltigeurs » monté sur des motos de type trial – un policier conduit, un autre muni d’une longue matraque est assis à l’arrière – ils ne font pas dans le détail et frappent de bon cœur les manifestants qui s’enfuient. Les motards les poursuivent, y compris sur les trottoirs. C’est fini, la manifestation est dispersée et la circulation reprend. Le lendemain, sur internet, je lis le compte-rendu qu’en font les agences occidentales : d’une échauffourée insignifiante, qui montre une incontestable indifférence de la population, elle font un symbole de résistance…
2 août 2009, Yazd.
Il fait 43° à l’ombre…
J’ai tenu à venir ici pour visiter la plus importante communauté zoroastrienne encore existante en Iran. Ses membres maintiennent en vie la religion révélée cinq siècles avant notre ère par Zarathoustra. Ils vénèrent le feu, symbole de Dieu, et entretiennent dans la pénombre de leurs lieux de culte des flammes éternelles. Celle qui brûle dans le temple de Yazd a été allumée il y a 1539 ans !
A l’extérieur de la ville, je visite leurs « tours du silence ». Leur religion leur interdisant de souiller les éléments, les zoroastriens ne peuvent ni enterrer ni incinérer leurs morts, ils les abandonnaient donc aux vautours dans des tours sises en haut de collines. En Inde, à Bombay, cela se pratique toujours. Ici, les lieux sont désaffectés depuis que Reza Pahlavi, en 1962, les ait obligés de se plier à la règle commune en matière d’inhumation.
Les lieux sont mal entretenus, les monuments récemment restaurés ont été vandalisés et tagués. Alors que les autres sites historiques que j’ai visités jusqu’alors étaient gardés et dans un état parfait, celui-ci est à l’abandon. On sent que la protection des vestiges du passé païen de l’Iran ne motive guère les autorités…
3 août 2009, Ispahan.
J’ai pris une chambre à l’Isfahan Kowsar International Hotel, un cinq étoiles admirablement situé. Il est bondé. Mais dans ses couloirs, ce ne sont pas des iraniens fortunés que je croise mais des mutilés de guerre et leurs proches, des gens simples voire très simples, des familles de paysans et d’ouvriers. Que font-ils là ? Ils bénéficient d’une semaine de vacances, tous frais payés, qui leur est offerte par la Fondation des martyrs, structure qui a été créée en 1980 pour prendre en charge les anciens combattants, les invalides de guerre et leurs familles. La Fondation a investi ses fonds dans l’industrie et le commerce et est devenue richissime. Les bénéfices qu’elle génère sont largement redistribués aux victimes de la guerre Iran/Irak. Comme les familles de ceux-ci bénéficient encore d’autres avantages en matière de service militaire et d’accès à l’université, je découvre que les anciens combattants et les parentèles des soldats tombés au front sont jalousées…
En me promenant en ville, je suis surpris de trouver sa population encore plus moderne qu’à Téhéran. Les looks les plus improbables se rencontrent dans la jeunesse : techtoniques, punks (ont des « iroquois »), etc. Je vois même un rocker avec une « banane ». Au restaurant, le soir, je constate que les deux tiers des tables sont occupées par des femmes sortant « entre copines », elles rient, se prennent en photo avec leurs portables. Est-ce ainsi que se manifeste l’oppression des femmes par les Mollah ?
Rentrant à l’hôtel, après le dîner, je rencontre une nouvelle manifestation : une cinquantaine de jeunes tentent ici aussi de bloquer un carrefour, la police arrive, ils se dispersent. C’est tout. Ce n’est qu’en regardant la télévision un peu plus tard que je comprends la raison de cette sporadique agitation : le guide Ali Khamenei vient de confirmer la réélection de Mahmoud Ahmadinejad.
Je termine ma journée au café internet. La connexion est de qualité et ne coûte quasiment rien. Je consulte ma messagerie, intervient sur quelques fora, met à jour plusieurs sites auxquels je participe. Tout fonctionne pour le mieux. En revanche, impossible d’accéder à Facebook. L’employée à qui je m’en plains me répond que c’est normal, le gouvernement filtrant son accès car, me dit-elle, « les USA et la Grande-Bretagne l’utilisent pour répandre de fausses nouvelles dans le pays. »
6 août 2009, Qom.
Pour faire le trajet Ispahan-Qom, comme précédemment celui Shiraz-Ispahan, j’ai en grande partie emprunté une autoroute d’excellente facture. Comme en France elle était payante (du moins sur certains tronçons) et si la police y était présente c’était pour vérifier le port de la ceinture et sanctionner les excès de vitesse à l’aide de radars…
La dite autoroute passe à quelques dizaines de mètres de la centrale nucléaire de Natanz. Celle-ci, défendue par des canons anti-aériens et protégée par un merlon de terre, est bien visible de la route et je m’étonne dans ces conditions que Wikipedia, source d’information habituellement fiable et abondamment reprise, puisse évoquer une « installation nucléaire secrète »… Je note qu’il n’est même pas interdit de s’arrêter sur le parking qui en face de la centrale ni de prendre des photos. Question de base secrète on a décidément connu mieux !
A Qom, un officiel de second range me reçoit. C’est mon premier contact avec un membre de l’appareil du régime, et ce sera le seul, mon voyage étant une expédition de découverte organisée par mes soins de manière toute à fait indépendante. Nous échangeons quelques idées. Il a l’habitude de rencontrer des occidentaux et avant que je formule le fond de ma pensée, il me dit : « Je sais ce que vous allez me dire, tous les Européens que je reçois me disent la même chose : l’Iran que j’ai découvert n’a rien à voir avec ce que les médias m’avaient fait croire ». Il a parfaitement raison. J’abonde dans son sens et je lui fait remarquer que le fait que je puisse être abusé partiellement sur la réalité, en dit long sur le niveau de désinformation qui peut être obtenu chez le citoyen occidental lambda.
8 aout 2009, aéroport Imam Khomeini, zone internationale.
J’ai terminé mon séjour par une dernière journée à Téhéran.
Occasion de visiter la maison de l’Imam Khomeini… Une maison ? Une bicoque presque de guère plus de 40 m2. Les lieux sont restés dans l’état dans lesquels ils étaient lors de son décès. L’homme qui par son action a renversé la dynastie Pahlavi, célèbre pour son goût du luxe, a vécu la fin de sa vie dans un lieu dépouillé, simple et pauvre…
Après la maison de l’Imam, son mausolée. Là on change du tout au tout. Les pierres tombales de Khomeini, ainsi que ceux de son épouse et de ses fils occupent un coin d’un immense espace couvert (quatre ou cinq mille mètres carrés peut-être) qui tient du caravansérail. Tandis qu’à proximité du cénotaphe certains prient et font de conséquentes offrandes monétaires (la couche de billets de banques qui recouvre le sol près du tombeau dépasse les 50 centimètres), dans le reste de la grande halle des enfants jouent, des hommes font la sieste, des groupes devisent… Quand je quitte le mausolée, à la nuit tombée, je découvre que ses parkings sont devenus un gigantesque campement de pèlerins.
Avant de passer en zone d’embarquement, un policier vérifie mon passeport. En douze jours de voyage c’est mon second contrôle. C’est sans doute cela la suspicion contre laquelle me mettait en garde mon gouvernement. J’avoue qu’en matière d’État policier j’ai connu mieux !
J’ai maintenant un peu de temps pour réfléchir avant mon vol de retour. En dressant un bilan, je constate que deux faits m’interpellent tout particulièrement. Tout d’abord, ayant pu juger sur pièce de la désinformation concernant l’Iran, il a été très troublant pour moi de constater que, malgré ma sympathie pour la République islamique et ma connaissance des stratégies médiatiques de la propagande occidentale, j’avais été contaminé et partiellement abusé par elle… Ensuite, il me revient le souvenir de notre enthousiasme de 1979 : activistes NR et évoliens avions alors cru que la Tradition venait de remporter une victoire sur le monde moderne. En fait il n’en fut rien. Ce qui venait de triompher c’était une troisième voie, c’était, et cela reste, fort sympathique, la victoire d’un peuple qui se dressait contre l’impérialisme yankee, mais ce ne fut pas la mise en œuvre d’une vue du monde traditionaliste… La république iranienne est actuellement un pays qui résiste à l’Empire du mal, elle est sans aucun doute plus traditionnelle que nos décadentes sociétés d’Occident, mais là aussi le sel ronge l’acier, et il suffit de voir la jeunesse pour se dire qu’à terme, comme partout, c’est le monde moderne, le kali yuga, qui va triompher.
Photo : Téhéran, dans un club de musculation traditionnel
http://www.geostrategie.com/1980/journal-d’un-sejour-en-iran