Ramzy Baroud
L’agent de sécurité palestinien à la frontière de Rafah était d’une extrême politesse. Il portait un uniforme noir et déambulait avec assurance, tandis qu’il informait les voyageurs chargés de bagages de ce qu’ils devaient encore faire avant d’être autorisés à rentrer à Gaza.
Des Palestiniens se rassemblent à Rafah dans la Bande de Gaza au point de passage vers l’Egypte, le 15 mai 2011. A partir du 28 mai, le passage sera ouvert "tous les jours de 09H00 à 17H00, à l’exception des vendredis et des jours fériés" AFP/Said Khatib
De l’autre côté de la frontière, en Egypte, il y avait beaucoup d’anxiété, de crainte et d’appréhension.
« Les choses vont aller mieux », me dit un ingénieur palestinien de Gaza qui a étudié dans une ville il où travaille à présent, au sud de Stockholm en Suède. Ce qu’il voulait dire était que les choses allaient s’améliorer à la frontière, du point de vue des relations entre Gaza et l’Egypte. Sans une décision décisive et définitive de la part de l’Egypte de rouvrir le passage frontalier - et totalement - Gaza restera sous le siège israélien. D’autres acquiescent aux paroles de l’ingénieur, mais les habitants de Gaza ont appris à ne pas jamais être trop confiants quant aux déclarations politiques promettant des changements positifs.
Toutefois, sur le plan politique l’Egypte d’aujourd’hui appartient à une catégorie tout à fait différente de l’Egypte sous la férule d’Hosni Moubarak. Les Palestiniens en sont bien conscient, et en particulier ceux qui sont piégés derrière les frontières bouclées dans la bande de Gaza. Mais ils restent prudents. « Inch’Allah » - si Dieu le veut -, disent-ils, « Qu’Allah apporte de bonnes choses. »
Pour l’instant, les choses restent difficiles à la frontière. Après que les fonctionnaires égyptiens aient pris les passeports pour les examiner, puis les restituer quelques heures plus tard en lisant à voix haute les noms de ceux qui sont autorisés [à traverser], une grande foule se rassemble autour d’eux. Les tensions tournent bientôt en cris, et parfois même en larmes.
« Reculez ou je ne rendrai aucun passeport », crie un imposant officier égyptien, avec un certain dédain. Les veines du côté de sa figure gonflent soudainement. La foule se disperse, pour revenir quelques secondes plus tard. L’officier a l’air épuisé et en a clairement assez. Les voyageurs de Gaza ont déjà dépassé le stade de l’humiliation. Ils veulent simplement pouvoir aller d’ici à là-bas, puis revenir.
Une jeune femme avec le dos plié trotte derrière sa maman. Sa douleur sur son visage est visible. « Yallah yamma » - vite, ma fille - exhorte la mère. « Ils peuvent fermer la porte à tout instant. » La jeune fille, dans les vingt ans, s’arrête, ferme les yeux très fort, comme si elle appelait le peu de force qui restait dans son corps fragile afin de continuer quelques secondes de plus.
La grille à la frontière du côté égyptien est très large, mais seulement un petit espace de quelques pieds a été ouvert. Au moment de l’ouverture, tôt le jeudi 19 mai, des centaines de personnes ont voulu s’y précipiter tout de suite. Les grands sacs ont été jetés par-dessus la tête des gens, les enfants criaient dans la panique, les agents égyptiens hurlaient, et quelques-uns ont osé protester. « Il suffit d’ouvrir la porte, la grande », dit quelqu’un. Un petit homme aux cheveux blancs, dans un vieux costume trop grand pour lui, se tenait en retrait et secouait la tête. « C’est une tragédie », dit-il. Bientôt, il fut lui aussi contraint de jeter par-dessus bord son savoir-vivre et de pousser dans la masse humaine désespérée. Je l’ai revu plus tard à l’intérieur du point de passage frontalier, tournant en rond avec nervosité tout en tirant sur une cigarette.
Ici, à la frontière, tout le monde est nerveux, même ceux qui n’ont aucune raison de l’être. Les officiers égyptiens sont tendus comme si leur sort en dépendait. Les deux côtés savent que la frontière entre Gaza et l’Egypte connaît un important changement. Le nouveau ministre égyptien des affaires étrangères, Nabil al-Arabi, avait déjà promis une rupture avec le passé, ce qui impliquait une ouverture de la frontière entre son pays et la bande de Gaza. Les Palestiniens croient réellement à la sincérité de la nouvelle Egypte, mais ils craignent dans le même temps que la vulnérabilité de l’Egypte ne la force à faire des compromis par rapport à ses positions initiales.
Mais le peuple égyptien semble déterminé à maintenir son gouvernement sous contrôle. La Palestine est à présent un thème majeur dans d’imposantes manifestations. Des centaines de militants égyptiens ont été arrêtés et beaucoup ont été blessés après s’être rassemblés près de l’ambassade israélienne au Caire, laquelle a été fermée pendant quelques jours pour ensuite ouvrir à nouveau. Un appel égyptien pour marcher sur Gaza, en commémoration de la Nakba palestinienne - la catastrophe - de 1948, a été abandonné après que l’armée égyptienne ait bouclé la majeure partie du Sinaï. Des tanks constellent toujours la route menant du Caire à Gaza à travers le désert du Sinaï. Les soldats sont très polis, vraiment. Le chauffeur égyptien qui m’a emmené à Rafah à une heure très tardive semblait plus heureux après la révolution qu’a connue son pays, tout simplement parce qu’il est maintenant traité avec respect par ceux qui portent un uniforme.
« Les officiers avaient l’habitude de nous traiter avec tant de mépris », dit-il dans un rappel douloureux. « Maintenant, nous sommes comme des frères. » Le conducteur a tendu la main pour une poignée de main pas du tout nécessaire avec un soldat plutôt démuni, portant une paire de savates.
Mais ce sentiment joyeux n’a pas encore fait son chemin jusqu’à la frontière de Gaza. Le mélange d’espoir et d’attente que les Gazaouis ressentent face aux changements en cours en Egypte ne peuvent se comprendre qu’après un moment de réflexion. Le chemin du Caire à Rafah est long et difficile. Ce ne sera pas une tâche facile que de traduire cette volonté politique en réelle politique sur le terrain. Pourtant, le peuple égyptien est décidé à maintenir la pression, et les Palestiniens dans Gaza gardent espoir.
Pour finir, personne ne s’en est retourné. Tout le monde est entré dans la bande de Gaza. L’homme au vieux costume continuait de fumer et ruminait des malédictions sans raison apparente. La fille avec le dos en mauvais état était toujours dans une douleur pénible, mais elle était en même temps heureuse de rentrer à la maison. L’ingénieur de Gaza et de Suède était au milieu d’une foule de jeunes cousins venus l’attendre. A Rafah, je me suis retrouvé invité à déjeuner puis à prendre un café avec beaucoup d’hommes que je ne connaissais pas, dont la plupart se nommaient Mohammad. Ils semblaient tous heureux.
« Alors, l’Egypte a changé, non ? » m’a demandé un des Mohammad avec un sourire entendu et un clin d’œil. Tout le monde semblait d’accord, bien qu’ils ne pouvaient dire exactement en quoi ce changement a affecté jusqu’à présent la bande de Gaza. Les Palestiniens de Gaza survivent surtout grâce à quelque 500 tunnels qui relient à l’Egypte le territoire assiégé et appauvri. Aujourd’hui, ils se nourrissent d’espoir et de cigarettes bon marché, en grande partie également en provenance d’Égypte.
« Ramzy Baroud, » appela un officier plus âgé. « Bienvenue à la maison, mon fils, » dit-il, alors qu’il me remettait mon passeport et me faisait un signe d’adieu de la main. A cet instant-là, il ne pouvait y avoir mots plus doux pour moi.
Après dix-sept ans d’efforts constants pour pouvoir revenir à Gaza, je suis enfin ici.
Je suis dans Gaza. Je suis à la maison.
Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est un journaliste international et le directeur du site PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Mon père était un combattant de la liberté : L’histoire vraie de Gaza (Pluto Press, London), peut être acheté sur Amazon.com.
27 mai 2011 - Communiqué par l’auteur - Traduction : Claude Zurbach