Fayçal Métaoui
Selon Azmi Bishara [1], la corruption qui sévit dans le monde arabe n’a jamais eu d’égal par le passé.
Le penseur et universitaire  Azmi Bishara a fait salle comble dimanche soir au Salon international du  livre d’Alger (Sila) qui se tient au niveau du stade du 5 Juillet. Sa  conférence sur « L’état actuel du monde arabe » a duré trois heures.  Connu par son langage franc, Azmi Bishara est arrivé à la conclusion  qu’un cartel dirige la plupart des pays arabes actuellement. Il est  composé des familles régnantes, des services de sécurité et des  « nouveaux hommes d’affaires ».
Des hommes d’affaires qui, selon lui, ont des alliances  avec les élites dirigeantes. Cette catégorie est, d’après lui, née de  l’élimination du secteur productif public et de la naissance du secteur  des investissements rapides dans les services (tourisme et  télécommunication). Cette situation bloque la mise en place d’une  économie de marché dans le sens capitaliste du terme. « L’économie de  marché bannit des considérations politiques qui ont trait au piston et  aux passe-droits. Cependant, on constate qu’un féodalisme capitaliste  s’est installé. Nous l’avons inventé », a-t-il ironisé, soulignant que  dans ce cas, la libre concurrence a disparu. « Le projet des élites  dirigeantes arabes est de se maintenir au pouvoir », a-t-il ajouté. Il  doute que les populations soient d’accord avec l’idée que ce  « maintien » a pour objectif la stabilité du pouvoir. Il n’a pas manqué  d’évoquer la lâcheté de certains intellectuels arabes qui se mettent au  service des gouvernants. Les responsables arabes sont incapables,  d’après lui, de donner des réponses aux questions posées par les  citoyens et aux sujets évoqués. Il a souligné la confusion entre  Républiques et royaumes. « Cela nous rappelle le temps des Etats  sultanesques ou des monarchies nées après l’effondrement du califat »,  a-t-il relevé.
A ses yeux, cette confusion a gommé les spécificités au  point où tous les régimes se ressemblent structurellement aujourd’hui.  « L’hérédité au pouvoir est la conséquence de l’effacement de la  frontière entre le public et le particulier », a-t-il analysé.  L’intervenant a observé que les mouvements libérateurs qui sont arrivés  au pouvoir dans certains pays arabes après les indépendances avaient  pourtant perçu la République comme « un espace public ». « Et l’Etat est  un espace public et non pas privé. Le dirigeant n’a pas la propriété de  la terre et de ce qu’il y a dessus. Même un dictateur gouverne au nom  de la volonté populaire qui est l’expression du domaine public. La  longue période des autoritarismes a conduit à l’enchevêtrement entre  espaces publics et privés, mais également à l’émergence d’un fléau,  jamais rencontré auparavant, celui de la corruption sous toutes ses  formes. Par le passé, un ministre, dans un Etat non démocratique,  respectait son statut de fonctionnaire et n’abusait pas du bien  public », a-t-il insisté. Selon lui, la corruption est accompagnée par  la marginalisation des institutions et des partis au profit des familles  au pouvoir. « La notion de familles au pouvoir se limitait par le passé  aux monarchies seulement, ce n’est pas le cas aujourd’hui », a estimé  le conférencier.
Il y a, à son avis, un sentiment général de désespoir et  d’inquiétude dans le monde arabe.  « La déception n’est pas un concept  scientifique, elle émane de rêves, ceux de la génération des grands  courants de pensée qui ont traversé les pays arabes durant les années  1960 et 1970. Aujourd’hui, cette déception est le signe de la fin d’une  époque », a relevé l’auteur de La problématique arabe. D’après lui,  cette fin d’époque n’a pas ouvert la porte à une autre. Aussi, les  caractéristiques de la prochaine époque seront-elles définies par ceux  qui feront la conclusion de celle qui vient de s’achever. « Faut-il être  critique ou nostalgique ? » s’est-il interrogé. Les courants politiques  ont, selon lui, fait dire au passé ce qu’ils voulaient en termes de  traduction de leurs opinions. Il a estimé que chaque courant présent  dans la scène arabe a eu sa chance dans la prise de pouvoir :  islamistes, nationalistes et gauchistes. D’où la profondeur de la crise  actuelle. « Personne ne pourra dire aux populations qu’il n’a pas eu sa  chance ou qu’il n’a jamais gouverné », a-t-il observé.
Il a regretté l’absence d’un projet arabe ou celui d’un  Etat-nation (dawla qotria) en soulignant qu’autour du monde arabe, des  pays tels que la Turquie ou l’Iran retiennent les leçons du passé et  bâtissent des nations s’appuyant sur leurs dynamiques internes. « Le  comble est qu’en plein cœur du monde arabe, il existe un projet  colonialiste florissant qui construit des institutions et qui nous  demande de les reconnaître idéologiquement », a-t-il relevé à propos de  la demande de Tel-Aviv de reconnaître Israël comme « Etat juif ». Par le  passé, la cause palestinienne jetait, d’après lui, un brouillard sur la  situation arabe. « Les slogans cachaient beaucoup de mauvaises  pratiques. Aujourd’hui, cette même cause met à nu les contradictions  entre les Arabes », a-t-il dit. Azmi Bishara a le sentiment que tout est  permis avec les Arabes, lesquels sont « au milieu des vents ». « Il  n’existe pas un ‘‘nous’’ arabe clair avec lequel on peut traiter avec  les autres », a-t-il regretté. Optimiste, il a estimé que l’émergence de  médias (télévisions d’information continue) ont grandement contribué à  rapprocher les points de vue dans le monde arabe.
Azmi Bishara, 54 ans, fut à deux reprises député de la  Knesset (Parlement) israélienne. Son soutien à la résistance du  Hezbollah libanais après l’attaque israélienne de 2006 lui a valu des  accusations de trahison. En 2007, il s’est établi au Qatar où il  enseigne. Il  est auteur de plusieurs ouvrages écrits en arabe, en  hébreu et en allemand, dont entre autres, L’identité et la fabrication  de l’identité dans la société israélienne, Etude critique sur la société  civile et Thèses sur une renaissance entravée.
[1]  Palestinien d’Israël, député à la Knesset pour le parti Balad, Bishara a  du quitter Israël en 2007. Accusé d’"intelligence avec l’ennemi" (le  Hezbollah auquel il aurait donné des informations, ce qu’il dément  formellement) après la guerre qu’Israël a menée contre le Liban et qu’il  a dénoncée, menacé de prison au moins (Liebermann, le sinistre ministre  des Affaires étrangères israélien a aussi appelé à sa mise à mort parce  qu’il a parlé avec le Hamas), Bishara  est maintenant au Qatar où il  enseigne. Voir un entretien avec Bishara sur Mouvements