Benjamin Barthe
La scène se passe en décembre 2007, dans un grand hôtel de Jérusalem. Quelques semaines plus tôt, à Annapolis, dans le Maryland, aux Etats-Unis, un processus de négociations israélo-palestinien, le dernier en date jusqu’à aujourd’hui, a été remis sur les rails, et les experts des deux camps ont repris leurs contacts. Ce jour-là, le chef de la délégation palestinienne, l’inamovible Saëb Erakat - de toutes les discussions depuis 1991 -, est très mécontent. "Un gros appel d’offres était sorti dans la presse pour la colonie d’Har Homa", à Jérusalem-Est, raconte un membre de la délégation palestinienne.
Aussitôt la réunion commencée, le négociateur palestinien proteste. Son interlocutrice israélienne, Tzipi Livni, ministre des affaires étrangères, minimise la portée de l’annonce. "Saëb a alors brandi une liste de tous les appels d’offres en cours", poursuit le Palestinien. "Les adjoints de Livni ont jeté un oeil au document et se sont esclaffés en disant : "Vous faites mal votre boulot, il y en a beaucoup plus que ça !""
Si le fiasco des négociations de Camp David, en 2000, avait été amplement analysé, bien moins connus sont les ressorts de l’échec du processus enclenché à Annapolis. Ce cycle de négociations, lancé en fanfare par George W. Bush, promettait de faire aboutir en l’espace d’un an le processus de paix israélo-palestinien. C’est cette dynamique que Barack Obama va tenter de relancer en rencontrant les dirigeants israélien et palestinien - moins le Hamas, toujours jugé infréquentable à Washington -, mardi 22 septembre, à New York.
Pendant de longs mois, personne n’a su ce qui s’était dit au cours des négociations conduites dans le Maryland en 2007, pas plus qu’entre le chef de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas et le premier ministre israélien d’alors, Ehoud Olmert. Le secret a été bien gardé. Puis au printemps, dans deux entretiens accordés au magazine américain Newsweek et au quotidien israélien Haaretz, Olmert, qui avait été contraint de quitter ses fonctions à la suite de scandales financiers, se mit à parler.
Il dévoila le plan de paix qu’il avait soumis au président Abbas : un retrait de 93 % de la Cisjordanie qui laisserait les principaux blocs de colonies (Ariel, Gush Etzion et Maaleh Adumim) sous la tutelle d’Israël ; en guise de compensation, une cession de territoires israéliens et l’octroi d’un corridor vers la bande de Gaza, soit une offre équivalente, en superficie, à 100 % de la Cisjordanie ; la division de Jérusalem entre quartiers juifs et arabes à l’exception des lieux saints, qui seraient gérés par un comité international ; pas de reconnaissance d’un droit au retour pour les réfugiés palestiniens, mais un "geste humanitaire" envers 2 000 ou 3 000 d’entre eux, autorisés à retourner sur la terre de leurs aïeux.
A Paris, dans les cercles du pouvoir, l’offre d’Olmert avait été diffusée dès le mois de février par Bernard Accoyer, le président de l’Assemblée nationale qui, de passage à Jérusalem, avait été reçu par le premier ministre israélien. D’après Ehoud Olmert, le leader palestinien n’avait jamais donné suite à son offre. Certains se sont mis à douter. Les Palestiniens n’auraient-ils pas raté une occasion ? "Le syndrome Camp David s’est remis en marche", confesse un diplomate français. Une allusion aux pourparlers du même nom, en juillet 2000, dont l’échec fut imputé aux Palestiniens, jugés coupables d’avoir refusé une offre présentée comme "généreuse". "L’attitude d’Abbas a déçu Olmert, ajoute un diplomate israélien. Même s’il n’était pas en mesure d’appliquer son plan, il aurait voulu que les Palestiniens prennent date, et que d’une manière ou d’une autre, son plan soit officiellement enregistré."
Mais l’histoire d’Annapolis, comme celle de Camp David, a son revers, fait d’une accumulation de gestes de défiance et de petites mesquineries généralement passés sous silence. Selon les Palestiniens, Mahmoud Abbas s’est méfié d’une offre formulée seulement oralement, par un premier ministre aux abois. Olmert lui avait d’ailleurs montré une carte traduisant territorialement cette offre de paix, mais sans lui fournir de copie. Sur le fond, l’internationalisation des lieux saints de Jérusalem, et donc de l’esplanade des Mosquées, n’était pas du goût du raïs palestinien, tout comme le passage à la trappe du droit au retour des réfugiés que les Palestiniens revendiquent.
Pendant plusieurs semaines, il ne donna pas suite à la proposition. "Les écarts étaient trop importants", finit-il par expliquer laconiquement au Washington Post, fin mai. De crainte d’être stigmatisé comme un obstacle à la paix comme le fut Yasser Arafat après Camp David, Abbas dépêcha Saëb Erakat le 18 décembre 2008 à Washington, aux derniers jours de la présidence Bush. L’émissaire y présenta une contre-proposition des Palestiniens, qui avait été transmise par écrit aux Israéliens.
On sait peu de chose sur cette offre palestinienne. D’après un diplomate européen qui a vu la carte attenante, celle-ci prévoyait qu’Israël annexe 1,9 % de la Cisjordanie avec un échange de territoires équivalents. Une réunion était ensuite prévue à la Maison Blanche, le 3 janvier. "Mais au lieu de venir à Washington pour que nous posions nos cartes respectives sur la table, Olmert est allé à Gaza", affirme Saëb Erakat, en référence à l’offensive israélienne, déclenchée le 27 décembre.
A Jérusalem, ce rendez-vous raté n’émeut guère les bons connaisseurs du conflit. Pour eux, Annapolis a été au mieux un exercice théorique, au pire un trompe-l’oeil. Certes, près de 200 séances de négociations se sont tenues en l’espace d’un an, tous niveaux confondus. Mais l’intensification de la construction dans les colonies (en hausse de 40 % par rapport à 2007, selon le bureau des statistiques israéliens) a fait comprendre que les meilleures intentions ne suffiraient pas. Un jour d’abattement, un conseiller palestinien a fait le compte : "Durant l’année 2008, 2 200 logements ont été mis en chantier dans les colonies de Cisjordanie. Cela fait dix maisons de plus pour chaque séance de négociation. Les Israéliens n’étaient tout simplement pas sérieux", assure-t-il.
Le traitement réservé au personnel de la Negociation Support Unit (NSU), l’équipe qui fournit une expertise technique et juridique aux négociateurs palestiniens, donne une bonne idée de cette mauvaise volonté. D’origine arabe mais détenteurs de passeports étrangers, ces consultants jouissent théoriquement de facilités pour se déplacer. Or, nombre d’entre eux, de retour d’un séjour à l’étranger, ont été refoulés à la frontière par les gardes-frontières israéliens. Ils ont dû patienter des jours, voire des semaines, à Amman, en Jordanie, mobiliser la direction palestinienne, solliciter des interventions étrangères, pour qu’Israël les autorise simplement à remettre le pied à Ramallah, siège de l’Autorité palestinienne.
Au printemps 2008, l’Union européenne, dont certains pays membres financent la NSU, s’était plainte de ces pratiques auprès d’Olmert. Sans résultat. "Le postulat du processus de paix, dit Ziyad Clot, un avocat franco-palestinien, ancien de la NSU, est que si on met les deux parties autour d’une table de négociations, on aboutira tôt ou tard à un accord. Or, à mon sens, le conflit est tellement asymétrique que cette conception ne tient plus la route. A moins qu’Obama exerce d’énormes pressions sur Israël, je ne vois pas comment l’OLP pourrait obtenir par la négociation un accord à peu près conforme à ses droits."
Les diplomates dépêchés au chevet d’Annapolis ont vite partagé ce désenchantement. En public, pas un mot. Mais à huis clos, les langues se sont rapidement déliées. Celle de Tony Blair, par exemple, l’envoyé spécial du Quartette au Proche-Orient, qui lors d’une réunion au Quai d’Orsay, en juillet 2008, s’emporte contre ce qu’il décrit comme un immobilisme israélien. Ou celle de Keith Dayton, le général américain chargé de la réforme des services de sécurité palestinien en Cisjordanie. Au début de l’année 2008, lors d’une rencontre avec les consuls européens à Jérusalem-Est, il critique la poursuite des incursions de l’armée israélienne dans les villes de Cisjordanie, qui sapent selon lui les progrès réalisés par ses protégés : "Tout se passe comme si les Israéliens ne cherchaient pas à mettre en oeuvre la solution à deux Etats", lâche-t-il. Un diplomate présent se rappelle du murmure médusé qui parcourut l’assistance. "Qu’un général américain se soit permis un tel commentaire, cela en disait très long sur la nature du processus de paix d’Annapolis."
La palme de l’absurde revient à la mission européenne Eupol Copps, chargée d’entraîner la police civile palestinienne. En 2008, elle passe commande de gilets pare-balles. De peur qu’un tel accessoire ne tombe dans les mains de "terroristes", les autorités israéliennes autorisent l’importation des gilets, mais refusent celle des plaques de protection. "C’est symptomatique du refus de coopération des Israéliens", dit un diplomate européen, familier des questions de sécurité.
Le gouvernement de Benyamin Nétanyahou qui a succédé à Ehoud Olmert, en mars, s’est saisi de cet échec et de la proposition israélienne restée lettre morte pour justifier son peu d’entrain à négocier. "Plus Israël avance vers les Palestiniens, plus ils s’éloignent, a assuré Uzi Arad, le conseiller à la sécurité nationale du premier ministre, dans une interview au Haaretz. Même les modérés ne veulent pas d’un règlement."
Marwan Barghouti, le leader du Fatah incarcéré à vie en Israël, a suivi les aléas d’Annapolis depuis sa cellule. En juin 2008, pour remercier Bernard Kouchner, le ministre français des affaires étrangères, d’avoir rencontré sa femme Fadwa, il lui avait fait parvenir une lettre. "Le premier jour de la paix sera le dernier jour de l’occupation", y écrivait le héraut de la seconde Intifada. Avant toute reprise effective du dialogue israélo-palestinien, et pour se prémunir contre une nouvelle déception, il n’est pas inutile de méditer cette remarque.
publié par le Monde