Sari Nusseibeh
Université Al-Quds
Université Al-Quds
          L’avantage de prendre de l’âge - je suis certain que vous en  conviendrez avec moi, Menahem - est que les « portions » de réalité  qu’on commence à distinguer deviennent, d’une façon ou d’une autre,  « plus longues ».         
 Texte intégral de l’intervention de Sari Nusseibeh devant l’Académie israélienne des Sciences et de l’Humanité sur la Liberté universitaire, présentée le 4 juillet en l’honneur du professeur Menahem Yaari.
Sari Nusseibeh est le président de l’Université Al Quds de Jérusalem depuis 1995.
Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs,
Ma première rencontre avec Menahem Yaari a eu lieu en  1981. Le lieu : ma maison, à l’époque dans Via Dolorosa, qui enserrait  littéralement l’arche de l’Ecce Homo, dans la vieille ville.  L’occasion : l’Ordre militaire 854. La tâche : le rapport du professeur  Yaari, compilé avec d’autres de ses collègues, sur cet Ordre et sur les  réactions palestiniennes. J’étais à l’époque président élu de  l’Association du corps enseignant de l’université de Birzeit, et à ce  titre, l’un des adversaires déclarés de cet Ordre.
L’Ordre militaire 854, comme tous ceux qui l’ont précédé  depuis juin 1967, et les autres qui vont le suivre, a été publié par le  gouverneur militaire de Cisjordanie et de la bande de Gaza, territoires  tombés sous la domination et la responsabilité d’Israël après la guerre  de Juin. Les différents ordres, émanant du ministère de la Défense  d’Israël, et découlant finalement d’une « couverture de légitimation »  par l’autorité législative de l’Etat d’Israël, la Knesset, portaient sur  les différents aspects de la vie des Palestiniens dans leur territoire.  Les Palestiniens étaient, littéralement, « soumis » à ces ordres. Le  numéro 854 en particulier traitait des activités alors en plein essor de  l’enseignement supérieur des Palestiniens qui vivaient dans ce  territoire, activités qui avaient commencé à se développer après la  guerre de Juin. S’appuyant sur la loi jordanienne existante de 1964,  relative à l’Enseignement et édictée à l’époque de sa promulgation pour  faire appliquer le système scolaire sous la compétence gouvernementale,  l’OM 854 stipulait simplement, en avançant comme justification  l’existence d’un vide juridique, qu’il fallait étendre cette loi afin de  couvrir les activités d’enseignement supérieur que les Palestiniens  avaient récemment fait évoluer, notamment toutes les questions relatives  aux établissements d’enseignement supérieur.
Un coup d’œil rapide, anodin, sur le 854 ne peut suffire  pour expliquer à un observateur non directement concerné l’ampleur de  la vague d’agitations qu’il a entraînée derrière lui, suffisante à  l’époque pour que certains qualifient cette vague d’agitations de mini intifada.  Appliqué aux universités, le 854 (s’appuyant subrepticement sur les  pouvoirs accordés aux fonctionnaires du gouvernement par la loi sur  l’Enseignement) signifiait, en théorie du moins, que  le gouverneur militaire prenait dorénavant les rênes de l’enseignement  et s’appropriait toutes les questions liées à la vie en université :  l’admission des étudiants, l’emploi des professeurs, l’approbation des  programmes universitaires, les descriptions des cours, ou les listes de  lectures. En un mot, le 854 signifiait qu’on refermait le couvercle pour  toujours sur ce qu’on entend habituellement par liberté universitaire.
L’OM 854 n’était pas une mesure « inoffensive » prise  par un fonctionnaire de l’enseignement gouvernemental militaire soucieux  de perfectionner l’organisation de l’enseignement supérieur  palestinien. « Liberté universitaire palestinienne », dans le langage politique  hébreu du gouvernement militaire d’alors, se traduit par « foyer du  nationalisme palestinien ». Et supprimer cette sorte d’engeance, ou au  moins l’endiguer - donc faire en sorte qu’elle ne  s’amplifie pas pour devenir une menace potentiellement existentielle,  c’est-à-dire à l’époque, exiger un Etat-nation indépendant -, était  considéré comme un impératif politique primordial. Agir contre la  liberté universitaire palestinienne, pour l’autorité israélienne, était  donc moins un acte contre la liberté universitaire en tant que telle,  qu’un acte intégré dans un effort politique global pour étouffer dans  l’oeuf tout sentiment nationaliste palestinien dans la zone qu’elle  contrôle, et l’anéantissement de l’OLP (Organisation pour la libération  de la Palestine) elle-même, incarnation de ce sentiment, et dont le  quartier général était alors au Liban. D’où la première invasion  israélienne du Liban en juin 1982. En complément à cette tentative  d’anéantissement de l’OLP et de ses manifestations jugées nationalistes  dans les territoires sous domination israélienne - et dans le cadre  d’une recherche à façonner pour les Palestiniens une destinée conforme à  la conception israélienne « de limitation de toute expansion,  d’étouffement » -, les décideurs politiques israéliens imaginèrent de  liquider, nominalement, leur propre gouvernement militaire pour le  remplacer par le doux nom de « administration civile ».
Le projet, grande idée d’universitaires israéliens qui  travaillaient étroitement avec le ministre Sharon, comptait sur cette  créature nouvellement nommée pour être en mesure - dans la dynamique de  la destruction de l’OLP et des ses sous-fifres locaux - d’ouvrir la voie  à une ère nouvelle. Une  ère dans laquelle une nouvelle génération de  dirigeants palestiniens originaires des campagnes, conciliants,  « lavés » de cette ambition excessivement nationaliste visant  généralement à s’associer à la cité et aux élites intellectuelles  exclusivement, se mettrait au premier plan de la politique  palestinienne, et réussirait à gérer une autonomie qui subsisterait sous  la gouvernance et les conseils bienveillants, mais distants, du  gouvernement israélien. Judicieusement, la nouvelle direction  palestinienne prendrait alors le nom de « ligues de village ». Si, dans  son jargon politique, le nationaliste prétend ne pouvoir se satisfaire  que de la création d’un Etat, une autonomie, si tant est qu’on fasse  preuve de sagesse, arrangerait sûrement une importante minorité ethnique  récemment absorbée et actuellement sous gouvernance israélienne.
Il est peu étonnant, dès lors, qu’une mini intifada  se soit déclanchée à l’époque contre les concepts israéliens, en partie  « gérée » par ce qui correspond pour les Palestiniens au milieu  universitaire israélien : la population estudiantine universitaire.  Finalement, le 854 a été abandonné, les Ligues de villages - le bébé  politique de l’administration civile - ont été démystifiées. L’OLP et le  mouvement nationaliste se sont retrouvés plus forts qu’avant. En un  sens, il est arrivé exactement l’inverse du résultat espéré et, au lieu  d’une autonomie limitée sous la gouvernance de Ligues de dirigeants  ruraux, reconnaissants, la voie s’est trouvée toute tracée pour la  grande Intifada de 1987, qui fut, avant tout, un cri  nationaliste pour la liberté, et le signe annonciateur de la solution à  deux Etats (à l’époque redoutée par Israël). Ses principaux fantassins,  dois-je ajouter aussi, n’émanaient de nulle part ailleurs que de la  population la plus rurale dont les membres, supposaient les  spécialistes, n’avaient pas « contracté » le virus nationaliste.
A ce stade, je ne serais pas le moins du monde offensé  si quelqu’un soulignait malicieusement que, quand même, en regardant le  paysage aujourd’hui, longtemps après que la poussière de ces longues  années se soit reposée, on ne trouve sûrement pas de meilleur cas de  sagesse reformulée, prouvant qu’une rose, même nommée autrement, reste  toujours une rose. En effet, il se peut qu’une telle sagesse nous  interpelle, pour nous amener à réfléchir à nouveau sur les perspectives  politiques qui se présentent à nous.
Malgré tout ce que je viens de vous dire, je ne suis pas  ici en train de me lancer dans un récit historique de ces trente  dernières années. Au contraire, j’essaie - et cela  me paraît opportun à ce forum - de soulever deux questions, ou deux  problèmes, l’une concerne la façon dont la liberté universitaire est  liée à la question plus générale de la liberté ; et l’autre, pour savoir  si, et comment, les universitaires s’engagent dans cette question  brûlante.
Cependant, afin de nous rattacher aux évènements  d’aujourd’hui, permettez-moi de faire un bon en avant de quelques  années, en fait, jusqu’en 2003, quand le professeur Yaari et moi-même  participions à l’ébauche de la déclaration de mission de l’OSIP, l’Organisation scientifique israélo-palestinienne,  dont nous sommes tous deux cofondateurs : là, le professeur Yaari avait  été catégorique, si je me souviens bien, pour garder l’OSIP hors de la  « politique », l’organisation ne désignant rien d’autre que la  construction de ponts de bonne volonté entre Israéliens et Palestiniens,  et la recherche de la paix. Le milieu universitaire doit, de son point  de vue, et probablement de celui de beaucoup d’autres, et peut-être à  juste titre dans un certain sens et dans certains cas au moins, ce  milieu doit être préservé de la politique. N’empêche que, tant en sa  qualité de président de l’Académie israélienne des Sciences et de  l’Humanité qu’en celle de membre du conseil de direction de l’OSIP, le  professeur Yaari a jugé bon, en octobre puis en novembre 2006, de  participer à la publication d’une déclaration qui soutenait le droit des  universitaires à se déplacer librement, la « Déclaration pour la  liberté de mouvement », laquelle faisait référence aux restrictions, par  des mécanismes israéliens variés, imposées aux déplacements des  étudiants et universitaires palestiniens. A l’époque, un fait  particulier concernant une étudiante - de la région de Jérusalem et  diplômée de l’université Al-Quds - qui voulait poursuivre un cursus à  l’université hébraïque éveilla l’attention des médias, et les règles de  sécurité qu’on lui opposaient étaient si manifestement absurdes que les  recteurs d’universités israéliennes eux-mêmes se regroupèrent pour  exprimer publiquement leur mécontentement
Ce n’est pas pour chercher à compliquer davantage et à  dessein le tableau que j’essaie de brosser devant vous, mais pour y  intégrer autant d’éléments pertinents que possible afin de mieux  l’évaluer, qu’il faut indiquer que la sympathie exprimée par  l’establishment universitaire d’Israël dans la "Déclaration pour la  liberté de mouvement" n’a pas connu de suite, ni par l’establishment  lui-même, ni par la Cour suprême d’Israël, quand le problème des  étudiants de Gaza qui espéraient revenir pour leurs études à  l’université de Bethléhem et qui en avaient été empêchés par l’armée,  fut soulevé en 2005. L’affaire avait été portée devant la Cour suprême,  dirigée par le président - aujourd’hui professeur - Barak, par  l’organisation israélienne des droits de l’homme Gisha. La Cour suprême à l’époque a repris l’argument de l’Etat selon lequel « les  étudiants, collectivement, représentent une population à haut risque  car beaucoup d’entre eux... peuvent être contraints par des militants de  Gaza d’agir pour le compte de ceux-ci en Cisjordanie ». C’était  dans cette période, avant l’invasion de Gaza (déc. 2008) et après le  redéploiement de l’armée en dehors de Gaza (sept. 2005), où ce que l’on  appelle aujourd’hui le « siège de Gaza » - qui conduisit finalement au  récent fiasco de la flottille de la liberté - avait déjà commencé.
Inutile de dire que les restrictions des mouvements des  Palestiniens sont, et depuis longtemps, une caractéristique de la  manière qu’a Israël de gérer et contrôler la vie palestinienne,  différents rapports sur les droits de l’homme d’aileurs nous le  rappellent, si tant est qu’on est besoin qu’on le rappelle. Une manière  qui affecte non seulement les déplacements des étudiants et des  professeurs, non seulement les personnes et les marchandises entrant ou  sortant de Gaza, ou entrant ou sortant de Cisjordanie, mais aussi les  déplacements sur les routes, telle que la Route 443 dont le cas fut jugé  récemment par un tribunal, et aussi à l’intérieur des villes et des  agglomérations en Cisjordanie elle-même, comme la manifestation d’il y a  une quinzaine de jours qui appelait à la réouverture de cette rue  commerciale fermée dans le centre ville d’Hébron, par exemple, nous le  remet en mémoire, et les appels à rouvrir la route de Ramallah à Beitin  qui furent lancés le lendemain. En effet, bien peu d’entre nous peuvent  ne pas avoir conscience de ces innombrables dédales de barrages  routiers, de clôtures, de murs, de frontières, etc. qui régentent la vie  quotidienne des Palestiniens, et restreignent leur liberté de  mouvement.
Je me souviens que, jeune garçon grandissant dans  Jérusalem-Est toujours alors sous gouvernance jordanienne, l’une des  discussions générales où, à l’école, nous nous retrouvions engagés avec  véhémence, concernait la question de la liberté. A chaque fois, lors de  ces discussions animées, qu’il était argué, « Votre liberté s’arrête là où commence celle des autres »,  à chaque fois, cette déclaration marquait comme par enchantement la fin  du débat, presque comme la cloche de l’école quand elle annonce  solennellement la fin de la classe. Cela résonnait indiscutablement  comme quelque chose de vrai à nos oreilles, comme quand l’on dit, chacun  égale chacun. En tout cas, il m’a fallu à moi un  long moment pour réaliser que l’astuce, dans ce lieu commun, résidait  moins à dire là où est la frontière entre deux personnes, qu’à dire qui  sont ces deux personnes, ou ce qu’elles représentent, ou ce qu’elles  défendent. Les calculs, je l’ai découvert en temps utile ayant eu  l’incertaine chance d’être Palestinien, sont très différents selon  qu’ils s’appliquent à des êtres humains ou à des nombres. Les identités  tribales (ou les egos) - ai-je découvert - sont souvent noyées sous des  valeurs numériques. Ceci m’amène au cœur de ce que  je veux dire ce soir, et qui se résume à un appel pour que tout ce qui  est bon dans les universités s’implique dans la politique, avant que ce  qui y est mal ne gagne le meilleur de nous tous.
Résister à l’Ordre militaire 854, comme le regretté  Isaiah Berlin (que je dois remercier publiquement à cette soirée pour  avoir signé une lettre ouverte en ma faveur, il y bien des années, pour  protester contre mon internement à la prison de Ramleh) aurait  probablement accepté de l’expliquer, était un exemple classique de quête  de la liberté dans son sens négatif, telle une « liberté issue de ».  Dans ce cas particulier, ce que les universités palestiniennes  recherchaient, c’était la levée des restrictions de leurs activités  universitaires. Cependant, comme je l’ai noté précédemment, une enquête  sur la réalité palestinienne au cours de ces années sera révélatrice  pour tous ceux qui prenaient la peine de regarder cette épaisse forêt de  restrictions de types différents, des constructions, des résidences, du  retour, des déplacements, des creusements de puits, des plantations,  des emplois, des voyages, etc. Il est clair, du point de vue  palestinien, que toutes ces diverses restrictions forment un tout, que  pour ne pas les voir, il faudrait - pour extrapoler sur cette image -  s’enterrer la tête dans le sable, ce que même les autruches, ai-je  appris, ne font pas.
Comme j’essaie de le montrer, ces restrictions sont  certainement conçues à partir de l’idée inverse - tout à fait  dans la  manière israélienne - ou dans le cadre d’une politique globale envers  les Palestiniens, que nous pouvons peut-être décrire pour être le moins  offensant comme une politique de « domination par l’étouffement ».  Chercher à lever ces restrictions de la part de ceux qui les subissent  pouvait alors être compris comme une condition préalable pour un certain  accomplissement de soi-même, ou une prise de conscience de soi-même -  ce que Berlin aurait pu décrire comme une situation de liberté prise  dans son sens positif, ou comme une « liberté vers ».  Dans le cas palestinien, un moyen de le réaliser aurait pu être  l’autodétermination dans son sens classique, ou un Etat avec des  frontières découlant d’une certaine manière de leur légitimité, à partir  d’un certain consensus international, ou d’une résolution. Que cela ne  soit plus possible n’est pas du tout évident. Que cela soit en tout cas  la meilleure option compte tenu des faits qui évoluent insensiblement  dans un cadre plus large l’est encore moins. En attendant cependant, la  question sous-jacente de la domination israélienne sur les Palestiniens  ne va pas disparaître. Ici, nous avons un exemple simple d’échelle de  dévoiement où le poids (ou la force) d’un ego compte plus que sa valeur  numérique. Et même si l’on voulait s’en tenir à estimer, dans ce  prétendu truisme, l’endroit où commence et où finit la liberté, il  serait nécessaire de se défaire de grandes parties de son ego tribal de  sorte que les valeurs numériques redeviennent ce qu’elles sont, et que  l’échelle de justice soit à nouveau équilibrée ; ou alors, si l’on reste  attaché à ces grandes portions de nous-mêmes, on renonce tout  simplement, finalement, à ce lieu commun (et à la justice). Choisir  cette dernière orientation, cela va sans dire, signifierait choisir de  vivre dans un état de guerre permanent.
Mais comment tout cela se porte-t-il sur le rôle du  milieu universitaire en politique ? Je dois admettre que, de retour Via  Dolorosa en 1981, le temps où Menahem Yaari me rendait visite, je  commençais juste moi-même à relier les deux, la liberté universitaire et  la politique. Depuis, je n’ai pu les séparer. Ainsi, même  alors où j’étais engagé dans la co-fondation de l’OSIP, dans  l’incitation à la coopération universitaire israélo-palestinienne et  dans l’opposition aux appels à boycotter les universités israéliennes,  j’agissais en croyant vraiment que la construction de ponts pour une  coopération universitaire entre les deux côtés faisait autant partie de  la construction d’un réseau de ces mêmes ponts entre les membres du  conseil de direction eux-mêmes, et qu’on parviendrait à une paix  équitable dans le processus  ; tout comme la politique diamétralement opposée des  restrictions de la liberté universitaire fait partie intégralement d’une  restriction de tout un ensemble de libertés, et comme elle pratique,  via ces restrictions, la politique injuste d’étouffement d’un côté sur  l’autre côté. Le fait est qu’une pièce monétaire, par exemple, ne garde  pas sa valeur, ou alors elle la garde à condition que l’un de ses deux  côtés soit totalement effacé - une situation qui est venue planer sur  nos têtes, comme un nuage noir, ces dernières années, pour remplacer une  période d’espoir.
Surtout, ce tableau plus vaste est resté inchangé,  laissant l’université israélienne confrontée au même terrain politique  qu’auparavant : l’appel à construire des ponts universitaires peut, soit  s’intégrer dans un appel plus large pour remplacer les murs par des  ponts - c’est-à-dire pour lever toutes ces restrictions des libertés  qui, ensemble, deviennent une politique d’étouffement -, soit, en tant  que « réalisation isolée », ou en tant qu’effort de rapprochement de  l’un seulement des côtés de la pièce, être considéré comme un élément de  la politique d’étouffement elle-même - simplement en présentant cet  étouffement comme quelque chose de normal ou en tout cas de « vivable »  ou d’acceptable en l’état des choses. Mais cela, l’appel ne le peut pas  non plus, objectivement parlant. Et on ne peut s’attendre à ce genre de  réaction à son égard du côté palestinien, dans l’un et l’autre cas.
Sans doute, cette même logique s’applique-t-elle  (c’est-à-dire, devrait s’appliquer) au réseau universitaire  international d’Israël, bien que nécessairement avec quelque contorsion  étant donné que c’est ici que le milieu universitaire international  débat, de temps en temps, pour savoir si le boycott de ses homologues  israéliens est nécessaire, utile ou doit être demandé à tous. Tout  à fait honnêtement et alors que je pense à beaucoup de situations et de  cas où le milieu universitaire ne doit pas être l’otage du politique,  l’acte de fermer les yeux sur les inégalités humaines ou les violations  des droits humains, ne doit pas rentrer dans ces situations.  Ici, par conséquent, je voudrais une fois encore faire valoir qu’une  politique de rapprochement dans le domaine universitaire doit être  proportionnée à sa contrepartie parallèle sur le terrain politique - que  le milieu universitaire israélien, étant aidé, doit, en principe au  moins, s’opposer clairement à une politique de domination par  l’étouffement. Se positionner en de telles circonstances en faveur de  l’abstraction de la politique revient absolument et tout compte fait à  tolérer - pour le moins - ce genre particulier de politique négative.  Comme mon ancien collègue, qui était favorable à une solution à deux  Etats, Ami Ayalon, le répétait inlassablement autrefois en citant Edmund  Burke, et en ayant à l’esprit des scénarios bien pires que ceux qui ont  soufflé initialement cette déclaration à Burke : après tout, tout ce qu’il faut pour que le mal triomphe, c’est que les gens de bien ne fassent rien.  Je ne dis pas ici qu’il faut déclarer soudain des guerres entre ceux  qui ont un certain point de vue et ceux qui en ont un autre, mais je  crois que la question doit au moins être débattue ouvertement et  objectivement entre les universitaires israéliens et leurs homologues  internationaux, de même qu’entre les universitaires israéliens  eux-mêmes. Après tout, on l’examine, on l’explique ou on la justifie ;  et quoi qu’on décide à son sujet, on ne peut faire comme si elle - cette  situation de domination par l’étouffement, de déni de la liberté -  n’existait pas.
Rechercher le démantèlement de la structure de  « domination par l’étouffement », ce qui est la véritable question pour  les « bons » chez les universitaires, ne consiste pas, à mon sens, de  décider si on est du côté de l’étouffement ou de celui de la liberté. Au  contraire, être du côté de la liberté c’est décider si elle peut encore  donner un sens à une action en faveur d’une solution à deux Etats, ou  s’il serait plus sensé de commencer à penser et à œuvrer pour des  solutions fédéralistes ou intégrationnistes. Des solutions comme celles -  avec les modifications indispensables à y apporter - que proposaient il  y a quelques années Meron Benvinisti, Haim Hanegbi (ou même Moshe Arens  plus récemment), ou bien, des années avant cela, des intellectuels  avisés comme Martin Buber et Judah Magnes - ancien recteur et président  de l’université hébraïque alors naissante. Un nouveau regard sur le Minority Report  pour la partition de l’Inde - proposé à la même époque que la célèbre  résolution 181 pour la partition de la Palestine - pourrait bien aussi  être instructif à ce stade. Mon point de vue globalement, c’est qu’on ne  peut vraiment pas s’attendre à ce qu’un véhicule hors d’usage se mette à  tourner sans problème simplement en le poussant ou même en changeant  uniquement ses pneus crevés. Il faut réparer chaque dysfonctionnement  avant de pouvoir compter que le véhicule soit capable de rouler.  Peut-être que ceci nous apprend que l’une des actions de base pour la  collaboration entre universitaires requiert alors de leur part de  devenir mécaniciens.
 Revenons au départ, au 854, et à la visite à mon  domicile du professeur Yaari en 1981. Il se peut que cela vaille la  peine d’évoquer, à titre d’observations finales, une lettre qui a été  reçue au Balliol College d’Oxford près d’une année avant, en 1980, par  William Newton-Smith, alors secrétaire de la Faculté de philosophie  d’Oxford, et envoyée de Prague, alors en Tchécoslovaquie. Dans cette  lettre, on lui demandait si les professeurs de philosophie britanniques  pouvaient venir dans ce pays aider à l’enseignement des élèves qui  n’étaient pas autorisés à se rendre à l’étranger pour leurs études de  philosophie. La lettre marquait ainsi le début de ce qui fut appelé plus  tard « l’université clandestine » - un programme impliquant de nombreux  professeurs de différentes disciplines, dont des personnalités telles  que Stuart Hampshire, Iris Murdoch, Tom Stoppard, Harold Pinter, et  Yehudi Menuhin, dont certains commencèrent à se rendre dans ce pays pour  y donner leurs cours dans des sous-sols exigus, des chaufferies et de  minuscules appartements. Certains, comme le principal de Balliol,  Anthony Kenny, moins chanceux, furent rapidement expulsés du pays dès  leur arrivée. Enfin, en octobre 1990, après l’effondrement non seulement  des murs et des barrières, mais aussi des structures politiques tout  entières, Vaclav Havel put officiellement inaugurer le « Jan Hus  Educational Trust », véhicule grâce auquel l’université dite clandestine  avait aidé à fonctionner durant ces années difficiles. A cet égard, je  dois reconnaître que des universitaires israéliens, à peu près à la même  époque, ont cherché à aider les institutions universitaires  palestiniennes, comme Birzeit, quand celles-ci se trouvèrent assiégées  par les autorités israéliennes, et reconnaître aussi que d’autres, comme  notre ami Menahem Yaari, ne sont pas restés les bras croisés alors que  le nœud coulant se resserrait autour de nos cous universitaires.
En conclusion, il est clair que la question n’est pas  que les universitaires, contrairement aux créatures de Dieu, ne peuvent  d’une façon ou d’une autre se soustraire à leurs contextes politiques.  La question est plus, pour reprendre Périclès, de savoir si une  véritable démocratie peut se permettre d’avoir de tels universitaires en  son sein. 
Ndt : La position de Sari Nusseibeh, exposée ici devant un parterre d’universitaires sionistes, doit être appréciée par rapport à son oppositon antérieure à tout boycott universitaire et culturel d’Israël, voir : "Boycotter Israël" de Peter Beaumont - The Observer.
Voir également :
Ndt : La position de Sari Nusseibeh, exposée ici devant un parterre d’universitaires sionistes, doit être appréciée par rapport à son oppositon antérieure à tout boycott universitaire et culturel d’Israël, voir : "Boycotter Israël" de Peter Beaumont - The Observer.
Voir également :
                5 juillet 2010 - Université Al-Quds - traduction : JPP