Christophe Kantcheff
Écrit à partir des souvenirs d’enfance et d’adolescence d’Elia Suleiman, ajoutés à ceux de son père quand il était jeune adulte, les armes à la main, The Times that remains (le Temps qu’il reste) aurait pu se réduire au récit familial, celui de Palestiniens devenus des Arabes israéliens en 1948, à la création de l’État d’Israël, récit recoupant ainsi l’histoire du Proche-Orient. Une sorte de Porte du soleil – le film de Youri Nasrallah adapté du roman d’Elias Khoury –, mais dans une tonalité toute différente, très personnelle, intimiste, archi-stylisée, et dont l’action se déroule à l’intérieur des frontières du nouvel État. Précisément : à Nazareth.
Mais The Times that remains est aussi un film au présent, où le cinéaste interprète son propre personnage, interrogeant implicitement celui qu’il est devenu par rapport à son pays, et de quelle manière il s’y inscrit. La superbe séquence d’ouverture est, de ce point de vue, réellement troublante. Installé à l’arrière d’un taxi qui l’a pris en course à l’aéroport, Elia Suleiman, à peine discernable, se tient dans la pénombre tandis que le chauffeur, au premier plan, finit par se perdre alors que s’abat un violent orage, et par demander de l’aide dans son émetteur radio en répétant : « Où suis-je ? » Derrière lui, la silhouette d’Elia Suleiman reste de marbre, comme s’il fallait comprendre que l’homme qui revient dans son pays, et dans ses souvenirs, est littéralement un revenant, un spectre, un fantôme, embarqué dans ce taxi tel un bateau malmené, puis échoué. La vision a quelque chose d’apocalyptique, qui restera comme une ombre portée sur la suite.
1948, les années 1960, les années 1970, et aujourd’hui sont les quatre moments sur lesquels s’arrête le film. Même s’il est le plus dramatique, le premier est aussi le plus glorieux, parce qu’il est le temps de l’action. C’est le moment où le courage et les convictions ne se discutent pas. Elia Suleiman montre la résistance palestinienne à Nazareth, dont son père (Saleh Bakri) a fait partie jusqu’à son arrestation et à ce qu’il soit laissé pour mort. Il le fait à sa manière, avec des plans très composés, épurés, souvent saisissants, qui ne dédaignent pas le détail comique, mais sans la distance ironique qui se renforcera ensuite. On y voit, par exemple, des soldats israéliens grimés en Palestiniens tuer à bout portant une femme. On y entend que les Israéliens chassent les populations locales vers les frontières, ce qui contredit la vulgate officielle selon laquelle les Palestiniens sont partis de leur plein gré.
Dans les décennies suivantes, les Palestiniens d’Israël sont devenus des citoyens de seconde zone, suspects, qu’on cherche à assimiler, comme l’évoquent les séquences du jeune Elia à l’école, parmi les plus réussies : celle où sa classe de petits Arabes reçoit le premier prix de chant hébraïque ; ou quand il se fait réprimander par son instituteur pour avoir dit que l’Amérique était un pays colonialiste ou impérialiste… Des idées qu’il tient évidemment de ses parents. Implicitement, The Time that remains est un film sur la transmission. La famille d’Elia partage la même colère rentrée face à l’humiliation lancinante. Et lors de l’annonce de la mort de Nasser, les mêmes larmes coulent sur le visage du père, de la mère et du jeune garçon. Mais il s’agit d’une transmission symbolique, qui, sans être explicite, et encore moins théorique, forme une vision critique, politique, mais pas un combattant.
En effet, si l’image qui ressort de la famille du cinéaste est celle de parents aimants, où la tendresse n’est jamais épuisée, la figure héroïque du père contraste avec celle du fils, que l’on retrouve à l’âge adulte posant un regard impassible sur l’absurdité des situations et l’évolution du monde, témoin plutôt qu’acteur, constamment muet et souvent vêtu d’un humble pyjama.
The Time that remains n’est pas un film militant, et Elia Suleiman n’est pas le porte-parole ou l’historiographe du peuple dont il est issu. Son arme est l’ironie cinglante et l’imaginaire son échappatoire. Quand par exemple, à Ramallah, il filme la disproportion des forces, avec un char pointant son canon sur un jeune Palestinien occupé à téléphoner dans la rue et à préparer sa sortie en boite de nuit ; ou, dans cette fameuse scène où il saute à la perche au-dessus du mur dit « de sécurité ». Elia Suleiman n’imagine pas qu’il le perce ou le fait exploser : il le dépasse, l’annihile. Et explore ici les ressources du cinéma avec un geste exutoire, fantasmatique, libérateur. Le fils, alors, se hisse à la hauteur du père.
En salle le 12 août.
publié par Politis