Alors que la trêve a de nouveau été rompue entre
Israël et la bande de Gaza, l’historien israélien Shlomo Sand* revient
sur les racines du conflit et estime qu’« à défaut d’une solution
équitable, les images de milliers de femmes, d’enfants, et de
vieillards, descendants des réfugiés de 1948, errant parmi les maisons
en ruine à l’été 2014 continueront de nourrir la haine, pour
longtemps ». Publié par Mediapart.
Les muses et la mort
Alors que la trêve a de nouveau été rompue entre Israël et la bande
de Gaza, l’historien israélien Shlomo Sand revient sur les racines du
conflit et estime qu’« à défaut d’une solution équitable, les images de
milliers de femmes, d’enfants, et de vieillards, descendants des
réfugiés de 1948, errant parmi les maisons en ruine à l’été 2014
continueront de nourrir la haine, pour longtemps ».
Quand tonnent les muses, les canons se taisent : l’adage, habituellement
inversé, est très inexact. Les muses de la communication tonnent
d’autant plus lorsque les canons, les avions, et les hélicoptères
bruissent et crachent leurs feux. Les chaînes de télévision, en Israël
et dans le monde, avec leurs journalistes, leurs commentateurs, et leurs
envoyés spéciaux ont, entre deux publicités, fait état du sang versé
auquel peu d’entre eux paraissaient attacher de l’importance. Une
majorité de spectateurs et d’auditeurs, à commencer par les dirigeants
du monde occidental, n’ont pas réagi autrement. Ces derniers, après
avoir exprimé leur soutien à l’opération israélienne, ont attendu le
début de la catastrophe humanitaire pour émettre une critique discrète.
Il est plus facile de déplorer les malheurs passés (le « devoir de
mémoire »), que d’ouvrir, en grand, les yeux sur les tragédies
actuelles.
En Israël, la population ne veut pas vivre avec Gaza ; elle veut
seulement conserver le Golan. Israël a quitté Gaza ; il ne demande qu’à
coloniser tranquillement sa « Judée et Samarie » (la Cisjordanie), sans
en être empêché par un ennemi cruel. En Israël, le peuple prie pour
l’extermination du Hamas et de ses partisans, et les plus durs y
ajoutent ceux qui, en grandissant,, deviendront des partisans du Hamas.
En attendant, le peuple israélien-juif aspire à développer et renforcer
l’identité juive de l’Etat, qui n’est pas celui d’un quart des citoyens,
non définis comme juifs.
« Aucun État normal ne peut accepter d’être la cible de fusées », a
affirmé, au début de la guerre, le chef du gouvernement israélien,
Benyamin Netanyahou. Il avait absolument raison, mais il aurait aussi
fallu lui rappeler qu’aucun État normal, dans le monde, ne peut accepter
que, dans sa capitale, qui est aussi la capitale du peuple juif, un
tiers des habitants soit privé de souveraineté et dépourvu de droits
démocratiques. Il y a également peu d’États qui refusent obstinément,
depuis des années, de définir leurs frontières définitives, dans
l’espoir, non dissimulé, de les élargir encore. Peut-être existe-t-il,
malgré tout, un lien quelconque entre toutes ces choses « anormales » ?
Il est bien connu que dans les guerres de l’histoire moderne, c’est
toujours l’ennemi qui a engagé les hostilités ; c’est pourquoi l’État
juif, pacifique, affirme qu’il ne fait que répliquer aux attaques dont
il est victime. Qu’en est-il vraiment ? Est-ce ainsi que s’écrit
l’histoire ? N’y a-t-il pas, dans la toute récente tragédie, un début de
temps long et de temps court tout à fait différents, et plutôt
gênants ?
Dans les années 1950, lorsque j’étais encore enfant, mon père
m’emmenait au cinéma voir des westerns. Il aimait les grands espaces, et
moi j’aimais les pionniers cowboys, et je détestais les indiens.
C’était, à peu près, toujours la même scène : un convoi de colons
pionniers s’avance lentement et tranquillement, et, soudain, il est
attaqué par des cavaliers, à moitié nus, aux visages peinturlurés et
grimaçants. On entend des hurlements, les flèches fusent, des femmes et
des enfants sont touchés. Heureusement, le courageux héros parvient à
repousser les assaillants ; le convoi peut reprendre tranquillement sa
route pour aller conquérir de nouveaux espaces et coloniser le désert.
Finalement, dans les films, nous sortions toujours vainqueurs : moi et
mes héros blancs.
A la fin des années 1960, Hollywood a effectué une révision maligne
qui a détruit les images pieuses de mon enfance. J’ai vu alors d’autres
scenarii : des méchants colons volent la terre en massacrant les
indigènes, dont les survivants sont entassés dans des réserves. Plus
tard, en étudiant l’histoire, mes options politiques et morales se sont
dégradées. Depuis lors, je me suis trouvé du côté des victimes, de ceux
qui, même s’ils sont laids, ont raison de revendiquer leur terre, et le
droit d’y vivre libres. Si je suis devenu « gauchiste », une des raisons
en est que, même si aujourd’hui j’appartiens au camp des forts, je
reste un descendant des victimes d’hier.
Ici, le récit du temps long a commencé il y a environ 130 ans, quand
l’Europe orientale antisémite s’est mise à vomir ses juifs.
Contrairement à la masse des réfugiés et des émigrants qui s’est écoulée
vers la nouvelle Terre promise en Amérique du Nord, la petite minorité
sioniste a décidé qu’elle préférait une auto-souveraineté dans l’antique
Canaan. C’est ainsi qu’a débuté sa colonisation au Moyen Orient, en
invoquant la Bible, à l’instar des colons puritains, mais sans
motivation religieuse. Il faut aussi se souvenir que, dès le début, la
quasi totalité de ces colons n’est pas venue là pour vivre en
intégration avec la population locale, mais pour fonder son propre État
juif. Pendant 130 ans, ils se sont employés à supplanter les
autochtones, et ils ont réussi à conquérir l’ensemble du pays. A chaque
fois, depuis 1929, le bloc des colons a été violemment agressé, mais il a
toujours triomphé. Il a achevé son voyage, non pas à San Francisco,
mais à Jéricho, et au lieu de créer Las Vegas, il a fondé des colonies
dans la vallée du Jourdain.
Sa « faute cardinale » a résidé dans le fait que, contrairement à ce
qui s’est passé en Amérique du Nord, il n’a pas exterminé la majorité
des indigènes. Et, comme l’a souligné un éminent historien israélien, il
a aussi commis l’erreur de ne pas tous les expulser loin de son nouvel
État. Dans son aveuglement, il n’a pas prévu l’avenir, laissant une
partie d’entre eux vivre dans l’État juif en expansion, et le reste
s’entasser sur ses frontières. Quand je vois, à la télévision, les
images en provenance de Gaza, je ne peux m’empêcher de penser qu’au
moins 70 % des personnes filmées sont des descendants de réfugiés qui
résidaient, autrefois, dans les lieux où je vis et travaille, au nord de
Tel-Aviv (Shah Muwannis), à Jaffa ou à Majdal (aujourd’hui appelée
Ashkelon). De même me reviennent en mémoire les réserves indiennes du
XIXe siècle qui, par désespoir, s’insurgèrent violemment, avant de se
rendre définitivement à la force des blancs.
Un récit du temps court se juxtapose à celui du temps long. « Tout à
coup, et sans prévenir, le Hamas s’est mis à nous bombarder avec des
roquettes », s’écrie, à la face du monde, le ministre israélien des
affaires étrangères, Avigdor Lieberman. Mais, là aussi, l’histoire a
commencé de façon sensiblement différente. Trois jeunes colons, non
armés, ont été enlevés et assassinés cruellement, en Cisjordanie, non
loin du domicile de ce même ministre des affaires étrangères qui habite
en dehors du territoire de son État, dans les frontières du pays que
Dieu lui a promis. A la différence de ses positions passées, le Hamas a
démenti être à l’initiative du crime, ou l’avoir autorisé. (Israël n’a
trouvé la « preuve » qu’il serait le commanditaire du rapt qu’après le
début de la guerre). Cependant, peu importait au gouvernement israélien
le défaut d’identification des coupables : simultanément à la recherche
des meurtriers, il a engagé une épreuve de force généralisée contre le
Hamas en Cisjordanie. Au mépris des règles du jeu admises, il n’a pas
hésité à arrêter arbitrairement, à nouveau, un nombre important des
prisonniers, membres du Hamas en Cisjordanie, qui avaient été libérés
lors de l’accord d’échange avec Gilaad Shalit. Dans le même temps, et
sans que cela suscite la moindre attention, cinq jeunes Palestiniens non
armés ont été tués lors d’une manifestation de protestation, également
en Cisjordanie, tandis qu’un adolescent palestinien était brûlé vif par
une bande d’israéliens-juifs.
Les dirigeants israéliens pensaient-ils que le Hamas ne serait pas
obligé de réagir après une telle déclaration de guerre contre lui ?
Peut-être étaient-ils persuadés qu’au vu du rapport des forces,
l’occupant peut tout se permettre. On peut aussi supposer qu’après
l’échec des pourparlers de paix fictifs, et le rapprochement entre le
Hamas et l’Autorité palestinienne, le gouvernement israélien a
délibérément décidé de briser le processus de compromis
intra-palestinien ; autrement dit, d’humilier le Hamas, fût-ce au prix
d’une nouvelle guerre, encouragé en cela par l’avènement de la dictature
militaire en Égypte, hostile au Hamas. L’Arabie Saoudite a également
exprimé secrètement son soutien. Dans le même temps, le gouvernement
israélien a vraisemblablement imaginé qu’il pourrait soumettre
éternellement au silence la deuxième réserve, voisine de l’État juif.
Benyamin Netanyahou qui, dans sa grande générosité, souhaite que
chaque juif acquière une villa en « Judée et Samarie » s’est écrié, sous
le choc : « Ils ont construit des tunnels contre nous, au lieu de se
construire des écoles, des hôpitaux et des hôtels » ; telle était la
bonne raison d’une nouvelle guerre contre eux. Comme si une population
enfermée dans une réserve surpeuplée, soumise à un blocus depuis des
années, complètement coupée du monde, et à qui il est interdit de
reconstruire un aéroport et un port, allait continuer d’investir dans
l’immobilier, et non pas dans des galeries souterraines ! Je suis
persuadé que si les Gazaouis recevaient des Etats-Unis des avions, des
hélicoptères et des chars, ils n’auraient pas besoin de se transformer
en taupes pour, un beau jour, sortir de terre et briser, par la force,
le siège qui leur est imposé.
En vérité, j’ignore ce qu’ont pensé Benyamin Netanyahou et les
ministres de son gouvernement ; je laisse aux historiens du futur la
tâche de le découvrir. Je sais, en revanche, qu’Israël n’a jamais quitté
Gaza, et que, par conséquent, Gaza ne quittera pas Israël de sitôt.
Pendant ce temps, le résultat, étrange et terrible, de cette guerre
cruelle est que le Hamas a tiré indistinctement sur des civils et n’a
tué quasiment que des militaires, alors qu’Israël, qui disait vouloir
frapper des combattants, a tué massivement des civils. A un moment
donné, malgré l’abondance d’armement américain sophistiqué et de haute
et précise technologie, l’affrontement a tourné au massacre de masse
impitoyable.
Les muses qui pleureront demain sur les victimes des deux côtés
évoqueront certainement ce déséquilibre. A défaut d’une solution
équitable du conflit, les images de milliers de femmes, d’enfants, et de
vieillards, descendants des réfugiés de 1948, errant parmi les maisons
en ruine à l’été 2014 continueront de nourrir la haine, pour longtemps.
*Shlomo Sand, professeur d’histoire à l’université de Tel Aviv.
Derniers ouvrages publiés en français : Comment la terre d’Israël fut
inventée (Flammarion, 2014) et Comment j’ai cessé d’être juif
(Flammarion, 2013)
(Texte traduit de l’hébreu par Michel Bilis)