Israel - 14-08-2009 |
L’idée bizarre la plus en vogue sur Tel-Aviv est qu’elle est innocente. Ce n’est pas une terre occupée (elle aurait été construite sur des dunes). Elle n’a rien à voir avec le fanatisme qui meut la violence de l’occupation. Elle est laïque, jeune, hédoniste, mondiale et diverse. Peut-être est-elle un brin trop matérialiste. Mais lorsque l’alternative est la spiritualité d’un Baruch Goldstein, même le matérialisme le plus crasse semble merveilleusement bénin.
Le Musée de l’Irgoun rassemble une collection instructive sur l’organisation terroriste, ses moyens, ses stratégies et ses résultats. Le bâtiment en lui-même est une déclaration sans ambigüité : un Israël moderne, entrepreneurial, en vitre et acier, s’élève de l’enveloppe creuse d’une maison arabe, à l’endroit où était installé le quartier Manshiyeh.
Une lettre ouverte (1) adressée au Toronto International Film Festival (TIFF) par Jane Fonda, Ken Loach et Naomi Klein, entre autres, dit :
« En 2009, TIFF a annoncé que le festival allait inaugurer son nouveau programme, City to City, avec un « pleins feux » sur Tel-Aviv. Selon les notes de programmation écrites par Cameron Bailey, co-directeur du Festival et programmateur du volet City to City : « Les dix films dans l’édition 2009 du volet City to City témoignent des courants complexes qui se croisent à Tel-Aviv aujourd'hui. Alors qu’elle fête son centenaire en 2009, Tel Aviv est une ville jeune et dynamique qui, comme Toronto, célèbre sa diversité. »
L'accent mis sur la “diversité“ en Ville à Ville est vide de sens, étant donné l'absence de cinéastes palestiniens dans le programme. En plus, ce que cette description ne révèle pas, c'est que Tel-Aviv est construite sur des villages palestiniens détruits, et que la ville de Jaffa, qui était au cœur de la vie culturelle palestinienne jusqu’en 1948, a été annexée à Tel-Aviv après l'exil en masse de la population palestinienne. Ce programme occulte la souffrance de milliers d'anciens résidents et leurs descendants de la région Tel Aviv/ Jaffa, qui vivent aujourd'hui dans des camps de réfugiés dans les territoires occupés, ou vivent dispersés dans d'autres pays, dont le Canada. La présentation sélective de la façade moderne et sophistiquée de Tel-Aviv, sans égard au passé et aux réalités de l'occupation israélienne des territoires palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, ce serait comme si on glorifiait la beauté et la vie élégante chez les communautés exclusivement blanches au Cap ou à Johannesburg pendant l'apartheid, sans reconnaître les cantons noirs de Khayelitsha et de Soweto. »
Voilà qui fait mouche, mais il y a plus. La réputation internationale de Tel-Aviv est fondée sur les mythes qu’elle raconte elle-même sur sa propre identité et son histoire. Tel-Aviv est l’antithèse des colonies, de Jérusalem la dingue, des fanatiques d’Hébron, c’est un oasis de raison et de tolérance. Meir Wieselthier, poète israélien, exprimant l’éthique “anti-guerre” de Tel-Aviv, a dit une fois qu’il ne prendrait les armes que si une armée étrangère était sur le point de traverser le Yarkon (une rivière au nord de Tel-Aviv).
L’idée bizarre la plus en vogue sur Tel-Aviv est qu’elle est innocente. Ce n’est pas une terre occupée (elle aurait été construite sur des dunes). Elle n’a rien à voir avec le fanatisme qui meut la violence de l’occupation. Elle est laïque, jeune, hédoniste, mondiale et diverse. Peut-être est-elle un brin trop matérialiste. Mais lorsque l’alternative est la spiritualité d’un Baruch Goldstein, même le matérialisme le plus crasse semble merveilleusement bénin.
C’est une bonne fable aux traits séduisants. Mais elle est fausse. Prenons d’abord la question de la diversité. Bien que 20% des citoyens israéliens soient palestiniens, ils ne représentent que 4,2% des habitants de Tel-Aviv. Pour une grande ville, c’est un manque de diversité impressionnant. De plus, la grande majorité de ces Palestiniens vivent dans quelques quartiers séparés au fin fond de Jaffa, principalement à Ajame. A l’exclusion de ces quartiers marginalisés et pauvres aux confins de la ville, il n’y a pratiquement aucun arabe à Tel-Aviv. Ce seul fait constitue sans aucun doute un « miracle démographique ». Ce pourcentage d’Arabes inférieur à la marge d’erreur de cette métropole méditerranéenne « diverse » et grouillante est plus bas qu’à Paris, Genève, Londres ou Brooklyn.
Cette « diversité » fait de Tel-Aviv un exemple rare de nettoyage ethnique réussi. Jusqu’à sa destruction, Jaffa était un centre urbain important de la Méditerranée arabe. Aujourd’hui, elle abrite moins d’1% de Palestiniens à la citoyenneté israélienne, elle est une communauté marginale et isolée.
Jaffa a été conquise par les organisations paramilitaires juives en 1948 et plus de 60.000 de ses habitants ont été obligés de partir à cause des bombardements. Ils ont été littéralement « jetés à la mer » et la plupart d’entre eux ont accosté à Gaza. Les conquérants ont alors détruit au bulldozer 75% de la ville. Seuls les quartiers Ajame et Jebaliah ont été épargnés, avec moins de 4.000 Palestiniens autorisés à y rester, des quartiers laissés à l’abandon, transformés par la municipalité en décharges publiques et qui sont devenus des zones de crimes et de trafic de drogues. De plus, les maisons ont été confisquées et les Palestiniens sont devenus les locataires de l’agence immobilière de l’Etat, Amidar, qui a négligé les propriétés et a même refusé de laisser les habitants procéder aux réparations sur leurs propres deniers. Le dernier tour de vis de cette histoire cruelle est arrivé avec le nouveau millénaire. Alors que Tel-Aviv jouissait d’un boom immobilier spéculatif, Ajame a commencé à intéresser le secteur immobilier. L’obstacle était bien sûr de comment se débarrasser des locataires. La solution ingénieuse d’Amidar fut d’imposer des amendes aux locataires pour avoir amélioré leur habitat, et de leur proposer ensuite d’oublier ces amendes en échange de leur évacuation. (Lire, de Jonathan Cook : Le "projet de rénovation" de Jaffa vise l'expulsion des Palestiniens).
Une autre partie de la ville, la Vieille Ville, qui a subi un nettoyage ethnique total, et où la plupart des espaces urbains ont été détruits, à la seule exception du Mur extérieur et de quelques sites chrétiens, a été transformée en attraction touristique et de vie nocturne. Les noms originaux arabes des rues ont été effacés, et la municipalité de Tel-Aviv est heureuse de vous informer que « les ruelles de l’Ancienne Jaffa sont nommées selon les signes du Zodiaque et qu’on peut y trouver des galeries d’art et des magasins juifs, des ateliers de bijoutiers et d’art d’artistes de renom. »
Vous chercherez en vain dans cette plaquette touristique la moindre mention au passé de Jaffa et à sa disparition. La visite de Napoléon est le seul événement historique qui vaille la peine d’être signalé aux touristes ; la trace du pas fugace d’un Blanc célèbre est plus importante que toute l’histoire locale. Pas plus qu’est mentionné que le séjour de Napoléon comprend aussi trente heures de boucherie et de viols de la population civile locale suivies du massacre de 4.500 prisonniers de guerre. Cela ne fait apparemment pas partie de l’histoire, puisque ce n’est pas arrivé à des Juifs européens.
Les galeries d’art, propriétés des Palestiniens dépossédés, ont été distribuées par l’Etat à des artistes israéliens. Il suffisait de remplir une demande pour en avoir une. C’est ainsi que se sont installés les intellectuels et les bobos (2) de Tel-Aviv, complices du nettoyage ethnique de la Palestine et parties prenantes solides de la préservation de l’Etat juif.
Tôt ou tard, quelqu’un fera la liste des ces phares moraux, dont la plupart sont membres du « camp de la paix », qui ont accepté ces cadeaux. Mais je voudrais mentionner ici un nom célèbre qui en est emblème.
Dan Ben-Amotz fut un bobo de la première génération et auteur (il était membre de l’unité d’élite Palmach en 1948) qui a personnifié de nombreuses façons l’identité laïque branchée de Tel-Aviv et a même joué un rôle important dans sa fabrication. C’était un bel homme, une célébrité, qui est allé à Hollywood, est devenu l’ami de Marlon Brando, a tourné dans des films israéliens, dont l’un des plus critiques jamais tournés en Israël sur le sionisme (A hole in the Moon, d’Uri Zohar), il a écrit de longs romans sur ses exploits sexuels, fut un pionnier de la vie nocturne de Tel-Aviv, a étudié l’argot et les grossièretés hébreux, fut « anti-guerre » avant que ce soit à la mode, a ridiculisé les Shibboleth(jargons)(3) d’Israël au nom de la liberté d’expression et a incarné le « faites l’amour, pas la guerre ». Le nationalisme et le fanatisme religieux étaient aussi éloignés de son mode de pensée que la noix de coco de l’alimentation Inuit. La tenue favorite de sa première femme, chrétienne, était la galabieh arabe. En plus d’être une personnalité incontournable de Tel-Aviv et un symbole de son courant anarchiste et individualiste, Ben-Amotz a pris également part à la création du mythe de Tel-Aviv. En 1980, il a coécrit une pièce qui célébrait l’établissement de la première « Ville hébreu ». Yosef Rachelski, critique culturel israélien, a dit de lui qu’il était l’une des deux icones culturelles à l’influence la plus forte dans l’Israël des années 60, l’autre étant Moshe Dayan.
Ben-Amotz vivait dans une maison arabe dans la Vieille Ville de Jaffa, surplombant la Méditerranée ; il était aussi propriétaire d’une propriété commerciale de grande valeur dans le secteur que les conquérants avaient détruit. Après sa mort, un scandale a éclaté, avec des rumeurs sur ses mœurs sexuelles, pas toujours consensuelles. Mais il n’y a jamais eu de scandales sur ses transactions immobilières, apparemment pas toujours consensuelles elles non plus. Le profit insolent et inconséquent qu’il a tiré de l’ordre raciste qu’il tournait en dérision est le symbole de la relation laïque et jouisseuse de Tel-Aviv au système d’apartheid d’Israël.
Comme l’architecte Sharon Rotbard, auteur d’un livre magistral qui fouille l’histoire cachée de Tel-Aviv, et dont vous aurez une idée dans l’extrait que je pille ici sans vergogne, l’affirme :
« Tel-Aviv n’est pas née du sable. Elle est née de Jaffa. Pourtant, son attitude vis-à-vis de Jaffa rappelle celle de l’attitude chrétienne vis-à-vis du Judaïsme, y compris les éléments violents et contradictoires de naissance et de matricide, de continuité et de séparation, d’héritage et d’appropriation, d’effacement et de masque, de culpabilité et de disculpation. Dès que le premier quartier juif de Neve Tzedel est né du sein de la « Fiancée de la Mer », dans les années 80 du 19ème siècle, Tel-Aviv n’a jamais cessé de fuir Jaffa et de la persécuter. La guerre de [création de la] « ville blanche » pour conquérir l’espace symbolique et historique de la métropole, est la guerre de Tel-Aviv contre Jaffa et sa fille biologique et belle-fille... pour créer cette Tel-Aviv de rues et d’épiciers et inventer la normalité d’une maison, d’une cours et d’une cage d’escalier, Tel-Aviv a éradiqué tout un espace [urbain]. Elle a conquis Jaffa et ses filles, les a vidées de ses habitants, a éradiqué ses quartiers, ses villages, ses routes et ses paysages, a détruit lieux, maisons, rues, monuments publics… Ce faisant, Tel-Aviv a effacé la mémoire de Jaffa. La guerre ne s’est pas terminée avec la conquête de 1948 et l’exil des habitants. Il continue jusqu’à aujourd’hui. Bien que Jaffa soit une ville morte, Tel-Aviv continue à torturer son cadavre… Dès sa création comme ville séparée de Jaffa, et dans sa construction culturelle, ethnique et maintenant historique de « ville blanche », Tel-Aviv s’est constituée en opposition à Jaffa, comme une séparation de Jaffa, comme une négation dialectique de Jaffa. Pour Jaffa, cette relation dialectique n’a pas été moins catastrophique. Alors que Tel-Aviv se construisait, elle a aussi détruit et effacé Jaffa, la façonnant comme sa propre négation – une ville de la nuit, négligée, criminelle, sale, abandonnée, et noire. » (4).
Enfin, il y a la question des dates et des origines. Où commencer ? Que choisir comme année zéro ? Que cela signifie-t-il, par exemple, de raconter l’histoire des Américains à partir de 1492 ? Que signifie la date de 1909 comme « début » de Tel Aviv ? De quoi exactement 1909 est-elle l’année de naissance ? Est-ce le point de départ de l’habitat urbain qui est aujourd’hui Tel-Aviv/Yafo ? Non, parce que Jaffa a toujours été là, et parce que Jaffa a été absorbée par Tel-Aviv/Yafo, l’histoire de l’urbanisme dans ce secteur ne commence pas en 1909. Est-ce la célébration de l’habitat juif ? Non. En laissant de côté la question du pourquoi la cité moderne “diverse” devrait être célébrée sur la base d’une seule identité ethnique, des Juifs ont toujours habité à Jaffa. Etait-ce alors la première colonie juive organisée dans le secteur ? Non. Neve Tzedek a été créée en 1887 par les Palestiniens juifs de Jaffa. Kerem Hateimanim a été créée en 1905. Les Juifs de Jaffa et du Yémen ont créé des quartiers juifs près de Jaffa parce que Jaffa était surpeuplée. Ces banlieues juives de Jaffa ont été incorporées plus tard à Tel-Aviv et on les a laissées devenir des taudis en punition symbolique de leur proximité coupable à Jaffa, tant d’un point de vue géographique que culturel. Pendant la même période, les Musulmans ont créé une grande banlieue essentiellement musulmane au nord de Jaffa, Manshiyeh, qui a complètement été rasée en 1947 (il n’en reste aujourd’hui qu’une mosquée, près d’un parking appelé « Les conquérants »).
1909 est une date arbitraire, choisie, selon Sharon Rotbard, principalement à cause de l’existence commode d’une photo commémorative de l’attribution de terres pour la création du quartier Ahuzat-Bait.
Ce qui distingue ce quartier, non seulement de Jaffa et des villages palestiniens mais aussi des vieux quartiers juifs, est qu’il a été créé par des Juifs européens blancs. C’est sur la base de cette distinction que l’histoire de Tel-Aviv a été écrite et transformée en un mythe de la ville créée sur des dunes, séparée des indigènes, et donc paradoxalement pure et innocente de l’histoire sanglante de l’apartheid. Les principes de ségrégation qui conduiront au régime d’apartheid deviennent ainsi le fondement d’une affirmation d’innocence relative à cet apartheid. Tel-Aviv est innocente parce que c’est une ville européenne pure !
Les évènements célébrant la naissance de Tel-Aviv en 1909 ne sont pas seulement un hommage inopportun à la capitale financière de l’Etat d’apartheid. Elles ne sont pas seulement une tentative de blanchir le massacre de Gaza. Elles sont aussi l’occasion de légitimer la colonisation par la commémoration de l’arrivée des Européens blancs en Orient.
En célébrant Tel-Aviv, en affirmant en particulier le droit de séparer la ville du conflit, et en confirmant ainsi son image d’innocence et de « diversité », les curateurs européens peuvent rendre hommage au colonialisme et justifier son rôle dans leurs propres sociétés.
(1)
- Lettre ouverte au festival international du film de Toronto, 2.9.2009.
- La lettre ouverte en anglais, avec la liste des signataires.
(2) Bobo : contraction de bourgeois-bohème
(3) Shibboleth : mot hébreu qui désigne une phrase ou un mot ne pouvant être utilisé – ou prononcé – correctement que par les membres d'un groupe. Par extension, il se réfère parfois à un jargon spécialisé. Dans tous les cas il révèle l'appartenance d'une personne à un groupe. Autrement dit, un shibbolethreprésente un signe de reconnaissance verbal. (dictionnaire en ligne Babylon)
(4) « White City, Black City », paru en 2005, en hébreu, p. 126.
Note ISM :
La Mairie de Paris, jamais en reste dès qu’il s’agit de montrer son indéfectible attachement à l’entité sioniste criminelle, s’apprête elle aussi à « célébrer le Centenaire de Tel Aviv, du 4 novembre au 6 décembre 2009 ». Elle apporte son soutien, entre autres, à une exposition qui aura lieu à la Cité Internationale des Arts, du 13 octobre au 17 novembre, intitulée :
« La Ville blanche, le mouvement moderne à Tel-Aviv » dans le cadre de la saison « 100% Tel-Aviv » autour du centenaire de la création de la ville.
Nous aurons certainement l’occasion de revenir sur cette « célébration » du colonialisme, du nettoyage ethnique, de l’apartheid et du crime de guerre impuni.
Le Musée de l’Irgoun rassemble une collection instructive sur l’organisation terroriste, ses moyens, ses stratégies et ses résultats. Le bâtiment en lui-même est une déclaration sans ambigüité : un Israël moderne, entrepreneurial, en vitre et acier, s’élève de l’enveloppe creuse d’une maison arabe, à l’endroit où était installé le quartier Manshiyeh.
Une lettre ouverte (1) adressée au Toronto International Film Festival (TIFF) par Jane Fonda, Ken Loach et Naomi Klein, entre autres, dit :
« En 2009, TIFF a annoncé que le festival allait inaugurer son nouveau programme, City to City, avec un « pleins feux » sur Tel-Aviv. Selon les notes de programmation écrites par Cameron Bailey, co-directeur du Festival et programmateur du volet City to City : « Les dix films dans l’édition 2009 du volet City to City témoignent des courants complexes qui se croisent à Tel-Aviv aujourd'hui. Alors qu’elle fête son centenaire en 2009, Tel Aviv est une ville jeune et dynamique qui, comme Toronto, célèbre sa diversité. »
L'accent mis sur la “diversité“ en Ville à Ville est vide de sens, étant donné l'absence de cinéastes palestiniens dans le programme. En plus, ce que cette description ne révèle pas, c'est que Tel-Aviv est construite sur des villages palestiniens détruits, et que la ville de Jaffa, qui était au cœur de la vie culturelle palestinienne jusqu’en 1948, a été annexée à Tel-Aviv après l'exil en masse de la population palestinienne. Ce programme occulte la souffrance de milliers d'anciens résidents et leurs descendants de la région Tel Aviv/ Jaffa, qui vivent aujourd'hui dans des camps de réfugiés dans les territoires occupés, ou vivent dispersés dans d'autres pays, dont le Canada. La présentation sélective de la façade moderne et sophistiquée de Tel-Aviv, sans égard au passé et aux réalités de l'occupation israélienne des territoires palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, ce serait comme si on glorifiait la beauté et la vie élégante chez les communautés exclusivement blanches au Cap ou à Johannesburg pendant l'apartheid, sans reconnaître les cantons noirs de Khayelitsha et de Soweto. »
Voilà qui fait mouche, mais il y a plus. La réputation internationale de Tel-Aviv est fondée sur les mythes qu’elle raconte elle-même sur sa propre identité et son histoire. Tel-Aviv est l’antithèse des colonies, de Jérusalem la dingue, des fanatiques d’Hébron, c’est un oasis de raison et de tolérance. Meir Wieselthier, poète israélien, exprimant l’éthique “anti-guerre” de Tel-Aviv, a dit une fois qu’il ne prendrait les armes que si une armée étrangère était sur le point de traverser le Yarkon (une rivière au nord de Tel-Aviv).
L’idée bizarre la plus en vogue sur Tel-Aviv est qu’elle est innocente. Ce n’est pas une terre occupée (elle aurait été construite sur des dunes). Elle n’a rien à voir avec le fanatisme qui meut la violence de l’occupation. Elle est laïque, jeune, hédoniste, mondiale et diverse. Peut-être est-elle un brin trop matérialiste. Mais lorsque l’alternative est la spiritualité d’un Baruch Goldstein, même le matérialisme le plus crasse semble merveilleusement bénin.
C’est une bonne fable aux traits séduisants. Mais elle est fausse. Prenons d’abord la question de la diversité. Bien que 20% des citoyens israéliens soient palestiniens, ils ne représentent que 4,2% des habitants de Tel-Aviv. Pour une grande ville, c’est un manque de diversité impressionnant. De plus, la grande majorité de ces Palestiniens vivent dans quelques quartiers séparés au fin fond de Jaffa, principalement à Ajame. A l’exclusion de ces quartiers marginalisés et pauvres aux confins de la ville, il n’y a pratiquement aucun arabe à Tel-Aviv. Ce seul fait constitue sans aucun doute un « miracle démographique ». Ce pourcentage d’Arabes inférieur à la marge d’erreur de cette métropole méditerranéenne « diverse » et grouillante est plus bas qu’à Paris, Genève, Londres ou Brooklyn.
Cette « diversité » fait de Tel-Aviv un exemple rare de nettoyage ethnique réussi. Jusqu’à sa destruction, Jaffa était un centre urbain important de la Méditerranée arabe. Aujourd’hui, elle abrite moins d’1% de Palestiniens à la citoyenneté israélienne, elle est une communauté marginale et isolée.
Jaffa a été conquise par les organisations paramilitaires juives en 1948 et plus de 60.000 de ses habitants ont été obligés de partir à cause des bombardements. Ils ont été littéralement « jetés à la mer » et la plupart d’entre eux ont accosté à Gaza. Les conquérants ont alors détruit au bulldozer 75% de la ville. Seuls les quartiers Ajame et Jebaliah ont été épargnés, avec moins de 4.000 Palestiniens autorisés à y rester, des quartiers laissés à l’abandon, transformés par la municipalité en décharges publiques et qui sont devenus des zones de crimes et de trafic de drogues. De plus, les maisons ont été confisquées et les Palestiniens sont devenus les locataires de l’agence immobilière de l’Etat, Amidar, qui a négligé les propriétés et a même refusé de laisser les habitants procéder aux réparations sur leurs propres deniers. Le dernier tour de vis de cette histoire cruelle est arrivé avec le nouveau millénaire. Alors que Tel-Aviv jouissait d’un boom immobilier spéculatif, Ajame a commencé à intéresser le secteur immobilier. L’obstacle était bien sûr de comment se débarrasser des locataires. La solution ingénieuse d’Amidar fut d’imposer des amendes aux locataires pour avoir amélioré leur habitat, et de leur proposer ensuite d’oublier ces amendes en échange de leur évacuation. (Lire, de Jonathan Cook : Le "projet de rénovation" de Jaffa vise l'expulsion des Palestiniens).
Une autre partie de la ville, la Vieille Ville, qui a subi un nettoyage ethnique total, et où la plupart des espaces urbains ont été détruits, à la seule exception du Mur extérieur et de quelques sites chrétiens, a été transformée en attraction touristique et de vie nocturne. Les noms originaux arabes des rues ont été effacés, et la municipalité de Tel-Aviv est heureuse de vous informer que « les ruelles de l’Ancienne Jaffa sont nommées selon les signes du Zodiaque et qu’on peut y trouver des galeries d’art et des magasins juifs, des ateliers de bijoutiers et d’art d’artistes de renom. »
Vous chercherez en vain dans cette plaquette touristique la moindre mention au passé de Jaffa et à sa disparition. La visite de Napoléon est le seul événement historique qui vaille la peine d’être signalé aux touristes ; la trace du pas fugace d’un Blanc célèbre est plus importante que toute l’histoire locale. Pas plus qu’est mentionné que le séjour de Napoléon comprend aussi trente heures de boucherie et de viols de la population civile locale suivies du massacre de 4.500 prisonniers de guerre. Cela ne fait apparemment pas partie de l’histoire, puisque ce n’est pas arrivé à des Juifs européens.
Les galeries d’art, propriétés des Palestiniens dépossédés, ont été distribuées par l’Etat à des artistes israéliens. Il suffisait de remplir une demande pour en avoir une. C’est ainsi que se sont installés les intellectuels et les bobos (2) de Tel-Aviv, complices du nettoyage ethnique de la Palestine et parties prenantes solides de la préservation de l’Etat juif.
Tôt ou tard, quelqu’un fera la liste des ces phares moraux, dont la plupart sont membres du « camp de la paix », qui ont accepté ces cadeaux. Mais je voudrais mentionner ici un nom célèbre qui en est emblème.
Dan Ben-Amotz fut un bobo de la première génération et auteur (il était membre de l’unité d’élite Palmach en 1948) qui a personnifié de nombreuses façons l’identité laïque branchée de Tel-Aviv et a même joué un rôle important dans sa fabrication. C’était un bel homme, une célébrité, qui est allé à Hollywood, est devenu l’ami de Marlon Brando, a tourné dans des films israéliens, dont l’un des plus critiques jamais tournés en Israël sur le sionisme (A hole in the Moon, d’Uri Zohar), il a écrit de longs romans sur ses exploits sexuels, fut un pionnier de la vie nocturne de Tel-Aviv, a étudié l’argot et les grossièretés hébreux, fut « anti-guerre » avant que ce soit à la mode, a ridiculisé les Shibboleth(jargons)(3) d’Israël au nom de la liberté d’expression et a incarné le « faites l’amour, pas la guerre ». Le nationalisme et le fanatisme religieux étaient aussi éloignés de son mode de pensée que la noix de coco de l’alimentation Inuit. La tenue favorite de sa première femme, chrétienne, était la galabieh arabe. En plus d’être une personnalité incontournable de Tel-Aviv et un symbole de son courant anarchiste et individualiste, Ben-Amotz a pris également part à la création du mythe de Tel-Aviv. En 1980, il a coécrit une pièce qui célébrait l’établissement de la première « Ville hébreu ». Yosef Rachelski, critique culturel israélien, a dit de lui qu’il était l’une des deux icones culturelles à l’influence la plus forte dans l’Israël des années 60, l’autre étant Moshe Dayan.
Ben-Amotz vivait dans une maison arabe dans la Vieille Ville de Jaffa, surplombant la Méditerranée ; il était aussi propriétaire d’une propriété commerciale de grande valeur dans le secteur que les conquérants avaient détruit. Après sa mort, un scandale a éclaté, avec des rumeurs sur ses mœurs sexuelles, pas toujours consensuelles. Mais il n’y a jamais eu de scandales sur ses transactions immobilières, apparemment pas toujours consensuelles elles non plus. Le profit insolent et inconséquent qu’il a tiré de l’ordre raciste qu’il tournait en dérision est le symbole de la relation laïque et jouisseuse de Tel-Aviv au système d’apartheid d’Israël.
Comme l’architecte Sharon Rotbard, auteur d’un livre magistral qui fouille l’histoire cachée de Tel-Aviv, et dont vous aurez une idée dans l’extrait que je pille ici sans vergogne, l’affirme :
« Tel-Aviv n’est pas née du sable. Elle est née de Jaffa. Pourtant, son attitude vis-à-vis de Jaffa rappelle celle de l’attitude chrétienne vis-à-vis du Judaïsme, y compris les éléments violents et contradictoires de naissance et de matricide, de continuité et de séparation, d’héritage et d’appropriation, d’effacement et de masque, de culpabilité et de disculpation. Dès que le premier quartier juif de Neve Tzedel est né du sein de la « Fiancée de la Mer », dans les années 80 du 19ème siècle, Tel-Aviv n’a jamais cessé de fuir Jaffa et de la persécuter. La guerre de [création de la] « ville blanche » pour conquérir l’espace symbolique et historique de la métropole, est la guerre de Tel-Aviv contre Jaffa et sa fille biologique et belle-fille... pour créer cette Tel-Aviv de rues et d’épiciers et inventer la normalité d’une maison, d’une cours et d’une cage d’escalier, Tel-Aviv a éradiqué tout un espace [urbain]. Elle a conquis Jaffa et ses filles, les a vidées de ses habitants, a éradiqué ses quartiers, ses villages, ses routes et ses paysages, a détruit lieux, maisons, rues, monuments publics… Ce faisant, Tel-Aviv a effacé la mémoire de Jaffa. La guerre ne s’est pas terminée avec la conquête de 1948 et l’exil des habitants. Il continue jusqu’à aujourd’hui. Bien que Jaffa soit une ville morte, Tel-Aviv continue à torturer son cadavre… Dès sa création comme ville séparée de Jaffa, et dans sa construction culturelle, ethnique et maintenant historique de « ville blanche », Tel-Aviv s’est constituée en opposition à Jaffa, comme une séparation de Jaffa, comme une négation dialectique de Jaffa. Pour Jaffa, cette relation dialectique n’a pas été moins catastrophique. Alors que Tel-Aviv se construisait, elle a aussi détruit et effacé Jaffa, la façonnant comme sa propre négation – une ville de la nuit, négligée, criminelle, sale, abandonnée, et noire. » (4).
Enfin, il y a la question des dates et des origines. Où commencer ? Que choisir comme année zéro ? Que cela signifie-t-il, par exemple, de raconter l’histoire des Américains à partir de 1492 ? Que signifie la date de 1909 comme « début » de Tel Aviv ? De quoi exactement 1909 est-elle l’année de naissance ? Est-ce le point de départ de l’habitat urbain qui est aujourd’hui Tel-Aviv/Yafo ? Non, parce que Jaffa a toujours été là, et parce que Jaffa a été absorbée par Tel-Aviv/Yafo, l’histoire de l’urbanisme dans ce secteur ne commence pas en 1909. Est-ce la célébration de l’habitat juif ? Non. En laissant de côté la question du pourquoi la cité moderne “diverse” devrait être célébrée sur la base d’une seule identité ethnique, des Juifs ont toujours habité à Jaffa. Etait-ce alors la première colonie juive organisée dans le secteur ? Non. Neve Tzedek a été créée en 1887 par les Palestiniens juifs de Jaffa. Kerem Hateimanim a été créée en 1905. Les Juifs de Jaffa et du Yémen ont créé des quartiers juifs près de Jaffa parce que Jaffa était surpeuplée. Ces banlieues juives de Jaffa ont été incorporées plus tard à Tel-Aviv et on les a laissées devenir des taudis en punition symbolique de leur proximité coupable à Jaffa, tant d’un point de vue géographique que culturel. Pendant la même période, les Musulmans ont créé une grande banlieue essentiellement musulmane au nord de Jaffa, Manshiyeh, qui a complètement été rasée en 1947 (il n’en reste aujourd’hui qu’une mosquée, près d’un parking appelé « Les conquérants »).
1909 est une date arbitraire, choisie, selon Sharon Rotbard, principalement à cause de l’existence commode d’une photo commémorative de l’attribution de terres pour la création du quartier Ahuzat-Bait.
Ce qui distingue ce quartier, non seulement de Jaffa et des villages palestiniens mais aussi des vieux quartiers juifs, est qu’il a été créé par des Juifs européens blancs. C’est sur la base de cette distinction que l’histoire de Tel-Aviv a été écrite et transformée en un mythe de la ville créée sur des dunes, séparée des indigènes, et donc paradoxalement pure et innocente de l’histoire sanglante de l’apartheid. Les principes de ségrégation qui conduiront au régime d’apartheid deviennent ainsi le fondement d’une affirmation d’innocence relative à cet apartheid. Tel-Aviv est innocente parce que c’est une ville européenne pure !
Les évènements célébrant la naissance de Tel-Aviv en 1909 ne sont pas seulement un hommage inopportun à la capitale financière de l’Etat d’apartheid. Elles ne sont pas seulement une tentative de blanchir le massacre de Gaza. Elles sont aussi l’occasion de légitimer la colonisation par la commémoration de l’arrivée des Européens blancs en Orient.
En célébrant Tel-Aviv, en affirmant en particulier le droit de séparer la ville du conflit, et en confirmant ainsi son image d’innocence et de « diversité », les curateurs européens peuvent rendre hommage au colonialisme et justifier son rôle dans leurs propres sociétés.
(1)
- Lettre ouverte au festival international du film de Toronto, 2.9.2009.
- La lettre ouverte en anglais, avec la liste des signataires.
(2) Bobo : contraction de bourgeois-bohème
(3) Shibboleth : mot hébreu qui désigne une phrase ou un mot ne pouvant être utilisé – ou prononcé – correctement que par les membres d'un groupe. Par extension, il se réfère parfois à un jargon spécialisé. Dans tous les cas il révèle l'appartenance d'une personne à un groupe. Autrement dit, un shibbolethreprésente un signe de reconnaissance verbal. (dictionnaire en ligne Babylon)
(4) « White City, Black City », paru en 2005, en hébreu, p. 126.
Note ISM :
La Mairie de Paris, jamais en reste dès qu’il s’agit de montrer son indéfectible attachement à l’entité sioniste criminelle, s’apprête elle aussi à « célébrer le Centenaire de Tel Aviv, du 4 novembre au 6 décembre 2009 ». Elle apporte son soutien, entre autres, à une exposition qui aura lieu à la Cité Internationale des Arts, du 13 octobre au 17 novembre, intitulée :
« La Ville blanche, le mouvement moderne à Tel-Aviv » dans le cadre de la saison « 100% Tel-Aviv » autour du centenaire de la création de la ville.
Nous aurons certainement l’occasion de revenir sur cette « célébration » du colonialisme, du nettoyage ethnique, de l’apartheid et du crime de guerre impuni.
Source : Jews sans Frontières
Traduction : MR pour ISM