Chris Patten
De  temps à autre, le monde est secoué par l’horrible quotidien de Gaza,  puis s’en retourne à la Coupe du monde ou aux préparatifs des vacances  d’été.
Il est plus simple de  pénétrer dans une prison sous très haute sécurité que d’entrer dans la  bande de terrain (de 45 km de long et environ 8 de large) qu’est le  foyer de 1,5 million de Palestiniens à Gaza. Cerné par un mur inhospitalier, des miradors et des zones tampons  mortelles, je suis entré au moyen d’un visa durement obtenu par le  passage d’Erez (barrières en fer, scanners et interrogatoire mené par de  jeunes et las officiers de l’immigration).
De l’autre côté se trouvait une passerelle grillagée  menant vers cette partie de la Palestine, coincée entre Israël,  l’Égypte, la Méditerranée et l’indifférence générale de la communauté  internationale.
La traversée de cette longue cage - sous une chaleur  étouffante - offre une vue apocalyptique. De petits groupes de Palestiniens démolissent les vestiges des  infrastructures industrielles anéanties par les bombes - des blocs de  béton qui polluent le paysage sablonneux. Ils désossent ces blocs pour en récupérer le gravier et les barres  d’acier. Le résultat de leur ouvrage est emmené sur des charrettes tirées par des  chevaux galeux. Voilà ce qu’on appelle de l’industrie à Gaza.
De temps à autre, le monde est secoué par l’horrible  quotidien de Gaza, puis s’en retourne à la Coupe du monde ou aux  préparatifs des vacances d’été. Nous avons par exemple été réveillés par les attaques militaires de  décembre 2008 et janvier 2009 où plus de 1 300 Palestiniens (dont plus  de 300 enfants) et 13 Israéliens ont trouvé la mort. En mai dernier, nous avons à nouveau été plongés dans l’horreur lorsque  les forces de défense israéliennes ont attaqué une flottille humanitaire  turque, causant neuf pertes civiles.
Il faut modérer son langage lorsqu’il est question  d’Israël. Ceux qui arguent que Gaza est en proie à une crise humanitaire ne  devraient pas comparer la situation à celle de l’Éthiopie ou du Soudan  accablés par la sécheresse ou la guerre.
Aucun doute, les conditions de vie à Gaza sont dures et  la population souffre. Le gouvernement israélien dément le fait que la  population meurt de faim et vient d’assouplir son régime d’importation  restrictif. Or, le but du siège n’a jamais été d’affamer les Gazaouis. Comme Dov  Weissglass, un ancien bras droit d’Ariel Sharon, l’a fait remarquer de  façon mémorable, le but était de « mettre les Palestiniens au régime ».
L’objectif était donc le châtiment collectif, venant en  partie en réaction au contrôle politique de Gaza exercé par le Hamas. En 2006, le Hamas a remporté les élections dans l’ensemble de la  Palestine occupée, puis formé un gouvernement d’unité nationale avec le  Fateh. Les États-Unis, Israël et la plupart de la communauté internationale ont  ensuite torpillé cet arrangement. C’était une bonne idée que d’organiser des élections - jusqu’à ce que le  mauvais côté l’emporte.
Comme le contrôle des importations a été modifié - la  liste concerne désormais les produits proscrits plutôt que les produits  autorisés -, davantage de marchandises devraient arriver à Gaza. Mais la  possibilité d’acheter de la confiture, des céréales, du vinaigre  balsamique et des conserves de crème au citron, comme je l’ai constaté  dans un supermarché haut de gamme de Gaza, n’apportera pas grand-chose  aux gens ordinaires, dont 80 % dépendent des rations alimentaires  d’urgence.
Qui plus est, les habitants ordinaires de Gaza ne  peuvent pas reconstruire leur maison et leurs écoles car les matériaux  de construction sont toujours prohibés ou admis au compte-gouttes pour  les projets des Nations unies uniquement. Aucune matière première, qui permettrait la renaissance du commerce et  de l’industrie à Gaza, n’est permise.
C’est là la clé de voûte de la politique d’Israël, qui  met au défi pur et simple le droit international et les normes  coutumières de tout comportement civilisé. Maintenant que le chocolat et  la cardamome sont autorisés à Gaza, Israël pratique un siège « plus  astucieux » : les Palestiniens sont toujours isolés, appauvris et  dépendent de l’aide humanitaire, mais ils ne meurent pas de faim.
À Gaza, avant la seconde intifada, j’ai vu de nombreux exemples d’ambitieuses entreprises - dans les usines et les fermes. La majeure partie d’entre elles ont disparu. À la fin des affrontements en 2009, les bulldozers israéliens ont rasé les usines.
L’imposition de la zone frontière a englouti jusqu’à 29 % des terres arables de la bande de Gaza.
Dans l’ensemble, Israël et l’Égypte - partenaires du  siège - ferment les yeux sur les tunnels (dont le chiffre se monte  peut-être à un millier) qui serpentent sous la frontière égyptienne à  Rafah pour faire entrer de la marchandise sur le marché noir, que le  Hamas taxe par la suite.
Les Palestiniens susceptibles de devenir des hommes  d’affaires bien sous tout rapport (à la base d’une éventuelle classe  moyenne) sont détruits. Le racket prospère. Cette politique kafkaïenne génère une économie dans le genre de celle  d’« Alice au pays des merveilles ».
C’est en visitant les hôpitaux, comme je l’ai fait avec  l’organisation caritative Medical Aid for Palestinians dont je suis  président, que l’on décèle le mieux les difficultés créées par le siège.  Les médicaments vitaux viennent à manquer et, souvent, l’équipement ne  fonctionne pas à cause des coupures de courant ou de l’absence de pièces  de rechange. Les patients gravement atteints ont besoin d’une  autorisation pour être soignés dans les hôpitaux de Cisjordanie, et  certains, paraît-il, ont été sommés de collaborer avec les services de  sécurité israéliens en échange de cette autorisation. Médecins et  étudiants ne peuvent que rarement quitter Gaza pour suivre des  conférences ou poursuivre des études à l’étranger.
Il y a un an, je me suis fermement opposé à l’appel  international au boycott des universités d’Israël. Mais le blocus de  Gaza signifie qu’Israël boycotte la vie universitaire des Palestiniens.  Il est temps qu’Israël cesse de stranguler Gaza.
D’aucuns, en Israël, à l’instar du ministre des affaires  étrangères Avigdor Lieberman, souhaitent couper complètement Gaza de la  Cisjordanie, enfreignant alors les accords d’Oslo (et la perspective  d’une solution à deux États !), et poussent Gaza vers l’Égypte. Or Gaza, dont la population s’accroît, fait partie intégrante de la  Palestine. Avec une hausse démographique de 3,5 % par an, le nombre de  Gazaouis aura doublé d’ici à quinze ans environ (époque à laquelle,  selon l’Organisation mondiale de la santé, l’approvisionnement en eau ne  sera pas suffisant pour la population de Gaza).
De quel monde les enfants que l’on voit par centaines  dans les rues de Gaza hériteront-ils ? Ce châtiment collectif aura-t-il  fait d’eux des ilotes modérés qui respectent la loi ? L’histoire penche  en faveur d’une autre immoralité.
Je veux voir Israël, cette société libre et  démocratique, être à la hauteur de ses valeurs ancestrales et être en  paix avec ses voisins. Il n’y parviendra pas avec la politique effarante  qu’il mène à Gaza. Le monde - à commencer par l’administration  américaine et l’Union européenne - devrait le dire à Israël. Mais ne  vous faites pas trop d’illusions.
Dernier gouverneur britannique de  Hong Kong, Chris Patten a été commissaire européen aux Affaires  extérieures. Il est aujourd’hui chancelier de l’université d’Oxford.
publié par l’Orient le Jour
© Project Syndicate 2010. Traduit de l’anglais par Aude Fondard.