Laurent Zecchini
Jérusalem est-elle en train de perdre lentement son caractère multiconfessionnel ?
Les Palestiniens musulmans et chrétiens, qui dénoncent la "judaïsation" croissante de la Ville sainte, l’affirment. Les seconds en voient une illustration à l’occasion des fêtes de Pâques, qui sont entourées cette année de mesures de sécurité et de restrictions sans précédent qui entourent cette année les fêtes de Pâques. Celles-ci sont justifiées officiellement par le risque que constitue la concordance des célébrations catholiques, grecques-orthodoxes et juives.
L’armée israélienne a annoncé des "mesures de bienveillance" envers la population palestinienne : dix mille chrétiens palestiniens de Cisjordanie et cinq cents de la bande de Gaza sont, en principe, autorisés à se rendre en Israël, notamment à Jérusalem, et cela jusqu’au 7 avril. Mais, parallèlement, la Cisjordanie a été entièrement bouclée jusqu’au 6 avril. Or nul ne sait comment, dans les faits, ces deux décisions sont conciliables.
L’incertitude est d’autant plus vive que ces pèlerins doivent être en possession, outre d’un permis, d’une carte magnétique d’identité délivrée par les autorités israéliennes. Le commandant Guy Inbar, porte-parole du Cogat, l’organisme qui coordonne les activités de l’armée dans les territoires palestiniens, assure qu’il s’agit d’une simple formalité : "C’est comme une Master Card, précise-t-il. C’est fait pour améliorer la gestion du système, ce n’est pas quelque chose de nouveau." En effet, les Palestiniens dénoncent depuis longtemps le processus de délivrance de ces cartes, supervisé par le Shin Beth, le service de sécurité intérieure d’Israël.
Curé du village chrétien de Taïbeh, le père Raëd Abousahlia nous indique qu’il n’a obtenu que deux cents permis pour ses ouailles, soit trois fois moins que les années précédentes. "Les postes de contrôle multiples sont une humiliation, et les gens se découragent. Soit les Israéliens laissent les pèlerins se rendre sans entrave sur les lieux saints, soit il vaut mieux s’abstenir de se rendre à Jérusalem", estime-t-il.
D’autant qu’il n’est pas aisé d’entrer dans la vieille ville, à plus forte raison d’approcher le Saint-Sépulcre. Des restrictions draconiennes ont été imposées pour la cérémonie du Feu sacré, qui a lieu samedi 3 avril. Très peu de pèlerins pourront y assister et, à Ramallah, l’évêque grec-orthodoxe Atallah Hanna a lancé un cri d’alarme face à ce qu’il perçoit comme une volonté israélienne de "violer la liberté religieuse". Jérusalem, a-t-il insisté, "doit rester une ville ouverte pour tous les chrétiens".
"Les Israéliens remettent en cause une tradition de liberté religieuse qui est en vigueur depuis neuf cents ans, dénonce Youssef Daher, du Conseil oecuménique des Eglises (JIC), et ils bafouent le Statu Quo de 1852" qui régit les rapports par ailleurs tendus entre les confessions orthodoxe, latine et arménienne au sein du Saint-Sépulcre. Le patriarche latin de Jérusalem, Mgr Fouad Twal, ne veut pas entrer dans une polémique qui est surtout alimentée par les grecs-orthodoxes, mais il s’inquiète lui aussi de la "judaïsation" de Jérusalem. "Nous demandons que tous nos fidèles puissent entrer à Jérusalem pour prier, et avoir accès aux lieux saints, indique-t-il lors d’un entretien. Mais en invoquant des "raisons de sécurité", Israël réduit dans les faits l’exercice de cette liberté religieuse."
Dimanche 28 mars, alors qu’un millier de catholiques participaient à la traditionnelle procession des Rameaux, le patriarche latin a souligné que Jésus était entré dans Jérusalem "sans escorte, sans soldats, sans mur de séparation et sans check-point".
Mgr Twal rappelle que moins de dix mille chrétiens vivent à Jérusalem et que leur communauté (moins de 2,5 % des populations israéliennes et palestiniennes) est menacée à la fois par l’exode et un taux de natalité bien inférieur à celui des musulmans et des juifs. Il constate que la politique israélienne "vise à vider Jérusalem de sa population musulmane" et, accessoirement, chrétienne.
C’est aussi l’avis d’un religieux qui vit depuis trente ans dans la vieille ville : Frère Pierre a assisté à une lente mais inexorable évolution. "Les chrétiens, dit-il, ne subissent pas de véritable harcèlement, mais nous sommes confrontés à une politique déterminée de judaïsation de la Ville sainte." Comme Mgr Twal, il cite la multiplication des drapeaux israéliens qui apparaissent au faîte des maisons.
A force de parcourir le labyrinthe de ruelles étroites, il a identifié les principaux quartiers de cette discrète colonisation. "Des maisons ont été tout d’abord occupées dans le quartier musulman, près de la 3e station du chemin de Croix, puis autour de la porte de Jaffa, enfin sur le chemin du mur des Lamentations", indique-t-il, avant de donner son explication : "Leur idée, c’est d’occuper peu à peu la route qui mène vers le Temple."
Le "Temple", c’est une référence au second temple, détruit en l’an 70 par les Romains, à l’emplacement de la mosquée Al-Aqsa. Les chrétiens n’ont pas les mêmes intérêts que les musulmans, lesquels sont surtout confrontés à la colonisation juive à Jérusalem-Est. Mais les deux communautés se rejoignent dans leur combat pour dénoncer une politique israélienne du fait accompli à Jérusalem dont ils craignent qu’elle remette en cause le caractère unique de berceau des trois religions monothéistes.
publié par le Monde