25 juin 2011
Laura-Julie Perreault, envoyée spéciale La Presse |
(Istanbul, Turquie) Même s'il voulait tourner la page sur le chapitre le plus tragique de sa vie, Sükrü Peker pourrait difficilement oublier sa participation à la flottille humanitaire de mai 2010. L'électricien turc de 34 ans montre du doigt sa hanche gauche. «Deux morceaux de la balle que j'ai reçue et qui m'a empêché de marcher pendant deux mois sont encore là. Impossible de les enlever. Je dois vivre avec.»
Sükrü Peker doit aussi vivre avec le fait qu'un de ses bons amis et collègues, Necedet Yildirim, âgé de 31 ans, est mort sous ses yeux pendant l'arraisonnement du Mavi Marmara par l'armée israélienne en eaux internationales alors que le navire tentait de se rendre dans la bande de Gaza, sous blocus israélien depuis 2006.
«J'ai remarqué qu'un laser était pointé sur mon chapeau. J'ai bougé et la balle est passée à côté de mon oreille, mais Necedet n'a pas eu cette chance», témoigne aujourd'hui le jeune homme de 34 ans, en baissant les yeux vers le sol. Ses lèvres murmurent une prière à voix basse.
Assis dans le sous-sol du siège social de l'organisation caritative musulmane IHH -organisation qui a affrété le Mavi Marmara en 2010 et dont il est un employé-, Sükrü Peker relate à la minute près les événements de cette journée d'horreur. L'arrivée à bord du commando israélien. Les bombes lacrymogènes. La riposte des passagers sur le pont supérieur. Les premières balles. La confusion dans les couloirs du navire. Les cris à l'aide des blessés. Puis, finalement, la balle qui l'a atteint.
À la suite de l'opération militaire israélienne qui a soulevé l'ire d'une partie de la communauté internationale l'an dernier, neuf des passagers qui voyageaient à bord du navire turc sont morts. Sükrü Peker, lui, faisait partie des 54 blessés.
De prisonnier à héros
Après l'arraisonnement, l'employé d'IHH a été conduit en hélicoptère vers un hôpital israélien où, raconte-t-il, un soldat montait la garde à côté de chaque blessé. Il a ensuite été envoyé en prison pour quelques heures, puis rapatrié dans son pays.
«Tout ça a duré à peine quelques jours, mais nous avions perdu la notion du temps. C'est le pilote turc qui nous a ramenés à la maison qui nous a expliqué ce qui se passait en Turquie, que nous étions attendus en héros. C'est un moment que je n'oublierai jamais», confie le jeune homme à la barbe légère.
Pendant les deux mois qu'a duré sa convalescence dans sa ville natale de Sinop, il a reçu des centaines de visiteurs: politiciens, collègues, membres de plusieurs organisations non gouvernementales, amis d'enfance qu'il avait perdus de vue.
Depuis son rétablissement, il a repris son travail d'électricien dans les bureaux d'IHH à Istanbul. Et depuis des mois, il s'intéresse à la deuxième flottille humanitaire qui partira pour la bande de Gaza dans les prochains jours. «Cette flottille est une bonne idée. Nous n'avons pas fait tout ça pour aller à la guerre, mais pour aider la Palestine, par solidarité.»
Malgré sa blessure qui le fait encore souffrir à l'occasion, il aurait aimé faire partie de la deuxième expédition du Mavi Marmara. Même si l'armée israélienne a répété ad nauseam qu'elle interviendrait pour faire respecter son blocus. «Je veux terminer ce que j'ai entrepris», dit-il, un sourire triste aux lèvres. «La première mission a obligé Israël à alléger le blocus. Peut-être que le deuxième la fera tomber», spéculait-il.
Défection surprise
Au moment de notre rencontre dans le quartier musulman conservateur de Fatih, dans la partie européenne d'Istanbul, le deuxième voyage du Mavi Marmara vers la bande de Gaza était une certitude. IHH, à qui le Mavi Marmara a été rendu par les autorités israéliennes il y a plusieurs mois, travaillait aux dernières réparations du navire, qui devait être la pièce de résistance de la seconde flottille.
Dans le chantier maritime de Kasim Pasa, les travailleurs appliquaient une dernière couche de peinture. Des sièges tout neufs, encore recouverts de housses en plastique, étaient prêts à accueillir les 400 passagers attendus à bord. Des affiches de la mission de l'an dernier et des funérailles des neuf disparus ont été accrochées au mur.
Rien de tout ça ne réjouissait les autorités israéliennes, qui estiment qu'IHH «entretient des liens avec des organisations terroristes», dont le Hamas qui est au pouvoir à Gaza.
Mais le 17 juin, trois jours après notre visite du Mavi Marmara, IHH a fait volte-face, annulant la participation du navire à la seconde flottille. Le président de l'organisation, Bülent Yildirim, a invoqué des raisons techniques. «Après les dommages subis par le Mavi Marmara (lors de l'assaut de 2010), nous ne sommes pas en mesure de lui faire prendre la mer», a-t-il affirmé lors d'une conférence de presse.
Mais depuis le retrait du Mavi Marmara, les conjectures vont bon train dans les médias turcs. Le navire a-t-il été sacrifié sur l'autel de la réconciliation entre la Turquie et Israël, deux alliés de longue date qui se boudent depuis l'arraisonnement brutal de l'an dernier?
Un récent article du quotidien israélien Haaretz va dans le sens de cette dernière hypothèse. Selon une source anonyme israélienne, des pourparlers secrets de haut niveau seraient en cours entre la Turquie et Israël. Ces pourparlers traiteraient notamment des retombées de l'arraisonnement du Mavi Marmara pour lequel Israël n'a payé aucune compensation.
Les dirigeants de l'IHH nient pour le moment avoir cédé aux arguments politiques et affirment qu'en se retirant, ils essaient simplement de ne pas retarder le reste de la flottille. Certains de leurs membres voyageront à bord d'autres navires. Le bateau canadien pour Gaza comptera notamment deux délégués turcs à son bord, choisis par IHH parmi une liste de quelque 4000 candidats. Mais Sükrü Peker sait d'ores et déjà qu'il ne sera pas du voyage. Pas cette fois.
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