En renvoyant dos à dos Israéliens et Palestiniens, plongés dans une nouvelle crise qui pourrait être fatale aux négociations relancées en juillet, John Kerry a rendu un mauvais service à la cause de la paix au Proche-Orient. Car dans cette affaire, Mahmoud Abbas, le président palestinien, et Benyamin Nétanyahou, le premier ministre israélien, ont été fidèles à leur ligne. Celui qui a failli à sa mission, c'est, lui, le secrétaire d'Etat américain. Explications en quatre points.
La colonisation à plein régime. En 2013, le nombre de logements mis en chantier dans les colonies de Cisjordanie a progressé de 123 % par rapport à 2012, alors qu'à l'intérieur d'Israël, sur la même période, la hausse n'a pas dépassé… 4 % ! La première raison des turbulences actuelles se trouve dans ces deux chiffres, tirés du bureau des statistiques israéliens. M. Kerry n'a pas su arrêter ni même freiner le rouleau compresseur de la colonisation. Ce laisser-faire a deux conséquences dramatiques : il sabote de facto la solution à deux Etats, sur les lignes de 1967, qui est la formule de règlement du conflit la plus réaliste ; et il perpétue l'impunité dont se nourrit le système d'occupation israélien. Depuis juillet, 56 Palestiniens ont été tués par les forces de sécurité israéliennes, 146 maisons détruites et 550 attaques de colons ont été recensées. Durant la même période, 5 Israéliens ont été tués.
Les Européens hors jeu. Faute d'être prêt à corriger l'asymétrie inhérente à toute négociation entre un occupant et un occupé, M. Kerry aurait pu confier
la tâche aux Européens. L'annonce par Bruxelles, lors de la reprise des
pourparlers, de nouvelles directives excluant les colonies juives des
programmes de coopération communautaires, augurait d'une répartition des
rôles : le bâton aux Européens, la carotte aux Américains. Mais M.
Kerry a vite cédé à la fâcheuse manie de Washington de gérer le processus de paix en tête à tête avec Israël.
Symbole de cette régression : le retour comme envoyé spécial
pour le Proche-Orient de Martin Indyk, un ancien du lobby pro-Likoud
Aipac, déjà en poste durant le calamiteux processus d'Oslo. Les
chancelleries européennes auraient pu faire
preuve d'initiative, en accélérant par exemple la réflexion sur
l'étiquetage des produits des colonies. Mais les Vingt-Huit répugnent à brusquer Israël.
Le droit international éclipsé.
Dans un environnement aussi peu favorable, les Palestiniens se
raccrochent au droit international. S'ils ont accepté que les
négociations portent non pas sur un plan de paix intégral, jugé
prématuré par Israël, mais sur un simple accord-cadre, c'était dans
l'espoir que celui-ci inclurait les termes de références historiques du
processus de paix, notamment les frontières de 1967, consacrées par la
résolution 242 des Nations unies.
Mais plutôt que de se concentrer sur ce corpus, socle indépassable de tout accord de paix, M. Kerry s'est laissé enfermer
par M. Nétanyahou dans une discussion stérile, sur deux points
inacceptables pour les Palestiniens : la reconnaissance d'Israël comme
un Etat juif et le maintien de troupes israéliennes dans la vallée du
Jourdain. Ce n'est qu'à la mi-mars que le secrétaire d'Etat a osé déclarer que la polarisation du débat sur la question de l'Etat juif était une « erreur ». Trop tard.
Avant qu'il ne ressuscite les négociations, ses conseillers
lui ont-ils montré la fameuse vidéo amateur, datant de 2001 et
disponible sur Internet, où M. Nétanyahou, filmé à son insu dans une famille de colons, se vante d'avoir fait dérailler le processus d'Oslo ? Devant ses interlocuteurs, inquiets de la réaction des Occidentaux, il explique, bravache : « Je connais les Etats-Unis, c'est quelque chose que l'on peut facilement faire bouger, dans la bonne direction… »
Ni date-butoir ni contrecoups en cas d'échec. M. Kerry aurait pu tenter de contourner
les manoeuvres dilatoires de « Bibi », en refusant toute prolongation
du processus et en prévenant que la partie responsable du blocage
s'exposerait à des contrecoups. Il aurait pu faire savoir
qu'en cas d'obstruction israélienne les Etats-Unis ne s'opposeraient
plus à ce que l'Autorité palestinienne adhère aux agences des Nations
unies, dans la continuité de sa reconnaissance comme Etat non membre de
l'ONU, en 2012.
L'idée consiste à faire
en sorte que les Palestiniens ne soient plus les seuls perdants en cas
de rupture des pourparlers. Mais conformément au mantra de l'ancien
premier ministre israélien Yitzhak Rabin, qui avait déclaré, à l'époque
d'Oslo, qu'« il n'y a pas de dates sacrées »,
l'échéance du 29 avril n'en est plus une. A cette date, soit le dialogue
aura repris, sans plus de chances de percée, soit son décès sera acté,
sans qu'aucune conséquence n'en soit tirée.
M. Kerry a donc reproduit une à une toutes les erreurs de ses prédécesseurs. Comme si la diplomatie américaine était incapable de dépasser le paradigme d'Oslo, pourtant vicié de l'intérieur. « Quand vous serez prêts à faire la paix, appelez-nous
», avait lâché l'un de ses devanciers, James Baker, exaspéré par les
résistances israéliennes. C'était en 1990. Combien de temps les
Palestiniens peuvent-ils encore attendre avant que M. Nétantayou ne décroche son téléphone ?
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