lundi 12 avril 2010

"Retenez-moi"

publié le lundi 12 avril 2010
Avnery – 3 avril 2010

 
“Retenez-moi” fait partie du folklore israélien et nous rappelle notre enfance. Lorsqu’un gamin se bagarre avec un gamin plus grand et plus fort, il prétend qu’il va l’attaquer et crie aux spectateurs : “Retenez-moi ou je vais le tuer !” C’est la situation dans laquelle se trouve actuellement Israël. Nous affirmons que nous sommes sur le point d’attaquer l’Iran et nous crions au monde entier : “Retenez-nous, sinon…” Et le monde nous retient.
IL EST dangereux de prophétiser sur de telles questions, surtout lorsque nous avons affaire à des gens qui ne sont pas tous des sages et qui ne sont pas tous raisonnables. Pourtant, je suis prêt à maintenir qu’il n’y a absolument aucune possibilité que le gouvernement d’Israël envoie l’armée de l’air attaquer l’Iran.
Je ne vais pas m’aventurer dans les questions militaires. Notre armée de l’air est-elle en mesure d’exécuter une telle opération ? Les circonstances ressemblent-elles à celles d’il y a 28 ans, lorsque l’on a réussi à détruire le réacteur irakien ? Nous est-il seulement possible d’éliminer l’entreprise nucléaire iranienne dont les installations sont dispersées sur l’ensemble d’un vaste territoire et profondément enterrées ?
Je veux mettre l’accent sur un autre aspect : est-ce politiquement réalisable ? Quelles en seraient les conséquences ?
AVANT TOUT, une règle fondamentale de la réalité israélienne : l’État d’Israël ne peut engager aucune opération militaire d’envergure sans l’accord des Américains.
Israël dépend des États-Unis dans presque tous les domaines, mais il n’y a pas de secteur où il soit plus dépendant que dans le militaire.
Les avions qui auraient à exécuter la mission nous ont été fournis par les États-Unis. Leur efficacité est tributaire d’un approvisionnement permanent en pièces de rechange américaines. À cette distance, le ravitaillement en carburant par des avions-ravitailleurs de fabrication américaine serait nécessaire.
Cela est vrai pour presque tout autre matériel de guerre de notre armée, comme pour l’argent nécessaire à leur acquisition. Tout vient de l’Amérique.
En 1956 Israël est entré en guerre sans l’accord de l’Amérique. Ben-Gourion pensait que sa complicité avec le Royaume Uni et la France suffisaient. Il se trompait lourdement. Cent heures après nous avoir déclaré que “Le troisième royaume d’Israël” avait vu le jour, il nous annonçait d’une voix brisée qu’il allait évacuer tous les territoires qui venaient d’être conquis. Le président Dwight Eisenhower, en même temps que son collègue soviétique, lui avait posé un ultimatum, et ce fut la fin de l’aventure.
Depuis lors, Israël n’a pas engagé une seule guerre sans s’assurer l’accord de Washington. À la veille de la Guerre des Six-Jours, un émissaire spécial fut envoyé aux États-Unis pour s’assurer que l’accord des Américains était vraiment acquis. Lorsqu’il revint avec une réponse positive, l’ordre d’attaque fut donné.
À la veille de la première guerre du Liban, le ministre de la Défense Ariel Sharon se précipita à Washington pour obtenir l’accord des Américains. Il rencontra le secrétaire d’État Alexander Haig qui lui donna son accord – mais seulement à la condition qu’il y aurait une provocation manifeste. Peu de jours plus tard, il advint justement que l’on attentât à la vie de l’ambassadeur d’Israël à Londres, et la guerre fut déclenchée.
Les offensives de l’armée israélienne contre le Hezbollah (“La Deuxième Guerre du Liban”) et contre le Hamas (“Plomb Durci”) furent possibles parce qu’elle furent lancées dans le cadre de la campagne américaine contre “L’islam radical”.
Normalement, cela est vrai aussi pour une attaque contre l’Iran. Mais non.
PARCE QU’UNE attaque israélienne contre l’Iran entrainerait un désastre militaire, politique et économique pour les États-Unis d’Amérique
Dans la mesure où les Iraniens, eux aussi, sont conscients qu’Israël ne saurait les attaquer sans l’aval des Américains, ils réagiraient en conséquence.
Comme je l’ai déjà écrit ici, il suffit de jeter un coup d’œil à la carte pour savoir ce que serait la réaction immédiate. L’étroit détroit d’Ormuz à l’entrée du Golfe Persique (ou Arabe), à travers lequel transite une partie considérable des flux de pétrole mondiaux, serait immédiatement fermé. Les résultats ébranleraient l’économie internationale, depuis les États-Unis et l’Europe jusqu’à la Chine et le Japon. Les prix grimperaient jusqu’au ciel. Les pays qui avaient juste commencé à se remettre de la crise économique mondiale s’enfonceraient dans les profondeurs de la misère et du chômage, avec des émeutes et des faillites.
Pour rouvrir le détroit il serait nécessaire d’engager une opération militaire terrestre. Les États-Unis n’ont tout simplement pas de troupes disponibles pour cela – même si l’opinion publique américaine était prête à une autre guerre, une guerre qui serait beaucoup plus difficile que même celles d’Irak et d’Afghanistan. On peut même douter que les États-Unis puissent aider Israël à se protéger d’une contre attaque inévitable par des missiles iraniens.
L’attaque israélienne d’un pays musulman central unirait l’ensemble du monde musulman, y compris la totalité du monde arabe. Les États-Unis qui ont consacré les quelques dernières années à œuvrer énergiquement à la constitution d’une coalition d’États arabes “modérés” (ce qui veut dire : des pays gouvernés par des dictateurs entretenus par les États-Unis) contre les États “radicaux”. Ce groupe se disloquerait immédiatement. Aucun dirigeant arabe ne serait capable de rester à l’écart lorsque les masses de sa population se rassembleraient pour des manifestations tumultueuses sur les places publiques.
Tout cela est clair pour n’importe quelle personne bien informée, et plus encore pour les dirigeants américains, militaires et civils. Des secrétaires, des généraux et des amiraux ont été dépêchés en Israël pour signifier cela clairement à nos dirigeants dans un langage que même des enfants de la maternelle peuvent comprendre : No ! Lo ! La ! Nyet ! Non !
S’IL EN EST AINSI, pourquoi l’option militaire n’a-t-elle pas été abandonnée ?
Parce que les États-Unis et Israël tiennent à ce qu’elle soit maintenue.
Les États-Unis aiment à donner l’impression qu’ils pourraient difficilement tenir en laisse le féroce Rottweiler israélien. Cela met la pression sur les autres puissances pour qu’elles consentent à imposer des sanctions à l’Iran. Si vous n’y consentez pas, le chien féroce pourrait échapper à tout contrôle. Pensez aux conséquences !
Quelles sanctions ? Depuis quelque temps maintenant, ce mot terrifiant – “sanctions”- a servi à harceler tout un chacun sur la scène internationale. Elles vont être appliquées “dans les prochaines semaines”. Mais lorsque l’on cherche à savoir en quoi elles consistent, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup de fumée et très peu de feu. Quelques commandants des Gardiens de la Révolution peuvent être atteints, quelques dommages marginaux infligés à l’économie iranienne. Les “sanctions paralysantes” ont disparu, parce qu’il n’y a aucune chance pour que la Russie et la Chine soient d’accord. L’une et l’autre font de très bonnes affaires avec l’Iran.
Aussi, il y a très peu de chances pour que ces sanctions puissent stopper la production de la bombe, ou même la ralentir. Du point de vue des Ayatollahs, cet effort est une exigence prioritaire pour la défense nationale – seul un pays pourvu de l’arme nucléaire est à l’abri d’une attaque américaine. Face aux menaces répétées des porte-paroles américains de renverser leur régime, aucun gouvernement iranien ne pourrait agir autrement. D’autant plus qu’au cours du siècle dernier, c’est exactement ce qu’ont fait les Américains et les Britanniques à plusieurs reprises. Les dénégations iraniennes sont de pure forme. Selon tous les rapports, même les opposants les plus déterminés à Mahmoud Ahmadinejad soutiennent la réalisation de la bombe et se rangeraient derrière lui en cas d’attaque.
À cet égard la direction israélienne a raison : rien n’arrêtera l’effort de l’Iran pour se doter d’une bombe nucléaire sauf le recours massif à la force militaire. Les “sanctions” ne sont qu’un jeu d’enfant. L’administration américaine en parle en termes brillants à seule fin de masquer le fait que la puissante Amérique est incapable de stopper la bombe iranienne.
LORSQUE NETANYAHOU & Cie critiquent l’incapacité des dirigeants américains à agir contre l’Iran, ceux-ci répondent sur le même ton : vous aussi manquez de sérieux.
Et en effet, quel est le sérieux de nos dirigeants sur le sujet ? Ils ont convaincu l’opinion publique israélienne qu’il s’agit d’une question de vie et de mort. L’Iran est dirigé par un fou, un nouvel Hitler, un antisémite maladif, un négationniste obsessionnel de l’Holocauste. S’il met la main sur une bombe atomique, il n’hésitera pas un seul instant à la lancer sur Tel Aviv et Dimona. Avec cette épée suspendue au-dessus de nos têtes, il n’y a pas de temps à consacrer à des questions sans importance comme le problème palestinien et l’occupation. Toute personne qui soulève la question palestinienne dans une rencontre avec nos dirigeants est immédiatement interrompu : oubliez cette ineptie, parlons de la bombe iranienne !!
Mais Obama et ses gens retournent l’argument : s’il y a là un danger existentiel, disent-ils, veuillez en tirer les conclusions. Si cette question met en danger l’existence même d’Israël, sacrifiez les colonies de Cisjordanie sur cet autel. Acceptez l’offre de paix de la Ligue Arabe, faites la paix avec les Palestiniens aussi rapidement que possible. Cela soulagera notre situation en Irak et en Afghanistan et libérera nos forces. Par ailleurs, l’Iran n’aurait plus de prétexte de guerre contre Israël. Les masses du monde arabe ne lui apporteraient plus leur soutien.
Et la conclusion : si un nouveau quartier juif à Jérusalem Est est plus important pour vous que la bombe iranienne, l’affaire n’est en réalité pas si critique pour vous. Et cela, en toute modestie, est aussi mon opinion.
AVANT-HIER une correspondante de la chaîne populaire Channel 2 m’a appelé pour me demander, sur un ton scandalisé : “Est-il vrai que vous avez donné une interview à une agence de presse iranienne ?
“C’est vrai” lui ai-je répondu. L’agence m’a adressé quelques questions sur la situation politique et j’y ai répondu.
“Pourquoi avez-vous fait cela ?” a-t-elle demandé/accusé.
“Pourquoi pas ?” ai-je répondu. Cela a mis un terme à la conversation.
Et en effet, pourquoi pas ? C’est vrai, Ahmadinejad est un dirigeant répugnant. J’espère que les Iraniens vont s’en débarrasser, et j’estime que cela arrivera tôt ou tard. Mais nos relations avec l’Iran ne dépendent pas d’une seule personne, quelle qu’elle soit. Elles remontent à des temps anciens et ont toujours été amicales – depuis le temps de Cyrus jusqu’au temps de Khomeyni (à qui nous avons fourni des armes pour combattre les Irakiens.)
En Israël, la représentation de l’Iran est caricaturale : un pays primitif, fou, avec rien d’autre en tête que la destruction de l’État sioniste. Mais il suffit de lire quelques bons livres sur l’Iran (je conseillerais “Understanding Iran”, comprendre l’Iran, de William Polk) qui décrivent l’un des pays de plus vieille civilisation du monde, qui a donné naissance à plusieurs grands empires et apporté une contribution remarquable à la culture humaine. Il possède une tradition ancienne et fière. Certains érudits pensent que la religion juive fut profondément influencée par les enseignements éthiques de Zoroastre (Zarathustra).
Quelles que soient les rodomontades d’Ahmadinejad, les véritables dirigeants du pays, le clergé, mènent une politique prudente et modérée et ils n’ont jamais attaqué un autre pays. Ils ont de nombreux intérêts importants, et Israël n’en fait pas partie. L’idée qu’ils sacrifieraient leur propre glorieuse patrie à la destruction d’Israël est ridicule.
La vérité toute simple, c’est qu’il n’y a aucun moyen d’empêcher les Iraniens de se doter d’une bombe nucléaire. Il vaut mieux réfléchir sérieusement à la situation qui serait créée : un équilibre de la terreur semblable à celui qui existe entre le Pakistan et l’Inde, la promotion de l’Iran au rang de puissance régionale, le besoin d’engager avec lui un dialogue sérieux.
Mais la principale conclusion est : faire la paix avec le peuple palestinien et l’ensemble du monde arabe, de façon à tirer le tapis de dessous la posture iranienne de les défendre contre nous.
Article écrit en anglais et en hébreu. Publié sur le site de Gush Shalom le 4 avril 2010 – Traduit de l’anglais “Hold me back” : FL