La manière dont François Hollande et son ministre des affaires
étrangères Laurent Fabius ont entériné l’assaut israélien contre Gaza,
avec ses innombrables destructions et victimes, a pu étonner ici ou là.
Couac de la communication ? Benjamin Barthe, sur le site du Monde, note
que la première déclaration de Hollande sur le droit d’Israël à se
défendre, sans aucune mention des pertes civiles palestiniennes, venait à
la suite d’un coup de téléphone de Benyamin Netanyahou (« L’embarras international face à l’escalade à Gaza »,
12 juillet). Le lendemain, le président émettait une nouvelle
déclaration « plus équilibrée ». Mais, comme le note le journaliste
du Monde, « le cafouillage est néanmoins emblématique de l’embarras des
chancelleries européennes et américaine face à la question de Gaza.
Insister, comme elles l’ont presque toutes fait à des degrés divers, sur
le “droit d’Israël à l’autodéfense” et sur la nécessité de la
“retenue”, ne suffit pas à leur donner de prise sur le terrain ». Cela
équivaut, en réalité, à une « carte blanche » laissée au gouvernement
Netanyahou.
Selon un responsable de l’Elysée, la position de la France « reste
fondée sur l’équilibre ». Equilibre entre l’occupant et l’occupé ? Entre
les quelque 200 morts palestiniens et les « zéro mort » côté
israélien ? Quand le général de Gaulle critiquait l’agression
israélienne de juin 1967, il ne faisait pas preuve d’équilibre. Quand
les Etats européens réunis à Venise en 1980demandaient
le droit à l’autodétermination des Palestiniens et à un dialogue avec
l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), ils ne faisaient pas
preuve d’équilibre. Quand Jacques Chirac s’indignait, lors de sa
fameuse visite à Jérusalem en 1996, du comportement des troupes
d’occupation, il ne faisait pas preuve d’équilibre.
Cette notion d’équilibre est souvent mise en avant par les médias,
mais il est curieux qu’elle ne le soit que pour le conflit
israélo-palestinien : ni sur l’Ukraine, ni sur la Syrie, ni sur la
plupart des autres crises, les journalistes n’invoquent l’équilibre ;
pourquoi le font-ils seulement sur la Palestine ? Rappelons que le rôle
des journalistes n’est pas d’être équilibrés, mais d’expliquer les
faits, d’expliquer les réalités (lire l’excellent article de Marwan
Bishara, « De la responsabilité des journalistes, des médias et de la Palestine »,
Infopalestine, 9 juillet). Pour reprendre, en la changeant, une formule
célèbre, l’objectivité ce n’est pas « cinq minutes pour les Noirs
d’Afrique du Sud, cinq minutes pour le régime de l’apartheid ».
Revenons aux déclarations françaises. Si elles s’inscrivent dans la
continuité de celles que faisait naguère Nicolas Sarkozy, elles sont en
rupture avec un demi-siècle de diplomatie menée par Paris. On a assisté
depuis dix ans, dans le plus grand silence, à un virage de la diplomatie
française. Entamé à la fin du mandat de Jacques Chirac, il a été
accentué par Nicolas Sarkozy et par François Hollande. Et il touche tous
les domaines, pas seulement le conflit israélo-palestinien. Il s’est
accompagné d’un effacement de la place de la France, qui ne fait plus
entendre de voix singulière, si ce n’est, parfois, pour critiquer, « sur
leur droite », les Etats-Unis.
Comment définir ce virage ? Certes, Paris n’est pas porteur d’une
doctrine totalement élaborée (pas plus, d’ailleurs, que ne l’est le
néoconservatisme américain) et des nuances existent entre tel ou tel
responsable. D’autre part, cette rupture discrète avec un demi-siècle de
diplomatie française (1958-2003) doit tenir compte des contraintes
politiques, notamment d’une opinion publique peu sensible aux sirènes de
la droite américaine.
Fondamentalement, les responsables français refusent l’idée que le
monde serait devenu moins dangereux depuis la fin de la guerre froide.
Au contraire. Le terrorisme et l’islamisme menaceraient nos pays, les
fondements de la civilisation occidentale, et nous serions engagés dans
une « guerre contre le terrorisme » de longue durée. Et ces périls sont
accentués par la montée en puissance de pays qui ne partagent pas nos
valeurs et qui n’acceptent pas l’ordre international occidental, l’Iran
d’abord, mais aussi la Russie et la Chine.
Cette analyse repose en particulier sur la conviction que la France
appartient au monde occidental, par opposition notamment au monde
islamique. Et le terrorisme représente une menace d’autant plus grave
qu’il est relayé par un ennemi intérieur clairement identifié,
des musulmans qui se radicalisent — les autorités surfent ainsi sur
l’islamophobie dominante, au risque, une fois de plus, de renforcer le
Front national.
Cette ligne s’est affirmée avec plus de force depuis l’élection du
président Barack Obama, qui a tenté de tirer quelques leçons des
désastres enclenchés par son prédécesseur, George W. Bush, en Irak et en
Afghanistan. Depuis, la France ne rate pas une occasion de critiquer le
manque de fermeté de Barack Obama, que ce soit sur le dossier du
nucléaire iranien ou sur l’intervention militaire en Syrie, tout en lui
laissant le champ libre pour mener des négociations sur la Palestine
(sujet sur lequel Paris sait qu’il ne fera aucune pression sérieuse sur
Israël).
Une chose est rassurante : les capacités de nuisance de la France sont limitées. Et si les Etats-Unis décident, par exemple, de signer un accord avec l’Iran,
ils ne demanderont pas la permission de Paris. S’ils décident de ne pas
intervenir en Syrie, la France est impuissante. Jadis, la position
singulière de la France était son meilleur atout ; ce n’est plus le cas
aujourd’hui.
L’admiration pour Israël est un autre des piliers de cette diplomatie
française. Il ne s’agit pas simplement de philosémitisme, mais d’appui à
un pays supposé être à l’avant-garde de la lutte contre le radicalisme
islamiste, une pointe avancée de l’Occident. C’était d’ailleurs l’idée
centrale de Theodor Herzl, fondateur du sionisme politique, lequel
voyait dans l’Etat juif qu’il préconisait un bastion européen face à la
« barbarie asiatique ». J’ai rappelé ailleurs la solidarité surprenante
de l’Afrique du Sud de l’apartheid — dirigée entre 1948 et 1991 par un
parti dont les fondements antisémites étaient avérés — avec Israël : les
dirigeants de Pretoria considéraient les Israéliens comme des colons
qu’ils admiraient, non comme des juifs qu’ils méprisaient [1].
Cela se confirme aujourd’hui, alors que la plupart des grandes forces
politiques européennes d’extrême droite ont rangé l’antisémitisme au
magasin des accessoires périmés et l’ont remplacé par une islamophobie
militante ainsi qu’une solidarité inconditionnelle avec Israël.
Cette inflexion entraîne, sur ce conflit, une « indignation sélective de François Hollande », comme l’écrit Armine Arefi sur le site du Point(11 juillet), ou comme en témoignent les visites de l’ambassadeur de France dans le sud d’Israël pour rassurer nos compatriotes qui s’y trouvent — le même ambassadeur qui avait salué « l’engagement courageux » de jeunes Français dans l’armée israélienne.
Notons enfin la prise de pouvoir, au sein des instances de l’Etat,
d’une nouvelle génération de cinquantenaires qui impulsent ce virage
politique : le futur conseiller diplomatique de Hollande, le chef de
cabinet de Fabius, le représentant de la France aux Nations unies, le
directeur des affaires stratégiques du ministère de la défense. Ni de
droite ni de gauche, admiratifs des Etats-Unis, partisans des
interventions militaires et de l’OTAN, obsédés par la « guerre contre le
terrorisme » et contre l’islam, grands admirateurs d’Israël, ils
s’incrustent au cœur de l’appareil d’Etat et garantissent la continuité
de la diplomatie française, quel que soit le parti au pouvoir.
[1] Cf. De quoi la Palestine est-elle le nom ?, Les Liens qui libèrent, 2010.
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