Anthony Cordesman
Les liens qui unissent l’Amérique à Israël  ne sont pas essentiellement fondés sur les intérêts stratégiques des  Etats-Unis. Dans le meilleur des cas, un gouvernement israélien qui  s’engage sur le chemin de la paix procure quelques renseignements et des  avancées mineures en matière de technologie militaire et représente une  source potentielle de puissance militaire stabilisatrice susceptible  d’aider des Etats arabes comme la Jordanie.
Toutefois, même dans une  telle configuration, toute intervention militaire israélienne dans un  Etat arabe peut s’avérer aussi déstabilisante que positive. Le fait est  que les motivations réelles qui sous-tendent l’engagement de l’Amérique  aux côtés d’Israël sont de nature morale et éthique.
Elles sont une réaction aux horreurs de l’Holocauste, à  toute l’histoire de l’antisémitisme occidental et au fait que l’Amérique  n’a pas su venir en aide aux juifs allemands et européens pendant la  période qui a précédé son entrée dans la seconde guerre mondiale. Elles  résultent du fait qu’Israël est une démocratie qui partage dans leur  quasi-totalité les mêmes valeurs que les Etats-Unis.
Les Etats-Unis n’abandonneront pas leur engagement aux  côtés d’Israël. Ils l’ont maintes fois répété depuis qu’ils ont reconnu  Israël en tant qu’Etat, et, depuis 1967, ils ont régulièrement accru  l’ampleur de leurs engagements. Les Etats-Unis ont fourni à Israël une  quantité massive d’aide économique et continuent de lui procurer une  assistance militaire suffisante pour maintenir la supériorité militaire  de l’Etat hébreu sur ses voisins.
Les Etats-Unis ont clairement fait savoir que tout  soutien américain aux efforts de paix israélo-arabes doit être fondé sur  des options qui préservent la sécurité d’Israël, et la récente  déclaration de Washington selon laquelle les Etats-Unis réfléchissent à  une "dissuasion régionale renforcée" est une formule codée annonçant un  engagement américain qui entend protéger Israël, ainsi que ses voisins,  contre une menace nucléaire iranienne.
Dans le même temps, l’ampleur de l’engagement moral de  l’Amérique ne justifie ni n’excuse certaines initiatives de Tel-Aviv qui  transforment inutilement Israël en un risque stratégique quand il  devrait rester un atout.
Cet engagement ne signifie pas que les Etats-Unis  doivent soutenir le gouvernement israélien lorsque celui-ci ne cherche  pas de manière crédible la paix avec ses voisins. Il ne signifie pas que  les Etats-Unis aient le moindre intérêt à approuver les colonies  israéliennes en Cisjordanie, ni qu’ils doivent adopter sur Jérusalem une  position dure visant à en faire une ville juive et non une ville mixte.
Il ne signifie pas que les Etats-Unis doivent rester  passifs lorsque Israël commet une suite d’erreurs stratégiques majeures -  comme s’obstiner au bombardement stratégique du Liban pendant le  conflit entre Israël et le Hezbollah, multiplier les attaques sur Gaza  longtemps après que Tsahal eut atteint ses principaux objectifs, plonger  le président américain dans l’embarras en annonçant l’extension des  projets de construction israéliens à Jérusalem-Est pendant une phase  critique des efforts américains visant à remettre sur les rails les  pourparlers de paix israélo-palestiniens, ou envoyer un commando  arraisonner un navire turc dans une opération horriblement mal conçue  pour empêcher une "flottille de la paix" d’atteindre Gaza.
Il est temps qu’Israël réalise qu’il a des obligations  envers les Etats-Unis, tout comme les Etats-Unis en ont à l’égard  d’Israël, et que Tel-Aviv mesure désormais avec beaucoup plus de  prudence jusqu’où il peut repousser les limites de la patience  américaine et tirer parti du soutien des juifs américains.
Cela ne signifie pas que les Etats-Unis doivent prendre  la moindre mesure susceptible de mettre en danger la sécurité d’Israël,  mais cela veut dire qu’Israël doit faire preuve d’une discrétion qui  reflète le fait que l’Etat hébreu représente désormais un intérêt  stratégique américain de troisième ordre dans un monde complexe et  exigeant.
Le gouvernement israélien devrait prendre en compte le  fait que la nature à long terme de la relation stratégique entre Israël  et les Etats-Unis dépendra de la recherche claire et active par Israël  de la paix avec les Palestiniens - une paix qui est le propre intérêt  stratégique d’Israël. Les Israéliens doivent comprendre que les  Etats-Unis sont opposés à l’extension et à la conservation par Israël de  ses colonies et à ses tentatives de chasser les Palestiniens de  l’agglomération de Jérusalem.
Les gouvernements israéliens doivent faire en sorte que  les opérations militaires qu’ils lancent se limitent au niveau de force  nécessaire, prennent soigneusement en compte dès le départ les questions  humanitaires et soient suivies, après la fin des combats, d’un plan  d’action destiné à limiter les conséquences politiques et stratégiques  du recours israélien à la force.
Et Israël devrait s’abstenir d’une attaque à hauts  risques contre l’Iran face au "feu rouge" sans ambiguïté que lui ont  successivement signifié les administrations Bush puis Obama. Israël doit  être sensible au fait que ses initiatives affectent directement les  intérêts stratégiques américains dans les mondes arabe et musulman, et  il doit être aussi attentif aux préoccupations stratégiques américaines  que les Etats-Unis le sont à l’égard de celles d’Israël.
Les Etats-Unis n’ont pas besoin de problèmes inutiles  dans l’une des régions les plus troublées du monde, notamment lorsque  les initiatives israéliennes prennent une forme qui ne sert pas les  propres intérêts stratégiques d’Israël.
L’actuel gouvernement israélien, en particulier, doit  comprendre qu’aussi solides soient les liens entre Israël et les  Etats-Unis, il est temps d’en revenir au réalisme stratégique qu’ont su  incarner des dirigeants tels que Yitzhak Rabin.
Aucun reproche ne peut être adressé aux commandos  israéliens ni aux forces de défense israéliennes pour ce qui est arrivé  récemment au large de Gaza.
Le premier ministre et le ministre de la défense  israéliens étaient pleinement avertis de la situation et savaient que la  flottille avait été délibérément conçue comme une provocation politique  destinée à attirer l’attention des médias internationaux de la pire  façon possible.
Ils sont personnellement responsables de ce qui s’est  passé, et devront à l’avenir faire preuve de beaucoup plus de prudence  et de pragmatisme.
http://www.lemonde.fr/idees/article... (Traduit de l’anglais par Gilles Berton.)
Anthony Cordesman, directeur du département stratégie du  Center for Strategic and International Studies, à Washington Article paru dans l’édition du 11.06.10