Cette année, le Festival du Film  Palestinien à Londres a ouvert avec la dernière œuvre d’Elia  Suleiman, Le Temps qu’il reste (105min), une monumentale  réflexion poétique sur la Palestine depuis 1948.
11 mai 2010  
Le dernier film de Suleiman me fait  penser au livre de Ramzy Baroud, Mon père était un combattant de la liberté [1].  Chacune des deux œuvres retrace une exploration personnelle et  dévastatrice de la désespérance. Toutes deux sont saturées d’échecs et  de trahisons à répétition. Baroud et Suleiman sont assez courageux pour  critiquer leur ‘récit collectif’, mais ils pimentent leur histoire avec  un esprit, un espoir et un humour stupéfiants. Ils vous font rire juste  au moment où vous alliez fondre en larmes.  
(Voici la bande-annonce de The Time That Remains :
http://www.youtube.com/watch ?v=ZmUPHXAC3Lk)
(Voici la bande-annonce de The Time That Remains :
http://www.youtube.com/watch ?v=ZmUPHXAC3Lk)
Comme Baroud, Suleiman juxtapose le  voyage palestinien du paradis vers l’enfer à l’imaginaire sioniste du  retour de ‘l’enfer’ vers ‘l’Eden’. Les images terribles de dépossessions  et tortures en Palestine s’intercalent avec des scènes où l’arrogance,  le pillage et le sadisme israéliens s’en donnent à cœur joie. Ce  mouvement croisé des deux peuples est essentiel pour comprendre le  conflit. Autant l’expulsion de Palestine est concrètement et  profondément ancrée dans la conscience de chaque Palestinien, autant le  ‘retour chez soi’ de l’imaginaire juif, le voyage de ‘l’enfer hostile de  la diaspora’ vers ‘l’Eden sioniste’, s’est révélé hasardeux, voire  impitoyable, pour les juifs.
Il est manifeste que les Israéliens  n’ont jamais réussi à faire de la terre sainte leur ‘patrie’. Ils sont  étrangers à sa nature, ils ont empoisonné le sol et pollué les rivières,  ils ont ravagé le paysage avec des murs de béton gigantesques et de  monstrueuses colonies, mais pire encore, ils ont éradiqué la  civilisation palestinienne, ou du moins ont tenté de le faire. En fait,  cette façon unique qu’ont les Israéliens d’être ‘séparés’ est le point  de départ du film de Suleiman.
Avec Suleiman lui-même, assis,  silencieux, à l’arrière d’un taxi flambant neuf, nous voyons un  chauffeur israélien qui se prépare pour un périple. Par son système de  communication radio, il prévient sa station, « n’essayez pas de me  contacter, je pars pour une longue course.. ». Dès les premières  secondes du voyage, un orage éclate, avec des éclairs, du tonnerre et  une pluie battante. Notre chauffeur israélien est totalement désorienté,  il n’y voit plus, il ne sait plus où il est, il n’a plus d’essence. Il  ne tarde pas à arrêter la voiture et se rend compte alors que la radio  est morte. Il perd son sang froid, « Mais qu’est-ce que je fous là,  moi ? Où je suis, là ? Mais pourquoi je suis venu là, d’abord ? ». Le  chauffeur israélien est bloqué au milieu de la nuit et de nulle part. Il  est isolé, sans radio ni essence, sur une terre inconnue qui était  supposée être sa terre promise. Il est isolé mais il n’est pas seul. Il a  un passager palestinien silencieux, assis confortablement à l’arrière  et qui le regarde.
L’allégorie est assez évidente. Les  sionistes voulaient tellement croire que leur projet de ‘retour chez  soi’ était un voyage de ‘l’enfer de la diaspora’ vers un ‘abri garanti’,  qu’ils sont devenus prisonniers de leur aspiration immorale et fatale.  Gorgés de pouvoir, surchargés d’armement étazunien, ils conduisent un  Hummer tout neuf, traversant dans l’obscurité un terrain étranger et  hostile, ils ne savent pas où ils vont, ils n’ont presque plus d’essence  et ils ne savent pas pourquoi ils font ça. Toutefois, une chose est  certaine, ils ont un passager palestinien silencieux, assis  confortablement à l’arrière. Ce dernier, comme nous tous, les observe  dans leur déchéance.
Suleiman offre une lecture critique de  la société palestinienne. Il touche certains des sujets les plus  douloureux, il examine les collabo, il affronte la lâcheté, il aborde  les pulsions maniaco-dépressives qui font partie de la culture arabe, et  pourtant, malgré tout cela, il y a de l’espoir en lui. Aussi miraculeux  que cela puisse paraître, la Palestine semble triompher.  
(Voici une scène de son film précédent Divine Intervention :
http://www.youtube.com/watch ?v=_5izvci8XUk)
(Voici une scène de son film précédent Divine Intervention :
http://www.youtube.com/watch ?v=_5izvci8XUk)
Dans la chronique filmée de Suleiman,  nous suivons le reportage d’une armée criminelle, organisée, qui combat  la résistance éparse des civils. Nous voyons les soldats des FID [2] piller, terroriser et torturer la population civile,  nous voyons les fiers habitants devenir une minorité vaincue sur leur  propre terre, des enfants palestiniens chanter des chants sionistes à  l’école devant un ministre israélien ravi. Puis, on nous montre les  soldats des FID tirant sur ces enfants quand, devenus adolescents  indomptables, ils lancent des pierres. Ensuite Suleiman nous emmène au  cœur de l’actuelle Ramallah, où nous voyons des Palestiniens vivre plus  ou moins dignement, en célébrant d’une manière ou d’une autre leur  culture arabe.
Toujours à Ramallah, nous assistons à  une scène qui donne à réfléchir parce qu’elle éclaire sous un jour  différent le rapport de force entre Israéliens et Palestiniens. Alors  qu’un tank Merkava envahit la totalité de l’écran, nous remarquons un  jeune Palestinien qui sort de chez lui pour aller vider la poubelle. Le  tank israélien s’arrête. Son canon suit la tête du jeune homme tandis  que celui-ci marche vers le container à ordures. C’est une image pénible  à regarder. Mais, alors qu’il retourne chez lui, le jeune Palestinien  reçoit l’appel d’un ami sur son téléphone portable. Le jeune reste alors  dans la rue, bavardant joyeusement avec son pote. Pendant tout ce  temps, le canon du Merkava suit le moindre de ses déplacements,  ressemblant de plus en plus à la parodie du pouvoir israélien. A aucun  moment le jeune Palestinien ne prête la moindre attention au canon de  gros calibre qui reste pointé sur sa tête, où qu’elle soit. Le pouvoir  de dissuasion israélien ne semble plus intéresser que les historiens.
Le message de Suleiman est clair. Pour  perpétuer le projet national juif, Israël pourrait bien devoir assigner  un tank à chaque Palestinien. Mais il va plus loin. Tandis que le jeune  Palestinien est debout et dehors, profitant librement du soleil  méditerranéen, quatre soldats israéliens, probablement du même âge, sont  enfermés dans un tank Merkava. Les Israéliens sont coincés par une  impitoyable et néanmoins futile idéologie qui ne mène nulle part. Ils  sont assujettis à un jeune homme qui ne prend pas la peine de leur jeter  ne serait-ce qu’un coup d’œil. Les soldats israéliens sont privés de la  lumière du jour. Ils voient la vie à travers leur périscope militaire.  Le tank Merkava peut-être interprété comme une métaphore de la mentalité  israélienne de ghetto. Cependant, en ce qui concerne Israël, le Merkava  n’est pas qu’une métaphore, ce n’est pas seulement du symbolisme, c’est  la réalité vraie de l’état juif et de l’être juif politique. Les  Israéliens s’enferment eux-mêmes derrière des murs de séparation ou dans  des tanks et des bunkers.
Alors que dans son film précédent, la  victoire nécessitait une Intervention divine, dans  celui-ci, le brouillard se dissipe. Les Palestiniens semblent gagner  simplement parce que les Israéliens sont condamnés à perdre. Les  Israéliens sont victimes de leur propre brutalité implacable. Plus ils  sont sinistres, plus ils sont tourmentés par la peur qu’ils s’infligent  eux-mêmes. La paranoïa israélienne est une affaire de projection. Ils  pensent, « si d’autres sont aussi brutaux que nous, nous allons vraiment  au devant de graves ennuis ».
Symboliquement, Suleiman est de  Nazareth, ce qui peut rappeler à certains d’entre nous qu’un autre, de  cette même ville, a fait, il y a juste 2000 ans, une critique très  semblable du tribalisme juif. Israël est effectivement enfermé dans le  même cercle vicieux que ses ancêtres imaginaires. Plus il devient  barbare, plus il est terrorisé par sa propre sauvagerie. Jésus avait vu  ça. Aime ton prochain était sa solution. Tends l’autre joue,  affirmait-il. L’impossibilité pour Israël de comprendre que la  compassion est la solution, voilà le sens de la tragédie juive. Nous  avons affaire à la chronique en temps réel d’un désastre imminent. Par  ailleurs, dans sa description de l’histoire récente de la Palestine,  c’est la clémence des Palestiniens que Suleiman met au grand jour.
Suleiman pourrait bien être le dernier  maître du symbolisme poétique au cinéma. Il réussit à propager le  message le plus subversif par la musique et le silence. Il transmet les  idées philosophiques les plus profondes à travers la moindre  chorégraphie. Bien que le cinéma soit un art principalement visuel, dans  le travail de Suleiman l’oreille a une importance prépondérante. La  musique, les bruits et les rythmes montrent ce qui « est invisible pour  les yeux ». Le son est le lien avec le passé. C’est l’oreille qui  transcende pour nous le royaume de l’universel. C’est l’ouïe plus que la  vue, qui nous met en relation avec notre passé, notre présent et notre  futur.
Gilad Atzmon 
Le 5 mai 2010.
Le 5 mai 2010.