Mireille Fanon Mendès France
Allocution prononcée dans le cadre du Forum mondial l’éducation en Palestine, 30 octobre 2010.
L’éducation doit être une  arme stratégique de résistance à l’oppression et le moyen le plus  efficace pour garantir la libération en vue de l’émancipation, car sans  éducation il y a bien risque d’’aliénation, au sens large que lui  donnait Frantz Fanon, c’est à dire qu’elle est nourrie par le retard  culturel voulu et organisé par les forces qui ont intérêt à la poursuite  de la domination.
L’éducation attendue dans le contexte actuel est celle  de la résignation alors que devrait avec l’éducation se construire des  pensées qui pensent et surtout qui prennent le risque de penser et qui  n’auraient pas peur d’être « sur une ligne de sorcière » comme le  souligne Gilles Deleuze.
C’est bien ce qu’avaient compris ceux qui ont lutté par  la résistance armée et politique lors des luttes de libération, et qui  ont érigé en priorité l’éducation des populations. Du Vietnam à  l’Algérie, l’alphabétisation et la généralisation de l’enseignement ont  été très rapidement reconnues en tant que dimensions fondatrices de la  résistance à l’oppression.
Ainsi le peuple palestinien qui figure parmi les peuples  les plus alphabétisés et les plus éduqués n’ignore pas l’importance  décisive de la formation et surtout face à un colonialisme, qui, sous  ses formes classiques, a pour l’essentiel disparu de la surface de la  planète, sauf en Palestine.
Cette occupation-colonisation, qui a bien senti les  dangers d’un peuple palestinien éduqué, tente de régulièrement  délégitimer l’éducation dispensée en Palestine. Pour les tenants de  cette occupation-colonisation, hier comme aujourd’hui, les stratégies de  domination s’appuient sur le maintien des plus larges catégories des  peuples dans l’ignorance et l’obscurantisme. Et si cela  ne suffisait pas, il suffit alors de délégitimer l’éducation dispensée  par le ministère de l’éducation palestinien. L’objectif étant de refuser  aux Palestiniens de se servir des mêmes références que celles utilisées  par les autres. Pour l’Etat israélien, le « eux, Palestiniens » ne sert  qu’à faire exister le « nous, Israéliens ». Il s’agit avant tout de  « naturaliser » les différences culturelles, ce qui n’est ni plus ni  moins qu’une démarche reposant précisément sur les idéologies racistes  modernes.
La déculturation et l’ignorance permettent aux  théoriciens de la domination de justifier l’asservissement et la  dépossession en oblitérant la mémoire des peuples et en interdisant la  transmission de l’histoire et sa connaissance. Permettez-moi de citer  encore Frantz Fanon  « Le peuple colonisé est idéologiquement présenté comme un peuple  arrêté dans son évolution, imperméable à la raison, incapable de diriger  ses propres affaires, exigeant la présence permanente d’une direction.
L’histoire des peuples colonisés est transformée en  agitation sans aucune signification et, de ce fait, on a bien  l’impression que pour ces peuples l’humanité a commencé avec l’arrivée  de ces valeureux colons[1] ». C’est exactement la teneur du tristement  célèbre discours prononcé à l’Université de Dakar en janvier 2007 par le  Président Sarkozy. Pour ce porte-parole du néocolonialisme, l’homme  africain, représenté de manière aussi fantasmagorique qu’insultante, est  un homme arrêté sur le chemin d’une Histoire dans laquelle il ne veut ou ne peut entrer.
Dès lors, l’éducation est aussi un moyen d’émancipation  des consciences qui se libèrent de la volonté d’asservissement et de  l’oubli imposé en réifiant la mémoire qui devient ainsi un enjeu  politique majeur justifiant à lui seul l’impératif de formation et sa  généralisation.
Le discours « historique » des maitres libéraux du monde  n’est pas seulement l’expression de leur mépris et de leur ignorance,  très connoté idéologiquement, il a une vocation claire : celle de  soutenir le redéploiement, sous des formes actualisées, de la domination  et donc de la fabrique de la marginalisation, de l’exclusion pour des raisons dites de sécurité.
Les nouvelles formes d’exploitation et de domination  facilitées -ou rendues possibles- par l’effondrement du socialisme  bureaucratique à la fin des années quatre-vingt prétendent à la seule  validité du modèle ultralibéral et de la suprême efficacité du marché  qui ne peut survivre sans le soutien militaire pour vivre dans un soit  disant « More safe World » comme l’a si bien dit l’ancien secrétaire  général des Nations Unies !
Le crédo des évangélistes du marché consiste essentiellement en la suprématie de la loi  de la jungle où seuls les plus forts peuvent diriger un monde, pour ce  faire le rôle de l’Etat doit se réduire à la portion la plus congrue  possible. Dans ce schéma, le rôle social de l’Etat est ramené à sa plus  simple expression, toutes les activités sont marchandes par nature, et  l’Education en est une des cibles privilégiées.
Les théories ultralibérales, propagées par le FMI et  appliquées sous sa supervision tatillonne à la faveur des crises de la  dette, ont affecté de très nombreux pays du sud. Les  « conditionnalités » des Programmes d’Ajustement Structurel ont consisté  à imposer la privatisation, la déréglementation et des coupes sombres  dans les budgets sociaux, ceux de l’éducation et de la santé au premier  chef. Les conséquences de cette politique criminelle sont dévastatrices  dans des pays déjà très en retard aux plans économiques et  socioculturels. En Afrique, continent martyr à cet égard également,  l’analphabétisme de masse bloque le développement et affaiblit gravement  des sociétés aux élites trop peu nombreuses. Seuls ceux qui peuvent  payer une éducation privée peuvent espérer un avenir moins sombre, les autres  sont livrés au charlatanisme et aux sectes religieuses...Les peuples  sans formation sont les plus vulnérables à toutes les manipulations. Les  recettes du FMI, appliquées avec constance en Haïti par exemple, font  que la population de ce pays, qui produit de très brillants  intellectuels, est analphabète à 85% ; sur 1 000 enfants entrant dans le  cycle scolaire, seul 1,7% arrive à l’université. Ce monstrueux gâchis  explique pour une large part l’interminable tragédie de ce pays.
Face aux agissements des gendarmes du libéralisme, la  mobilisation de tous est indispensable. Si la formation et l’éducation  ne suffisent pas à émanciper les peuples, elles sont les préalables à  une libération véritable. Encore faut-il que l’éducation trouve ses  racines dans la culture et l’histoire du pays et se fonde sur des  principes moraux et politiques clairement définis. Le colonialisme, qui  n’a formé que ceux dont il avait besoin pour maintenir et reproduire sa  domination, inspire ceux qui, aujourd’hui, tentent de former des élites  contre les peuples. L’éducation pour le peuple et au service de tous est  la réponse à ces manœuvres. L’exigence d’une éducation obligatoire  généralisée, massive et à la portée de tous est le pré-requis absolu à  l’édification d’une société plus juste et plus humaine.