vendredi 18 juin 2010

BHL, Lévy, Lanzmann... Comment ils confisquent le débat sur Israël

publié le vendredi 18 juin 2010
Pierre Puchot

 
En France, débattre publiquement du conflit israélo-palestinien n’est pas donné à tout le monde. C’est le privilège d’un petit club, surreprésenté dans les médias où il multiplie les chroniques. Et lorsqu’un point de vue contradictoire se fait jour, la riposte ne tarde pas à s’organiser.
Fin mai, Régis Debray publie une lettre À un ami israélien , ouvrage dans lequel il met notamment en garde l’Etat hébreu contre l’« autisme » qui le guette, tant Israël paraît selon lui écartelé désormais entre « grands esprits universels et petits politiciens véreux, high-tech et basses besognes, films admirables et guerres détestables, démocratie et ségrégation ».
Mise en scène par l’hebdomadaire Le Point , qui publie les bonnes feuilles du livre, la sortie du livre le 19 mai épouse en partie les craintes de Régis Debray, qui redoutait que « Paris pardonne moins que Tel-Aviv » . C’est ainsi le titre « Gaza, Shoah, Juifs de France : la charge de Régis Debray contre Israël » qui s’affiche en Une de l’hebdomadaire. « Très peiné, j’ai envoyé à Giesbert ( le directeur du Point) un texte qu’il a élégamment publié, confie Régis Debray, avec lequel Mediapart a publié un entretien à l’occasion de la sortie de l’ouvrage. Je voyais déjà pointer à mon encontre l’accusation d’antisémitisme. Je ne me suis pas livré à une charge contre Israël, mais à une interpellation, au pas de charge je le reconnais, d’un ancien ambassadeur d’Israël à Paris (Elie Barnavi). Et le fond était tout de même de compréhension, de dialogue. »
À l’intérieur du Point , face à un sobre compte-rendu de lecture, un entretien avec Claude Lanzmann. « Il fallait trouver un "contre" commente Elisabeth Lévy, la journaliste auteur de l’entretien et contactée par Mediapart. J’avais pensé à Finkielkraut, et puis ça s’est fait avec Lanzmann. » Intitulé sans détour « Debray ne comprend rien à Israël » , l’entretien est une accumulation de réactions épidermiques contre Régis Debray, « à l’acmé de ses tics » , qui « multiplie les puérilités de chansonniers » , « qui n’aime pas particulièrement Israël » .
Le cinéaste conclut en invoquant la supposée « détestation d’Israël  » de Régis Debray. De son côté, Elisabeth Lévy ?"qui « n’approuve pas » le terme de "détestation " " choisit de prendre quelque liberté avec la déontologie et, se faisant à la fois juré et procureur, rédige dans la foulée de l’entretien un article pour l’hebdomadaire Marianne , nouveau réquisitoire contre l’ouvrage de son « ami » Régis Debray aussitôt republié dans Causeur.fr, site dont elle est elle-même rédactrice en chef.
« Mais où est le problème ? interroge-t-elle. L’entretien du Point, ce n’est pas mon point de vue, c’est celui de Lanzmann. Même si mes entretiens sont connotés, je vous l’accorde, c’est davantage une discussion. Après, l’article, je l’ai écrit dans Marianne, et avec l’accord de l’hebdomadaire, je l’ai republié sur Causeur. Vous cherchez vraiment midi à 14h. Ce livre a suscité en moi des réactions, et j’avais envie d’écrire dessus, notamment parce j’ai trouvé la partie qui concerne la France proprement délirante. » Outrée, la teneur de l’article d’Elisabeth Lévy laisse peu de place au débat, surtout quand il aborde la question de l’antisémitisme en France, et que la journaliste évoque « les centaines de milliers de personnes » qui, en 2003, « sous prétexte de s’opposer à la guerre en Irak, traçaient le signe d’égalité entre les croix gammées et l’étoile de David, Sharon et Hitler »...
« Je m’attendais à pire, l’accueil fut moins virulent que je ne le pensais, commente Régis Debray. Le Crif, Lanzmann, les radios communautaires ont accompli leur devoir : ce sont des fanatiques, qui rencontrent une culpabilité française, tout simplement. Leur prépondérance médiatique s’accorde à une sorte de repentance. Je trouve savoureux de voir Lanzmann, juif français plus israélien que les Israéliens, m’accuser de ne rien comprendre à Israël, dont un ancien ambassadeur en France, Elie Barnavi, me crédite d’avoir pigé l’essentiel. C’est symptomatique de l’hiatus entre l’extrémisme de la diaspora et le réalisme autochtone. »
Les « insoumis » qui « cognent »
« Dans son livre, Debray se plaint qu’en France, il n’y en ait que pour les juifs, souffle Elisabeth Lévy. Or en 2003, j’ai vu des manifestations à connotation antisémite dans mon pays. Si vous ne les avez pas vues, tant mieux pour vous. Et toutes ces manifestations où l’on commence par prier... Si vous ne voyez pas tout cela, eh bien, continuez à vivre dans votre joli monde, continuez à vous voiler la face, pendant que je reçois en permanence des messages antisémites de personnes qui ne se cachent même plus, qui ne prennent même plus de pseudo... »
Cette confusion organisée entre Israël, l’islam et l’antisémitisme coupe l’herbe sous le pied du contradicteur et trouve un écho plus que favorable dans d’autres rédactions : ainsi Elisabeth Lévy s’affiche-t-elle cette semaine en Une de l’hebdomadaire Valeurs actuelles , qui titre « Les insoumis, ces intellectuels qui résistent à la pensée unique » ...
Mais de quelle pensée unique s’agit-il ? Celle dénoncée par l’éditorialiste François d’Orcival (« de l’Institut » ), prompt pourfendeur de l’« unanimité politico-médiatique mondiale pour condamner Israël » dans l’affaire de la flottille Free Gaza (sur laquelle Mediapart a publié de nombreux articles), qui se lance dans le journalisme fiction ? reprenant au passage mot pour mot le schéma de communication de l’armée israélienne ? et justifie : « S’il y a neuf tués dans les quatre minutes de l’assaut, c’est qu’ils (les soldats israéliens) ont été provoqués. »
Et tant pis pour les rapports d’autopsie, qui montrent que les soldats israéliens ont parfois tiré à bout portant, et criblé de balles chacun des neuf militants turcs tués par l’assaut. Tant pis si l’on n’a jamais retrouvé la moindre arme dans aucun des bateaux de la flottille, en dehors du matériel nécessaire au fonctionnement de toute embarcation. L’important, c’est de dénoncer, ou plutôt de « cogner », pour paraphraser le portrait d’Elisabeth Lévy, « car les gens qui vous cognent dessus vous font exister » , glisse-t-elle dans Valeurs actuelles.
Alors, on « cogne », ou plutôt on martèle le même message, et l’on « victimise ». Quand Claude Lanzmann considère qu’« Israël est malheureusement tombé dans un piège affreux » , Elisabeth Lévy est « d’accord avec lui, même si la mort des neuf Turcs est regrettable » . Chroniqueur au Point , contributeur occasionnel à Marianne , Bernard-Henri Lévy évoque le 7 juin dans Libération (dont il est actionnaire) un assaut « stupide », car « il y avait d’autres façons d’opérer pour éviter que ne se referme ainsi, dans le sang, le piège tactique et médiatique tendu à Israël par les provocateurs de Free Gaza ».
« Franchement, réveillez-vous, cette flottille, c’est une opération politique instrumentalisée par la Turquie contre Israël, scande Elisabeth Lévy. S’il s’agissait vraiment d’une opération humanitaire, ils seraient passés par la route » , ajoute-t-elle, ignorant le fait que le blocus israélien s’impose à Gaza sur terre comme sur mer.
Des journalistes en quête d’outrance
BHL, Lanzmann, Finkielkraut ou Lévy accumulent les tribunes, chroniques et entretiens dans Libération , Le Monde , Le Point, L’Express , Valeurs actuelles , Marianne , Causeur.fr, France Culture... Comment une telle offensive médiatique peut-elle s’organiser  ? « D’abord, il y a quelque chose qui me gêne, c’est que tous les noms que vous me citez sont juifs », glisse Elisabeth Lévy. Mais encore ? « Je tiens à vous le faire remarquer, c’est tout, rétorque-t-elle. Après, il y a beaucoup moins de calculs dans tout ça que d’urgence, de bordel, de vie normale de la presse. J’ai lancé en même temps Lanzmann et Finkielkraut, mais je n’avais pas l’intention de faire les deux. Mais j’ai essayé aussi d’avoir Shlomo Sand, qui n’est pas sioniste. Et si on a fait Lanzmann, c’est aussi parce que Franz (Olivier Giesbert) le voulait. » « Cette omniprésence médiatique, ce n’est pas nouveau ! souffle Régis Debray. La très forte position médiatique des intellectuels pro-israéliens ne coïncide pas avec le sentiment du public. Cet hiatus existe et l’on ne peut rien contre. Bernard-Henri Lévy, par exemple, est un génie de la communication, doté de moyens matériels considérables : on ne peut rien contre. Ce sont de très bons publicitaires, ils argumentent peu et mal, ils enchaînent erreurs factuelles sur erreurs factuelles... Au reste Lanzmann ne me répond pas sur le fond, il me discrédite personnellement. Je demeure fataliste et considère que discuter avec l’un comme avec l’autre n’aurait aucun sens : non seulement je suis en position de faiblesse par rapport à leur situation sociale, mais ils ne sont pas accessibles à la réalité, à la nuance, à la complexité, à la contradiction, voire à l’autocritique. Edgar Morin en a souffert, il a même été accusé d’antisémitisme, ce qui ne manque pas de cocasserie. Me voilà donc résigné. »
À trente ans, la jeune chercheuse Elisabeth Marteu (spécialiste d’Israël, elle enseigne à Paris 1) n’a pas encore eu l’occasion de s’avouer résignée. Mais elle admet ressentir une certaine irritation à voir « toujours les mêmes têtes à la télé et dans les journaux, raconter n’importe quoi et se tromper dans les faits, c’est-à-dire donner de fausses informations au public. Nous en parlons d’ailleurs souvent entre collègues, sur le conflit israélopalestinien, c’est quelque chose qui nous pèse . Mais j’en veux davantage aux journalistes qu’aux personnes interrogées, car ce sont eux qui les invitent. »
Dans la tribune publiée par Libération du 7 juin, BHL estime notamment que le blocus de Gaza, « il ne faut pas se lasser de le rappeler, ne concerne que les armes et les matériaux pour en fabriquer  ». Selon tous les décomptes indépendants, d’Oxfam à la BBC en passant par le quotidien israélien Haaretz , le blocus de Gaza concerne pourtant plus de 4.000 produits, dont certains alimentaires...
« Le problème, c’est le système médiatique autour de ces personnes, qui laisse passer des énormités que l’on ne devrait pas pouvoir publier sans réponse, juge Alain Gresh, journaliste au Monde diplomatique spécialiste du Proche-Orient, et auteur du blog Nouvelles d’Orient. Alors que BHL profère des absurdités factuelles sur le blocus Gaza, Laurent Joffrin ne lui répond pas sur ce plan-là, factuel, comme si c’était inutile. C’est très problématique.  »
« Laurent Joffrin (directeur de la rédaction de Libération ) sait très bien qu’il y a des gens plus compétents que BHL pour parler de Gaza, poursuit la chercheuse Elisabeth Marteu. Mais est-ce qu’il ne le considère pas comme un bon client, qui va lui donner ce qu’il veut, c’est-à-dire un propos outré, qui va faire parler ? Dans son esprit, c’est plus vendeur qu’un chercheur du CNRS. Chez ces idéologues, c’est l’affectif qui intervient en premier, ils ont un rapport quasi viscéral à Israël qui s’impose dans leur lecture du conflit, et à partir de là, le débat n’est plus ouvert. Or les médias donnent peu de place à ceux qui ont une meilleure expertise qu’eux sur la situation, parce que nous sommes davantage proches du terrain. Et de fait, à cause de cela, des tendances de la société israélienne passent complètement inaperçues en France, comme la radicalisation des mouvements pacifistes israéliens, ou l’emprisonnement des militants des droits de l’homme et des Arabes israéliens. Le fait aussi que le discours en Israël sur la perspective d’un seul Etat fait un retour en force... En ce sens, la vision d’Israël proposée par ces idéologues est complètement à côté de la plaque. C’est une génération de "penseurs " qui n’est plus connectée aux réalités d’Israël et de la Palestine. »
La démocratie israélienne contre l’islamo-fascisme
C’est en partie du fait de cette rupture entre les « penseurs » et la réalité du conflit israélo-palestinien que, selon la chercheuse Elisabeth Marteu, le Hamas fait toujours figure de tabou en France. « Comment voulez-vous discuter avec le Hamas ? s’emporte Elisabeth Lévy. C’est une organisation terroriste qui veut et qui prône la destruction de l’Etat d’Israël. » « Et vous voudriez discuter avec eux ? » , ajoute-t-elle, enfouissant sous le tapis du « double discours » les déclarations de dirigeants du Hamas, comme Khaled Mechaal, prêts à reconnaître et/ou à conclure une trêve avec Israël... dans les frontières de 1967.
« Sur cette question du débat sur le dialogue avec le Hamas, il y a aussi le positionnement très particulier de l’Etat français qui joue, puisque la France est officiellement opposée à un dialogue avec le Hamas, juge Elisabeth Marteu. Et du coup, toute personne qui s’exprime dans le débat public va soutenir la même idée, pour rester dans le politiquement correct. » Un autre élément d’analyse se trouve dans la chute de la tribune de Bernard-Henri Lévy dans Libération . « Confusion d’une époque , écrit-il, où l’on combat les démocraties comme s’il s’agissait de dictatures ou d’Etats fascistes. C’est d’Israël qu’il est question dans ce tourbillon de haine et de folie, mais c’est aussi, que l’on y prenne garde, quelques-uns des acquis les plus précieux, à gauche notamment, du mouvement des idées depuis trente ans qui se voient mis en péril. »
En clair, en critiquant Israël, « que l’on y prenne garde » , c’est bien le lit de « l’islamo-fascisme » que l’on prépare, nous avertit Bernard-Henri Lévy. « On touche ici une nouvelle dimension de ce conflit, la question de l’islam, estime Alain Gresh. Dans les années 1980, pour la grande masse de l’opinion française, c’était un conflit occupant/ occupé. L’échec des accords d’Oslo et surtout le 11 septembre 2001 et ses suites ont installé l’idée qu’il s’agissait d’un conflit religieux, de civilisation, dans lequel il y aurait une vraie menace islamique, qui rejoint toute la rhétorique de la menace islamique en France, présente chez les intellectuels français, y compris des intellectuels de gauche. Ce contexte crée une ambiguïté, qui pèse sur la capacité actuelle à parler du Hamas. C’est une organisation qui n’a rien de sympathique, mais qui a gagné des élections que nous, Occidentaux, avons imposées aux Palestiniens. Ce tabou des discussions avec le Hamas est un non-sens : le problème n’est pas de dialoguer avec le Hamas sans condition, mais de discuter avec eux comme on l’a fait avec l’OLP. Au lieu de cela, nous sommes à la traîne du gouvernement israélien sur toutes les questions, un gouvernement israélien qui comprend bel et bien des composantes fascistes, bien plus réelles et opérantes que celles imaginées par Bernard-Henri Lévy. »
Une audience en perte de vitesse
En Israël, certains pacifistes voient l’année 2010 comme un tournant dans le conflit : les manifestations à Tel-Aviv et Jérusalem à l’occasion de la flottille sont parmi les plus importantes vues en Israël depuis 10 ans et l’échec de la rencontre de Camp David. Dans le même temps, en France, le raid meurtrier de Tsahal a suscité une large réprobation, qui a rendu moins audible le discours pro-israélien.
« Il faut noter, souligne Alain Gresh, que Bernard-Henri Lévy subit un discrédit depuis quelque temps, le flop de ses deux derniers livres en témoigne, malgré l’immense campagne médiatique qu’il est en capacité de susciter. Une minorité monopolise le débat, certes, mais il ne suffit plus que les médias reproduisent leurs propos pour qu’ils deviennent paroles d’évangile... »
« Depuis l’opération israélienne "Plomb durci ", je pense que leur audience a tendance à décroître, juge la chercheuse Elisabeth Marteu. Finkielkraut ou BHL se sont aussi exprimés sur d’autres sujets et ont perdu une partie de leur crédibilité, notamment sur toutes les questions d’identité nationale. Et puis, il y a la situation politique qui pèse, le fait qu’Israël puisse continuer à aller de plus en plus loin, en toute impunité malgré les pressions internationales".