mardi 7 juin 2011

« Pas de paix sans droit au retour des Palestiniens »

publié le lundi 6 juin 2011
entretien avec Rajah Shehadeh, Rue89

 
Alors que de nouveaux incidents à la frontière syrienne ont fait dimanche six morts palestiniens, Raja Sehadeh imagine, dans un essai, la région en 2037, lorsque la Palestine, Israël et au-delà ne feront plus qu’un seul ensemble et que les conflits actuels sembleront dérisoires. Mais avant, il faudra en passer par un « grand bouleversement ». Interview à l’occasion d’un passage de l’auteur à Paris. Pierre haski, Rue89
Rue89. Pourquoi avoir imaginé le Proche-Orient de 2037 ?
Raja Shehadeh : Je pense que la situation dans laquelle nous nous trouvons n’est pas tenable. La fragmentation, politique ou autre, de la région ne peut pas durer éternellement. Et si on regarde d’un point de vue historique, cette situation n’existe que depuis 100 ans : avant, la région ne faisait qu’une.
Le découpage a été le produit des colonialismes français et britannique, il n’est pas économiquement tenable, il ne tient que par l’aide extérieure. Les ressources naturelles sont limitées, elles doivent être partagées et gérées en commun avec beaucoup d’attention, ce qui n’est pas le cas.
Il y a de nombreuses raisons objectives pour un changement, à commencer par le fait que les Etats-Unis ne soutiendront pas toujours Israël de la sorte. De nombreuses bonnes raisons, aussi, car on peut faire émerger des temps meilleurs.
Je n’ai donc aucun doute sur le fait que l’avenir sera différent. Que les Etats-nations actuels seront confédérés d’une manière ou d’une autre.
Mon objectif en écrivant ce texte était de me dire que l’écrivain peut imaginer, peut donner envie aux gens de créer un monde différent. En décrivant comment ça pourrait être, de manière pas totalement irréaliste, je pensais pouvoir donner de l’inspiration aux gens. C’est mon espoir. C’est comme dans un traumatisme émotionnel, vous ne pouvez pas imaginer autre chose, alors que les gens autour de vous savent que ça ne durera pas. Nous, au Moyen-Orient, sommes dans cet état.
Les Tunisiens et les Egyptiens ont bougé sans avoir eu besoin de cette imagination…
Ça nous inspire. J’ai été enthousiasmé que ça se produise après la sortie de mon livre, car l’impensable s’est produit. Tout le monde disait que le régime de Moubarak ne pouvait pas tomber, et c’est arrivé.
De même, le 15 mai, le jour de la Nakba [la « catastrophe », une référence à l’expulsion de nombreux Palestiniens en 1948, ndlr], la frontière entre la Syrie et Israël sur le plateau du Golan a été enfoncée. Une frontière qu’on pensait là aussi impossible à bouger [de nouveaux incidents se sont produits ce dimanche sur cette frontière, ndlr].
Tout cela signifie que l’impossible peut devenir possible, c’est magnifique.
Quel regard portez-vous sur la société israélienne aujourd’hui ?
Je suis assez réaliste pour réaliser qu’il n’y a pas de précédent dans l’histoire où un peuple colonisant un autre peuple, ou lui imposant sa domination, aura changé de cap juste parce qu’il a pris conscience. Il doit y être contraint, par la situation économique, ou par la peur de ne pas survivre.
Or aujourd’hui, l’occupation profite à Israël économiquement, ils ont également la protection totale, sur tous les plans, de la part des Etats-Unis, il n’ont donc pas de raisons de changer.
Certains, au sein de la société israélienne, sont conscients de la situation, et sont très inquiets de ce qui peut se passer. On peut les lire dans le quotidien Haaretz par exemple, mais c’est un cercle très petit.
L’immense majorité des Israéliens ne souffre pas de l’occupation, c’est pour cela que j’ai imaginé qu’il se passerait quelque chose de très fort pour provoquer un choc.
Car je ne vois pas d’autre choix, à moins d’un hypothétique « printemps israélien » qui, à l’image des « printemps arabes », provoquerait un changement de vision ; ou d’un changement à l’extérieur, parmi les amis d’Israël, comme aux Etats-Unis qui est un très mauvais ami d’Israël, qui les amènerait à mettre en garde les Israéliens contre une politique suicidaire.
A part ça, je ne vois pas d’autre moyen de changement. Pourquoi changer ? Israël contrôle les ressources, a la force… Mais j’ai le sentiment que les Israéliens sont à un moment critique car ils pensent qu’ils pourront continuer comme ça éternellement, mais c’est impossible.
Pourquoi est-ce impossible ?
La manière dont évoluent les choses pousse la société israélienne vers la droite, vers le fascisme, vers une plus grande impopularité dans le monde. Beaucoup d’Israéliens influents considèrent que c’est pas l’Israël auquel ils aspiraient. Sans parler de la question religieuse en Israël, il suffit de voir l’évolution de Jérusalem et le poids des extrémistes religieux dans la question des colonies.
Le poids de la religion est très destructeur. Nous quittons le domaine de la raison quand c’est la parole de Dieu qui sert de guide politique.
Et la société palestinienne ? Les vingt dernières années n’ont-elles pas été simplement gaspillées ?
La relation entre le peuple et le gouvernement chez les Palestiniens ne ressemble pas à celle qui existe dans les pays indépendants. Les Palestiniens n’ont jamais attendu leur gouvernement pour la sécurité ou la protection sociale, la santé, etc. La bonne chose est que nous avons appris à dépendre de nous-mêmes, et seulement de nous-mêmes.
Chacun sait que s’il n’a pas les moyens de se payer ces services, il ne les recevra pas. Il y a donc une relation très mince entre le peuple et le gouvernement.
La division entre Gaza et la Cisjordanie est intervenue bien avant l’hostilité entre le Hamas et le Fatah. Ça remonte à Oslo [accord de paix de 1993, ndlr], qui contenait un article sur le libre passage entre les deux parties du territoire palestinien, mais qui n’a jamais été mis en œuvre. Depuis le milieu des années 90, Israël a rendu ce passage de plus en plus difficile. C’est quasiment impossible depuis dix ans.
Et la fragmentation s’applique également à la Cisjordanie. J’ai des neveux et nièces à Ramallah qui n’ont jamais pu se rendre à Naplouse, à 45 minutes de voiture de là. Cette fragmentation est devenue très forte.
Dès le début, j’ai été contre les accords d’Oslo, car je pouvais lire d’un point de vue légal ce qui allait se passer. Mais l’Autorité palestinienne ne s’en est pas trop mal sortie ces dernières années. Elle a mieux utilisé les fonds qui lui étaient confiés en infrastructures et dans le système économique, le revers de la médaille étant l’apparition d’une société polarisée entre très riches et très pauvres.
Quelle est l’importance de l’accord Hamas-Fatah annoncé le mois dernier ?
Il est très important, mais savoir s’il marchera ou pas, dépendra des élections palestiniennes. Chacune des deux parties espère que d’ici aux élections, elle aura redoré son blason auprès de l’électorat palestinien, car ils sont tous les deux au plus bas.
Tout dépendra donc de l’organisation de ces élections, et de leur capacité à en respecter les résultats.
Ne craignez vous pas une nouvelle explosion de violence dans l’impasse actuelle ?
C’est un risque. Les gens vivent au milieu d’un grand stress et d’immenses difficultés. Même si l’économie va mieux, ça ne suffit pas quand les gens sont stressés. La première intifada [en 1987, ndlr] a éclaté alors que l’économie allait beaucoup mieux qu’aujourd’hui car les hommes travaillaient en Israël. Et ça a basculé d’un seul coup.
Et lors de la première intifada, il n’y avait pas Facebook ou les téléphones portables, et pourtant les mots d’ordre circulaient, les gens étaient informés, c’était magique. Il faut être prêt à l’imprévisible !
Les jeunes en particulier sont plus sophistiqués, ils peuvent mieux communiquer, sont en liaison avec le reste du monde. Il a une véritable renaissance culturelle dans les territoires, dans tous les domaines.
Quel est selon vous l’impact des révolutions arabes auprès des Palestiniens ?
Il est considérable. Cela a réveillé la foi dans l’énergie populaire dès lors que les gens savent ce qu’ils veulent. Dans la tragédie grecque que nous vivons, nous avions tous les protagonistes, mais pas la partition : maintenant nous l’avons. Et elle commence par ces mots : « Le peuple veut »…
C’est impressionnant, mais ça rend également possible une évolution politique. Le rapprochement entre le Fatah et le Hamas était impossible depuis des années, parce que l’Egypte n’en voulait pas, sous pression israélienne. Mais dès le changement de régime en Egypte, la politique vis-à-vis des Palestiniens a changé. C’est donc très important.
Ça aura aussi un impact sur Israël, qui avait une fausse paix avec l’Egypte, avec la Jordanie, et même avec la Syrie. Et Israël se disait : « Pourquoi faire la paix avec les peuples quand je peux faire la paix avec les élites ? » Maintenant, ils vont peut-être réaliser que faire la paix avec les élites corrompues n’est pas suffisant, qu’il faut aussi faire la paix avec les peuples.
Un ancien négociateur palestinien a récemment écrit un livre intitulé « Il n’y aura pas d’Etat palestinien ». Que pensez-vous de cette affirmation ?
Je n’ai pas lu le livre, mais je pense qu’il ne faut jamais dire « jamais »… Quand on vit au milieu de cette situation, on ne ferme jamais une porte.
Les Palestiniens ont montré leur capacité à rester sur place, sur leur terre, en 48, en 67, face à ceux qui auraient voulu qu’ils partent tous. Israël misait sur le fait que les Palestiniens oublient la Palestine, la Nakba, fusionneraient avec le reste du monde arabe… Ça ne s’est pas produit. Il y a donc de l’espoir.
Et l’alternative d’un seul Etat où cohabiteraient les deux peuples ?
Le rêve n’est pas un seul Etat dans lequel se retrouveraient Israël et la Palestine, mais, comme je le décris dans mon livre, un Etat pour toute la région, plus large. C’est un rêve qui vaut le coup d’être tenté.
Mais il faut être pragmatique pour réaliser ses rêves. Israël ne veut pas d’un seul Etat. Les Israéliens et les Palestiniens ne sont pas au même niveau de développement. Nous avons travaillé toutes ces années pour mettre fin à l’occupation, et notre dossier est bon. Pourquoi l’abandonner ?
Il doit donc y avoir une fin de l’occupation, et la naissance d’un Etat palestinien. Mais que cet Etat soit créé pour un jour, ou pour un an, n’a pas d’importance. Lorsque cet Etat sera créé, Israël, la Palestine, et sans doute la Jordanie devront trouver les moyens de se fédérer et de vivre ensemble. Mais nous ne pouvons pas sauter les étapes, et aller directement à ce point-là.
L’idée d’un seul Etat est à la mode, mais on ne peut pas convaincre les Israéliens d’accepter cette manière de penser. Ceux qui défendent cette idée confondent leurs rêves et la réalité.
Que faites-vous du droit au retour (des Palestiniens dans les territoires aujourd’hui Israël) ?
Le droit au retour est au cœur de notre situation. Mon livre est en fait un essai sur le droit au retour. Il n’y aura pas de paix tant qu’Israël ne reconnaîtra pas le droit au retour des Palestiniens. Ce qui se passe une fois qu’Israël a reconnu le droit au retour et sa responsabilité dans le sort des Palestiniens est une question importante, à laquelle je n’ai pas de réponse. Je sais qu’il n’y aura pas de retour de tous les Palestiniens, c’est l’affaire des négociations.
Je suis absolument convaincu qu’il y a un droit au retour, et qu’il doit être reconnu avant toute chose. Il n’y aura pas de paix sans ça.
Israël a créé le droit au retour pour les juifs du monde entier, mais le nie aux Palestiniens.
Vous faites dans votre livre un parallèle entre la reconnaissance du droit au retour par Israël, et la reconnaissance du poids de l’holocauste par les Palestiniens.
Je pense que la Shoah est un point central dans la psychologie israélienne. Le sionisme n’est pas le résultat de la Shoah, il est né avant. Mais la Shoah est un événement central pour les juifs comme pour les non-juifs. Je pense que reconnaître le rôle que cela joue dans la psychologie des gens avec lesquels nous voulons faire la paix est important. Ceux qui nient l’holocauste ou en minimisent la portée sont ridicules.
Ça m’a aussi aidé à comprendre ce qui s’est passé en 1948. Plus je lisais ce qui s’est passé lors de la Shoah, avec ses millions de morts en si peu de temps, je me suis rendu compte du décalage entre les survivants de ces horreurs et les Palestiniens qui n’avaient pas eu cette expérience.
Ce que les Israéliens de 1948 ont fait aux Palestiniens n’est pas comparable à ce que eux-mêmes ont subi en Europe, et il y avait donc une vraie différence de conscience face au niveau de violence. Nous devons faire l’effort de comprendre tout cela pour faire la paix. Mais les Israéliens doivent aussi comprendre ce qu’est la Nakba et ce que nous avons subi, mais ils n’en prennent hélas pas le chemin.
Photo : des soldats israéliens patrouillent à la frontière entre Israël et la Syrie, dans le Golan, le 20 mai 2011 (Nir Elias/Reuters).
Raja Shehadeh, « 2037, le grand bouleversement » - éd. Galaade, 116 pp., 10