entretien avec Rajah Shehadeh, Rue89  
Alors  que de nouveaux incidents à la frontière syrienne ont fait dimanche six  morts palestiniens, Raja Sehadeh imagine, dans un essai, la région en  2037, lorsque la Palestine,  Israël et au-delà ne feront plus qu’un seul ensemble et que les  conflits actuels sembleront dérisoires. Mais avant, il faudra en passer  par un « grand bouleversement ». Interview à l’occasion d’un passage de  l’auteur à Paris. Pierre haski, Rue89
Rue89. Pourquoi avoir imaginé le Proche-Orient de 2037 ?
Raja Shehadeh :  Je pense que la situation dans laquelle nous nous trouvons n’est pas  tenable. La fragmentation, politique ou autre, de la région ne peut pas  durer éternellement. Et si on regarde d’un point de vue historique,  cette situation n’existe que depuis 100 ans : avant, la région ne  faisait qu’une.
Le découpage a été le produit des colonialismes français  et britannique, il n’est pas économiquement tenable, il ne tient que  par l’aide extérieure. Les ressources naturelles sont limitées, elles  doivent être partagées et gérées en commun avec beaucoup d’attention, ce  qui n’est pas le cas.
Il y a de nombreuses raisons objectives pour un  changement, à commencer par le fait que les Etats-Unis ne soutiendront  pas toujours Israël de la sorte. De nombreuses bonnes raisons, aussi,  car on peut faire émerger des temps meilleurs.
Je n’ai donc aucun doute sur le fait que l’avenir sera  différent. Que les Etats-nations actuels seront confédérés d’une manière  ou d’une autre.
Mon objectif en écrivant ce texte était de me dire que  l’écrivain peut imaginer, peut donner envie aux gens de créer un monde  différent. En décrivant comment ça pourrait être, de manière pas  totalement irréaliste, je pensais pouvoir donner de l’inspiration aux  gens. C’est mon espoir. C’est comme dans un traumatisme émotionnel, vous  ne pouvez pas imaginer autre chose, alors que les gens autour de vous  savent que ça ne durera pas. Nous, au Moyen-Orient, sommes dans cet  état.
Les Tunisiens et les Egyptiens ont bougé sans avoir eu besoin de cette imagination…
Ça nous inspire. J’ai été enthousiasmé que ça se  produise après la sortie de mon livre, car l’impensable s’est produit.  Tout le monde disait que le régime de Moubarak ne pouvait pas tomber, et  c’est arrivé.
De même, le 15 mai, le jour de la Nakba [la  « catastrophe », une référence à l’expulsion de nombreux Palestiniens en  1948, ndlr], la frontière entre la Syrie et Israël sur le plateau du  Golan a été enfoncée. Une frontière qu’on pensait là aussi impossible à  bouger [de nouveaux incidents se sont produits ce dimanche sur cette  frontière, ndlr].
Tout cela signifie que l’impossible peut devenir possible, c’est magnifique.
Quel regard portez-vous sur la société israélienne aujourd’hui ?
Je suis assez réaliste pour réaliser qu’il n’y a pas de  précédent dans l’histoire où un peuple colonisant un autre peuple, ou  lui imposant sa domination, aura changé de cap juste parce qu’il a pris  conscience. Il doit y être contraint, par la situation économique, ou  par la peur de ne pas survivre.
Or aujourd’hui, l’occupation profite à Israël  économiquement, ils ont également la protection totale, sur tous les  plans, de la part des Etats-Unis, il n’ont donc pas de raisons de  changer.
Certains, au sein de la société israélienne, sont  conscients de la situation, et sont très inquiets de ce qui peut se  passer. On peut les lire dans le quotidien Haaretz par exemple, mais  c’est un cercle très petit.
L’immense majorité des Israéliens ne souffre pas de  l’occupation, c’est pour cela que j’ai imaginé qu’il se passerait  quelque chose de très fort pour provoquer un choc.
Car je ne vois pas d’autre choix, à moins d’un  hypothétique « printemps israélien » qui, à l’image des « printemps  arabes », provoquerait un changement de vision ; ou d’un changement à  l’extérieur, parmi les amis d’Israël, comme aux Etats-Unis qui est un  très mauvais ami d’Israël, qui les amènerait à mettre en garde les  Israéliens contre une politique suicidaire.
A part ça, je ne vois pas d’autre moyen de changement.  Pourquoi changer ? Israël contrôle les ressources, a la force… Mais j’ai  le sentiment que les Israéliens sont à un moment critique car ils  pensent qu’ils pourront continuer comme ça éternellement, mais c’est  impossible.
Pourquoi est-ce impossible ?
La manière dont évoluent les choses pousse la société  israélienne vers la droite, vers le fascisme, vers une plus grande  impopularité dans le monde. Beaucoup d’Israéliens influents considèrent  que c’est pas l’Israël auquel ils aspiraient. Sans parler de la question  religieuse en Israël, il suffit de voir l’évolution de Jérusalem et le  poids des extrémistes religieux dans la question des colonies.
Le poids de la religion est très destructeur. Nous  quittons le domaine de la raison quand c’est la parole de Dieu qui sert  de guide politique.
Et la société palestinienne ? Les vingt dernières années n’ont-elles pas été simplement gaspillées ?
La relation entre le peuple et le gouvernement chez les  Palestiniens ne ressemble pas à celle qui existe dans les pays  indépendants. Les Palestiniens n’ont jamais attendu leur gouvernement  pour la sécurité ou la protection sociale, la santé, etc. La bonne chose  est que nous avons appris à dépendre de nous-mêmes, et seulement de  nous-mêmes.
Chacun sait que s’il n’a pas les moyens de se payer ces  services, il ne les recevra pas. Il y a donc une relation très mince  entre le peuple et le gouvernement.
La division entre Gaza et la Cisjordanie est intervenue bien avant l’hostilité entre le Hamas et le Fatah.  Ça remonte à Oslo [accord de paix de 1993, ndlr], qui contenait un  article sur le libre passage entre les deux parties du territoire  palestinien, mais qui n’a jamais été mis en œuvre. Depuis le milieu des  années 90, Israël a rendu ce passage de plus en plus difficile. C’est  quasiment impossible depuis dix ans.
Et la fragmentation s’applique également à la  Cisjordanie. J’ai des neveux et nièces à Ramallah qui n’ont jamais pu se  rendre à Naplouse, à 45 minutes de voiture de là. Cette fragmentation  est devenue très forte.
Dès le début, j’ai été contre les accords d’Oslo, car je  pouvais lire d’un point de vue légal ce qui allait se passer. Mais  l’Autorité palestinienne ne s’en est pas trop mal sortie ces dernières  années. Elle a mieux utilisé les fonds qui lui étaient confiés en  infrastructures et dans le système économique, le revers de la médaille  étant l’apparition d’une société polarisée entre très riches et très  pauvres.
Quelle est l’importance de l’accord Hamas-Fatah annoncé le mois dernier ?
Il est très important, mais savoir s’il marchera ou pas,  dépendra des élections palestiniennes. Chacune des deux parties espère  que d’ici aux élections, elle aura redoré son blason auprès de  l’électorat palestinien, car ils sont tous les deux au plus bas.
Tout dépendra donc de l’organisation de ces élections, et de leur capacité à en respecter les résultats.
Ne craignez vous pas une nouvelle explosion de violence dans l’impasse actuelle ?
C’est un risque. Les gens vivent au milieu d’un grand  stress et d’immenses difficultés. Même si l’économie va mieux, ça ne  suffit pas quand les gens sont stressés. La première intifada [en 1987,  ndlr] a éclaté alors que l’économie allait beaucoup mieux qu’aujourd’hui  car les hommes travaillaient en Israël. Et ça a basculé d’un seul coup.
Et lors de la première intifada, il n’y avait pas Facebook  ou les téléphones portables, et pourtant les mots d’ordre circulaient,  les gens étaient informés, c’était magique. Il faut être prêt à  l’imprévisible !
Les jeunes en particulier sont plus sophistiqués, ils  peuvent mieux communiquer, sont en liaison avec le reste du monde. Il a  une véritable renaissance culturelle dans les territoires, dans tous les  domaines.
Quel est selon vous l’impact des révolutions arabes auprès des Palestiniens ?
Il est considérable. Cela a réveillé la foi dans  l’énergie populaire dès lors que les gens savent ce qu’ils veulent. Dans  la tragédie grecque que nous vivons, nous avions tous les  protagonistes, mais pas la partition : maintenant nous l’avons. Et elle  commence par ces mots : « Le peuple veut »…
C’est impressionnant, mais ça rend également possible une évolution politique. Le rapprochement entre le Fatah et le Hamas  était impossible depuis des années, parce que l’Egypte n’en voulait  pas, sous pression israélienne. Mais dès le changement de régime en  Egypte, la politique vis-à-vis des Palestiniens a changé. C’est donc  très important.
Ça aura aussi un impact sur Israël, qui avait une fausse  paix avec l’Egypte, avec la Jordanie, et même avec la Syrie. Et Israël  se disait : « Pourquoi faire la paix avec les peuples quand je peux  faire la paix avec les élites ? » Maintenant, ils vont peut-être réaliser que faire la paix avec les élites corrompues n’est pas suffisant, qu’il faut aussi faire la paix avec les peuples.
Un ancien négociateur palestinien a  récemment écrit un livre intitulé « Il n’y aura pas d’Etat  palestinien ». Que pensez-vous de cette affirmation ?
Je n’ai pas lu le livre, mais je pense qu’il ne faut  jamais dire « jamais »… Quand on vit au milieu de cette situation, on ne  ferme jamais une porte.
Les Palestiniens ont montré leur capacité à rester sur  place, sur leur terre, en 48, en 67, face à ceux qui auraient voulu  qu’ils partent tous. Israël misait sur le fait que les Palestiniens  oublient la Palestine, la Nakba, fusionneraient avec le reste du monde arabe… Ça ne s’est pas produit. Il y a donc de l’espoir.
Et l’alternative d’un seul Etat où cohabiteraient les deux peuples ?
Le rêve n’est pas un seul Etat dans lequel se retrouveraient Israël et la Palestine,  mais, comme je le décris dans mon livre, un Etat pour toute la région,  plus large. C’est un rêve qui vaut le coup d’être tenté.
Mais il faut être pragmatique pour réaliser ses rêves.  Israël ne veut pas d’un seul Etat. Les Israéliens et les Palestiniens ne  sont pas au même niveau de développement. Nous avons travaillé toutes  ces années pour mettre fin à l’occupation, et notre dossier est bon.  Pourquoi l’abandonner ?
Il doit donc y avoir une fin de l’occupation, et la  naissance d’un Etat palestinien. Mais que cet Etat soit créé pour un  jour, ou pour un an, n’a pas d’importance. Lorsque cet Etat sera créé,  Israël, la Palestine, et sans  doute la Jordanie devront trouver les moyens de se fédérer et de vivre  ensemble. Mais nous ne pouvons pas sauter les étapes, et aller  directement à ce point-là.
L’idée d’un seul Etat est à la mode, mais on ne peut pas  convaincre les Israéliens d’accepter cette manière de penser. Ceux qui  défendent cette idée confondent leurs rêves et la réalité.
Que faites-vous du droit au retour (des Palestiniens dans les territoires aujourd’hui Israël) ?
Le droit au retour est au cœur de notre situation. Mon  livre est en fait un essai sur le droit au retour. Il n’y aura pas de  paix tant qu’Israël ne reconnaîtra pas le droit au retour des  Palestiniens. Ce qui se passe une fois qu’Israël a reconnu le droit au  retour et sa responsabilité dans le sort des Palestiniens est une  question importante, à laquelle je n’ai pas de réponse. Je sais qu’il  n’y aura pas de retour de tous les Palestiniens, c’est l’affaire des  négociations.
Je suis absolument convaincu qu’il y a un droit au  retour, et qu’il doit être reconnu avant toute chose. Il n’y aura pas de  paix sans ça.
Israël a créé le droit au retour pour les juifs du monde entier, mais le nie aux Palestiniens.
Vous faites dans votre livre un  parallèle entre la reconnaissance du droit au retour par Israël, et la  reconnaissance du poids de l’holocauste par les Palestiniens.
Je pense que la Shoah est un point central dans la  psychologie israélienne. Le sionisme n’est pas le résultat de la Shoah,  il est né avant. Mais la Shoah est un événement central pour les juifs  comme pour les non-juifs. Je pense que reconnaître le rôle que cela joue  dans la psychologie des gens avec lesquels nous voulons faire la paix  est important. Ceux qui nient l’holocauste ou en minimisent la portée  sont ridicules.
Ça m’a aussi aidé à comprendre ce qui s’est passé en  1948. Plus je lisais ce qui s’est passé lors de la Shoah, avec ses  millions de morts en si peu de temps, je me suis rendu compte du  décalage entre les survivants de ces horreurs et les Palestiniens qui  n’avaient pas eu cette expérience.
Ce que les Israéliens de 1948 ont fait aux Palestiniens  n’est pas comparable à ce que eux-mêmes ont subi en Europe, et il y  avait donc une vraie différence de conscience face au niveau de  violence. Nous devons faire l’effort de comprendre tout cela pour faire  la paix. Mais les Israéliens doivent aussi comprendre ce qu’est la Nakba  et ce que nous avons subi, mais ils n’en prennent hélas pas le chemin.
Photo : des soldats israéliens  patrouillent à la frontière entre Israël et la Syrie, dans le Golan, le  20 mai 2011 (Nir Elias/Reuters).
► Raja Shehadeh, « 2037, le grand bouleversement » - éd. Galaade, 116 pp., 10