A l’occasion des trente ans de l’assassinat du
représentant de l’OLP à Bruxelles, le quotidien belge « Le Soir » a
publié une lettre de son frère, l’universitaire Bichara Khader.
"Il y a 30 ans, le 1er juin 1981, mon frère Naïm est assassiné à
Bruxelles, devant la porte de son domicile. Nous avons fait nos études à
l’Université Catholique de Louvain. J’ai fait un doctorat en sciences
politiques économiques et sociales, tandis que Naïm a fait un doctorat
en droit. J’ai opté pour la carrière académique, Naïm a choisi la
carrière politique en devenant le premier représentant, en Belgique, de
l’Organisation de Libération de la Palestine. Entre 1974 et 1981, il a
été la cheville ouvrière du Dialogue euro-arabe. De l’avis unanime de
tous ceux qui l’ont côtoyé, Naïm incarnait le combat pacifique. Les
ennemis de la Palestine ont cru, en l’assassinant, faire taire le cri de
la liberté. La disparition brutale de mon frère a représenté pour ma
famille une grande tragédie. Les années qui passent n’effacent pas la
douleur qu’éprouvent tous ceux qui l’ont connu.
Cher frère,
Tu n’avais pas accompli ton 42éme printemps. Le 1er juin 1981, tu
tombais sous les balles d’un assassin commandité. Fauché dans la fleur
de l’âge, toi, dont le vœu le plus cher était de mourir de vieillesse
dans ton village natal de Palestine. Tu étais venu chez moi, deux jours
auparavant, et ne m’ayant pas trouvé, tu m’avais laissé une note
griffonnée à la hâte, en langue arabe : « Je suis venu prendre le thé
avec toi, je ne puis attendre, je rentre à Bruxelles, on se
téléphone ».Le lendemain, un dimanche, je partais en voiture en
Angleterre, à l’Université de Durham. Lundi matin, au moment où je
m’apprêtais à quitter la chambre d’hôtel, la BBC commence son bulletin
d’informations par la terrible nouvelle : « Le représentant de l’OLP en
Belgique a été assassiné ». J’ai cru que le sol se dérobait sous mes
pieds. Atterré, tremblotant, je me traîne jusqu’à l’Université et fais
part à mes collègues de la tragédie qui venait de s’abattre sur notre
famille.
Faisant fi de leurs conseils, je rebrousse chemin vers la Belgique.
Le trajet me paraît interminable. Et je n’ai qu’une envie : être près de
notre mère pour la serrer dans mes bras et sécher ses larmes. Naïm, tu
avais pour maman un amour infini. Je te revois encore, tes bras autour
de son cou. Tu la faisais rire jusqu’aux larmes. Et quand elle
s’inquiétait pour toi, tu la sermonnais : « La Palestine a besoin de ses
enfants ». Et maman de rétorquer : « C’est moi ta Palestine, mes
enfants me sont encore plus chers ».
Le moment le plus douloureux est le voyage entre Bruxelles et
Beyrouth. Il avait été décidé, en haut lieu, qu’une messe de funérailles
serait organisée au Liban, après celle d’Ixelles. À l’aéroport, Arafat
et ses lieutenants sont visiblement affectés. Mais à la vue de nos
frères aînés, Basile et Elia, je me suis effondré. C’était moi, « le
dernier de la nichée « comme me surnommait notre mère, qui t’avait
convaincu de me rejoindre à Louvain pour faire ton doctorat en droit. Et
voilà que je te ramène à la famille en cercueil.
Naïm, tu n’avais de cesse de me répéter : « L’été prochain à
Zababdeh », notre village natal. Je ricanais de ton optimisme imprudent.
Nous n’avons même pas pu t’enterrer au cimetière de notre paroisse. Ce
sera fait, je te le promets, lorsque l’aube de la liberté se sera levée
sur la Palestine.
Depuis que tu es parti, cher frère, notre mère s’est éteinte, usée
par le chagrin. Puis ce fut le tour de nos trois sœurs. Mais c’est la
mort de Basile, notre frère, qui m’a le plus attristé. Ayant senti un
malaise cardiaque la nuit du 11 mars 2004, mes neveux ont appelé une
ambulance : elle arrive trop tard pour sauver notre frère. Ce jour-là,
un attentat terroriste endeuillait toute l’Espagne.
Quant à la Palestine que tu chérissais tant et dont tu étais l’apôtre
éclairé, elle ploie encore sous le poids de la douleur. Un an après ton
départ, en 1982, le Liban est occupé par la même armée qui a réduit
notre existence en miettes. L’OLP est arrachée aux entrailles du Liban
et forcée à l’exil. Des milliers de Palestiniens sont alors massacrés
dans les camps de Sabra et Chatila. Punition exemplaire pour des
réfugiés qui ont simplement le « tort d’exister « , pour reprendre le
titre du livre de Jean Baubérot dont tu m’avais recommandé la lecture.
Mais la résistance de notre peuple renaît des cendres de l’oubli et
éclate en 1987 à l’intérieur de notre pays occupé. C’est la première
« Intifada ». Depuis, ce mot arabe s’est invité dans le jargon
politique. Les Palestiniens, après une longue errance, portent la
résistance au cœur de la Palestine, administrant la preuve aux
consciences assoupies qu’aucun peuple ne se complaît dans la servitude.
Le prix de notre lutte est exorbitant. Mais la quête de la vie n’a
pas de prix. Que reste-t-il aux Palestiniens qu’on a jetés sur les
routes de l’exil, qu’on a arrachés à leurs terre, et à qui, on impose
une existence au rabais, sinon de clamer leur palestinité et de
résister ?
L’Intifada, cher frère, extrait le monde de sa torpeur et lui fait
découvrir le visage hideux de l’occupation et de la colonisation. Elle
met ainsi fin au carrousel du mensonge orchestré, et révèle combien la
force sans la justice est tyrannique.
Je te passe les péripéties qui émaillent notre histoire. Pour calmer
la colère qui gronde dans le monde arabe face à une occupation qui
s’éternise dans l’indifférence des prédicateurs des « valeurs
universelles », un processus de paix est engagé en 1993. Ton chef, en
personne, paraphe l’accord, dit d’Oslo, sur le perron de la Maison
Blanche. L’accord devait déboucher sur le retrait de l’occupant de
Cisjordanie et de Gaza et de permettre enfin la naissance d’un Etat
Palestinien souverain sur 22 % de notre Palestine historique.
J’y avais vu une lueur d’espoir et je me suis mis à rêver d’un retour
à Zababdeh pour déposer ton souvenir lumineux aux côtés de nos parents
enterrés là-bas. Même ce rêve a été brisé car au lieu d’un retrait de
l’occupation, les colonies ont proliféré, comme une insulte à notre
humanité. La Palestine a été éventrée, découpée, emmurée. Le processus
de paix est vite devenu le souk des promesses creuses.
Pathétique et touchant, notre peuple continue de se battre contre la
solitude de l’abandon, pendant que les vainqueurs de la géopolitique
savourent leurs éphémères victoires.
Repose en paix, frère bien aimé. La petite rose de solidarité que tu
as plantée avec amour en Belgique est devenue un rosier vigoureux et
éclatant. En ton souvenir, la commune d’Ixelles s’est jumelée avec notre
village natal, Zababdeh. Quant à la Belgique, elle conserve de toi le
souvenir d’un cœur sans rides, d’un esprit sans fard, bref le souvenir
d’un intellectuel palestinien jamais à l’aise avec la pensée sédentaire
et convenue et toujours prompt à la rencontre d’autrui.
Quant à moi, je poursuis la voie que tu m’as tracée : ne pas céder
aux sirènes de la haine et de la rancune et me montrer digne des
horizons parfumés de Palestine. Un petit regret m’habite cependant :
j’aurais tant aimé que mes enfants Michaël et Yasmine aient connu leur
oncle merveilleux et que ma femme, Claire, ait rencontré son beau-frère.
Mais sache que nous n’avons pas fait ton deuil, car nous te portons en
nous."
Bishara KHADERhttp://www.lesoir.be/archives?url=/...
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